Mot-clefJacqueline Pigeot

tra­duc­teur ou tra­duc­trice

Ôgai, «Le Testament d’Okitsu Yagoemon, “Okitsu Yagoemon no isho”»

dans « [Nouvelles japonaises]. Tome I. Les Noix, la Mouche, le Citron (1910-1926) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 155-175

dans «[Nou­velles ja­po­naises]. Tome I. Les Noix, la Mouche, le Ci­tron (1910-1926)» (éd. Ph. Pic­quier, Arles), p. 155-175

Il s’agit du «Tes­ta­ment d’Okitsu Ya­goe­mon» («Okitsu Ya­goe­mon no isho» 1) de Mori Ôgai 2, mé­de­cin mi­li­taire, haut fonc­tion­naire, ro­man­cier. Au­cun in­tel­lec­tuel de l’ère Meiji ne ré­sume peut-être mieux qu’Ôgai les chan­ge­ments in­ces­sants d’intensité qui bou­le­ver­sèrent la so­ciété ja­po­naise en l’espace de quelques dé­cen­nies, entre la fin du XIXe siècle et le dé­but du sui­vant. L’œuvre d’Ôgai et les évé­ne­ments mêmes de sa vie peuvent être lus comme un té­moi­gnage du pro­ces­sus dou­lou­reux qui trans­forma le pays d’un ré­gime semi-féo­dal, tel qu’il était en­core à la chute du shô­gu­nat, en une na­tion ca­pable de ri­va­li­ser de plain-pied avec les puis­sances mon­diales. Se re­trouvent chez lui tous les traits ty­piques de «l’homme nou­veau» de Meiji par­tagé entre ser­vice scru­pu­leux de l’État, hé­ri­tage de la mo­rale du passé et en­goue­ment pour les mo­dèles de pen­sée im­por­tés d’Europe. Son sé­jour d’étude en Al­le­magne, ainsi que les ar­rêts qu’il fit en France, coïn­ci­dèrent avec sa dé­cou­verte d’une autre concep­tion des connais­sances hu­maines : «Tout ce qui est hu­main [trouve] comme un écho en nous; de sorte que, si des idées nou­velles, des théo­ries nou­velles sur­gissent sur la scène du monde et y de­viennent ac­tives, dans la me­sure où la plus no­va­trice même de ces théo­ries est le pro­duit des connais­sances hu­maines… aussi ex­tra­va­gante soit-[elle], nous en nous en por­tons, peu ou prou, les germes au cœur de nos [propres] pen­sées» 3. De re­tour au Ja­pon, l’engagement constant d’Ôgai à dif­fu­ser lit­té­ra­tures, sciences et phi­lo­so­phies étran­gères montre quelle em­preinte in­ef­fa­çable l’universalisme eu­ro­péen avait lais­sée en ce des­cen­dant d’une li­gnée de sa­mou­raïs. Ses lourdes obli­ga­tions pro­fes­sion­nelles (il cu­mula les fonc­tions d’inspecteur gé­né­ral des Ser­vices de santé et de di­rec­teur du Bu­reau mé­di­cal du mi­nis­tère de l’Armée de terre) ne l’empêchèrent pas de se dé­vouer, avec le plus noble es­prit d’altruisme et une éner­gie in­fa­ti­gable, à la tra­duc­tion d’innombrables nou­velles, poé­sies, pièces de théâtre : Dau­det, Gœthe, Schnitz­ler, Schmidt­bonn, Heine, Le­nau, By­ron, Poe, Ib­sen, Strind­berg, Kouz­mine, Tour­gué­niev, Ler­mon­tov, An­dreïev, Dos­toïevski, Tol­stoï… «À pré­sent», se fé­li­cita-t-il 4, «la lit­té­ra­ture raf­fi­née de l’Ouest est en­trée dans nos terres en même temps que ses prin­cipes phi­lo­so­phiques ul­times». Bien que fi­dèle au ré­gime im­pé­rial, Ôgai en sou­hai­tait l’évolution. Il par­ta­geait l’inquiétude et dé­fen­dait l’audace des in­tel­lec­tuels, comme en té­moignent son pam­phlet «La Tour du si­lence» («Chim­moku no tô» 5) et les conseils qu’il osa don­ner à Hi­raide Shû, l’avocat des ac­cu­sés de l’affaire Kô­toku qui, comme l’affaire Drey­fus en France, sus­cita la ré­pro­ba­tion gé­né­rale. Il fut, en­fin, le pre­mier grand au­teur du Ja­pon mo­derne.

  1. En ja­po­nais «興津弥五右衛門の遺書». Haut
  2. En ja­po­nais 森鷗外. De son vrai nom Mori Rin­tarô (森林太郎). Haut
  3. «Chaos; trad. Em­ma­nuel Lo­ze­rand». Haut
  1. «“Shi­ga­rami zô­shi” no koro»(«「柵草紙」のころ»), c’est-à-dire «Le Ter­ri­toire propre de “Notes à contre-cou­rant”», in­édit en fran­çais. Haut
  2. En ja­po­nais «沈黙の塔». Par­fois trans­crit «Chin­moku no tô». Haut

Chômei, «Notes sans titre, “Mumyôshô” : propos sur les poètes et la poésie»

éd. Le Bruit du temps, Paris

éd. Le Bruit du temps, Pa­ris

Il s’agit de Kamo no Chô­mei 1, es­sayiste et moine ja­po­nais (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Vers sa ving­tième an­née, étant de­venu or­phe­lin, il per­dit en même temps l’espoir d’hériter de l’office pa­ter­nel — ce­lui de gar­dien du fa­meux temple de Kamo, à Kyôto. Il se voua, dès lors, à la poé­sie et à la mu­sique. Vers sa trente-cin­quième an­née, fort du suc­cès que rem­porta au­près de l’Empereur son re­cueil poé­tique, le «Re­cueil de Chô­mei» («Chô­mei-shû» 2), il re­prit l’espoir de se pro­cu­rer la fonc­tion de son père; mais il man­quait de sou­tiens, et les in­trigues de la Cour l’éloignèrent dé­fi­ni­ti­ve­ment de la suc­ces­sion et du pa­lais. Cette dé­cep­tion per­son­nelle, ainsi que les dé­sastres et les ca­la­mi­tés qui vinrent frap­per le Ja­pon au même mo­ment (grand in­cen­die de Kyôto en 1177, épou­van­tables fa­mines sui­vies d’épidémies en 1181-1182, trem­ble­ment de terre en 1185), furent au­tant d’occasions pour Chô­mei de res­sen­tir l’instabilité des choses hu­maines, les­quelles lui fai­saient pen­ser «à la ro­sée sur le li­se­ron du ma­tin… : la ro­sée a beau de­meu­rer, elle ne dure ja­mais jusqu’au soir» 3. «Au fond, toutes les en­tre­prises hu­maines sont stu­pides et vaines», se dit-il 4; et au mi­lieu de ces hor­reurs, s’étant rasé la tête, il se re­tira dans une pe­tite ca­bane de dix pieds car­rés, sur le mont Hino 5. Et même si, sur l’invitation du shô­gun Sa­ne­tomo, son frère en poé­sie et en mal­heur, il alla pas­ser un peu de temps à Ka­ma­kura, il re­vint bien vite à la so­li­tude de son er­mi­tage. C’est là qu’il com­posa ses trois grands es­sais : 1º «Notes sans titre» («Mu­myô-shô» 6), livre de cri­tique poé­tique; 2º «His­toires de conver­sion» («Hos­shin­shû» 7), ou­vrage d’édification boud­dhique, plein d’anecdotes sur les per­sonnes en­trées en re­li­gion et ayant re­noncé au siècle; et sur­tout 3º «Notes de ma ca­bane de moine» («Hôjô-ki» 8), jour­nal in­time mé­di­tant sur la va­nité du monde («mujô» 9) et le ca­rac­tère éphé­mère de tout ce qui existe. Cette der­nière œuvre, mal­gré sa taille mo­deste, de­meure un des grands chefs-d’œuvre du genre «zui­hitsu» 10es­sais au fil du pin­ceau») : «Après les “Notes de l’oreiller” et en at­ten­dant le “Ca­hier des heures oi­sives”, il consti­tue [un] des meilleurs livres d’impressions que nous ait lais­sés la lit­té­ra­ture ja­po­naise», ex­plique Mi­chel Re­von. «Chô­mei ne se contente pas de no­ter, à la for­tune du pin­ceau, des ob­ser­va­tions ou des pen­sées dis­pa­rates, il veut phi­lo­so­pher, écrire d’une ma­nière sui­vie… Et son char­mant écrit, si dé­nué de toute pré­ten­tion, n’en de­vient pas moins un ex­posé ma­gis­tral de la sa­gesse pes­si­miste.»

  1. En ja­po­nais 鴨長明. Au­tre­fois trans­crit Tchô­mei ou Chou­mei. Chô­mei est la lec­ture à la chi­noise des ca­rac­tères 長明, qui se lisent Na­gaa­kira à la ja­po­naise. On di­sait, pa­raît-il, Na­gaa­kira à l’époque de l’auteur; mais l’usage en a dé­cidé au­tre­ment. Haut
  2. En ja­po­nais «長明集», in­édit en fran­çais. Haut
  3. «Notes de ma ca­bane de moine», p. 12. Haut
  4. id. p. 14. Haut
  5. En ja­po­nais 日野山. Haut
  1. En ja­po­nais «無名抄». Au­tre­fois trans­crit «Mou­miôçô». Haut
  2. En ja­po­nais «発心集». Haut
  3. En ja­po­nais «方丈記». Au­tre­fois trans­crit «Hôd­jôki», «Hô­ziôki» ou «Hou­jouki». Haut
  4. En ja­po­nais 無常. Haut
  5. En ja­po­nais 随筆. Au­tre­fois trans­crit «zouï-hit­sou». Haut

mère de Fujiwara no Michitsuna, «Mémoires d’une éphémère (954-974)»

éd. Collège de France-Institut des hautes études japonaises, coll. Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaises, Paris

éd. Col­lège de France-Ins­ti­tut des hautes études ja­po­naises, coll. Bi­blio­thèque de l’Institut des hautes études ja­po­naises, Pa­ris

Il s’agit du «Jour­nal d’une éphé­mère». Ce genre d’écrits in­times qui tient tant de place dans la lit­té­ra­ture fé­mi­nine du Ja­pon, je veux dire le «nikki» («jour­nal»), fut inau­guré (chose étrange!) par un homme, Ki no Tsu­rayuki 1, poète et cri­tique, qui ve­nait d’exercer, pen­dant cinq ans, les fonc­tions de pré­fet de la pro­vince de Tosa. Dans son «Tosa nikki» 2Jour­nal de Tosa»), ré­digé en 935 apr. J.-C., il ra­con­tait dans une prose ex­quise, en­tre­mê­lée de poé­sies, son voyage de re­tour à la ca­pi­tale. Mais le prin­ci­pal in­té­rêt de son jour­nal était ailleurs : tout le se­cret en était, en ef­fet, dans la pre­mière phrase, où l’auteur fai­sait le choix de l’écriture ja­po­naise, qu’on ap­pe­lait com­mu­né­ment «on­nade» 3main de femme»), par op­po­si­tion à l’écriture chi­noise, qu’on ap­pe­lait com­mu­né­ment «oto­kode» 4main d’homme»). C’est non seule­ment en «on­nade» qu’il écri­vit son jour­nal, mais aussi dans la langue même que pra­ti­quaient les femmes, dé­mon­trant de la sorte que cette langue par­ve­nait à ex­pri­mer par­fai­te­ment, si­non les concepts abs­traits de l’écriture chi­noise, du moins les mou­ve­ments dé­li­cats du cœur, com­muns à toute l’humanité : «[D’un pays à l’autre], le lan­gage certes dif­fère», dit le «Jour­nal de Tosa» 5, «mais puisque pa­reil à coup sûr est le clair de lune, pour­quoi n’en se­rait-il de même du cœur hu­main?» Les dames de la Cour ja­po­naise ne tar­dèrent pas à en­tendre cette le­çon, et cloî­trées comme elles étaient dans leurs chambres, où elles avaient as­sez de loi­sir pour lire et pour son­ger à leurs mal­heurs, elles se mirent à no­ter leurs tristes pen­sées sous forme de jour­nal. La vio­lence des émo­tions dont elles étaient suf­fo­quées, et qu’elles ne pou­vaient pas dire à haute voix, éclata bien­tôt en un feu d’artifice comme on n’en vit ja­mais de sem­blable dans la lit­té­ra­ture uni­ver­selle. Se sui­virent à quelques an­nées d’intervalle : le «Ka­gerô (no) nikki» 6Jour­nal d’une éphé­mère»); le «Mu­ra­saki-shi­kibu nikki» 7Jour­nal de Mu­ra­saki-shi­kibu»); l’«Izumi-shi­kibu nikki» 8Jour­nal d’Izumi-shikibu»); le «Sa­ra­shina nikki» 9Jour­nal de Sa­ra­shina»); le «Jô­jin-ajari (no) haha no shû» 10Jour­nal de la mère du ré­vé­rend Jô­jin»); en­fin le «Sa­nuki no suke (no) nikki» 11Jour­nal de la dame d’honneur Sa­nuki»).

  1. En ja­po­nais 紀貫之. Au­tre­fois trans­crit Tsou­rayouki. Haut
  2. En ja­po­nais «土佐日記». Au­tre­fois trans­crit «Toça nikki» ou «Tossa nikki». Haut
  3. En ja­po­nais 女手. Par­fois trans­crit «won­nade». Haut
  4. En ja­po­nais 男手. Par­fois trans­crit «wo­to­kode» ou «wo­toko no te». Haut
  5. p. 36-37. Haut
  6. En ja­po­nais «蜻蛉日記». Au­tre­fois trans­crit «Ka­gherô nikki». Haut
  1. En ja­po­nais «紫式部日記». Au­tre­fois trans­crit «Mou­ra­çaki Shi­ki­bou niki» ou «Mou­ra­saki Shi­ki­bou nikki». Haut
  2. En ja­po­nais «和泉式部日記». Au­tre­fois trans­crit «Izoumi-shi­ki­bou nikki». Haut
  3. En ja­po­nais «更級日記». Haut
  4. En ja­po­nais «成尋阿闍梨母集». Haut
  5. En ja­po­nais «讃岐典侍日記», in­édit en fran­çais. Au­tre­fois trans­crit «Sa­nouki no souké no nikki». Haut