Nguyễn Du, « Kim-Vân-Kiêu »

éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’, Pa­ris

Il s’agit du «Kim-Vân-Kiều» 1 (XIXe siècle), poème de plus de trois mille vers qui montrent l’ viet­na­mienne dans toute sa sen­si­bi­lité, sa pu­reté et son ab­né­ga­tion, et qui comptent parmi les plus re­mar­quables du . «Il faut sus­pendre son souffle, il faut mar­cher avec pré­cau­tion pour être en me­sure de sai­sir [leur] beauté, tel­le­ment ils sont gra­cieux, jo­lis, gran­dioses, splen­dides», dit un écri­vain mo­derne 2. Leur au­teur, Nguyễn Du 3, laissa la ré­pu­ta­tion d’un mé­lan­co­lique et ta­ci­turne. Man­da­rin mal­gré lui, il rem­plis­sait les de sa charge aussi bien ou même mieux que les autres, mais il resta, au fond, étran­ger aux am­bi­tions. Son grand fut de se re­ti­rer dans la de son vil­lage; son grand fut de ca­cher ses ta­lents : «Que ceux qui ont du ta­lent ne se glo­ri­fient donc pas de leur ta­lent!», dit-il 4. «Le mot “tài” [ta­lent] rime avec le mot “tai” [mal­heur].» Au cours de la ma­la­die qui lui fut fa­tale, Nguyễn Du re­fusa tout mé­di­ca­ment, et lorsqu’il ap­prit que ses pieds étaient déjà gla­cés, il dé­clara dans un sou­pir : «C’est bien ainsi!» Ce furent ses der­nières pa­roles. Le mé­rite in­com­pa­rable du «Kim-Vân-Kiều» n’a pas échappé à l’attention de Phạm Quỳnh, ce­lui des cri­tiques viet­na­miens du siècle der­nier qui a mon­tré le plus d’érudition et de jus­tesse dans ses opi­nions lit­té­raires, dont une, en par­ti­cu­lier, est de­ve­nue cé­lèbre : «Qu’avons-nous à craindre, qu’avons-nous à être in­quiets : le “Kiều” res­tant, notre reste; notre langue res­tant, notre pays reste» 5.

l’âme viet­na­mienne dans toute sa sen­si­bi­lité, sa pu­reté et son ab­né­ga­tion

Kiều, hé­roïne du «Kim-Vân-Kiều», est une jeune fille de seize ans qui, pour sau­ver son père, des­cend par étapes dans la dé­chéance et dans la pros­ti­tu­tion, avant de re­trou­ver l’ vé­ri­table. Aujourd’hui en­core, l’ de ses mal­heurs conti­nue à tou­cher tous les lec­teurs, même les plus in­sen­sibles et les plus re­froi­dis, et il n’est pas un seul au cœur de qui elle ne ré­veille un écho d’ tendres. Je crois que ce tient à deux choses. 1º Le du «Kim-Vân-Kiều», qui s’inscrit dans les plus pures tra­di­tions po­pu­laires du par le réa­lisme et par la dé­li­ca­tesse des ex­pres­sions : «Les chants des vil­la­geois m’ont ap­pris le par­ler du jute et du mû­rier», dit Nguyễn Du dans un autre poème 6. 2º Les pay­sages du «Kim-Vân-Kiều», qui unissent in­ten­sé­ment la à l’âme et l’âme à la na­ture : «Les ro­seaux pres­saient leurs cimes égales au souffle rauque de la bise. Toute la tris­tesse d’un d’automne sem­blait ré­ser­vée à un seul être [c’est-à-dire à Kiều]. Le long des étapes noc­turnes, alors qu’une clarté tom­bait du fir­ma­ment ver­ti­gi­neux et que les loin­tains se per­daient dans un océan de brume, la lune qu’elle voyait lui fai­sait de ses ser­ments de­vant les fleuves et les monts» 7. Même la lé­gende a idéa­lisé la com­po­si­tion du «Kim-Vân-Kiều». Se­lon elle, Nguyễn Du, par une de , acheva son poème en une seule , mais l’effort in­tel­lec­tuel qu’il dé­pensa fut tel, que le len­de­main ses che­veux étaient de­ve­nus blancs.

Il n’existe pas moins de huit tra­duc­tions fran­çaises du «Kim-Vân-Kiều», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de MM. Xuân Phuc 8 et Xuân Viêt.

«Trăm năm trong cõi người ta,
Chữ tài chữ mệnh khéo là ghét nhau.
Trải qua một cuộc bể dâu,
Những điều trông thấy mà đau đớn lòng.
Lạ gì bỉ sắc tư phong,
Trời xanh quen thói má hồng đánh ghen.»
— Dé­but dans la langue ori­gi­nale

«En cent ans, dans ces li­mites de l’humaine , comme ta­lent et des­ti­née se plaisent à s’affronter! À tra­vers tant de bou­le­ver­se­ments — mers de­ve­nues champs de mû­riers —, que de spec­tacles à frap­per dou­lou­reu­se­ment le cœur! Oui, telle est la loi : nul qui ne doive être chè­re­ment payé; et le ciel ja­loux a cou­tume de s’acharner sur le des­tin des joues roses.»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de MM. Xuân Phuc et Xuân Viêt

«Cent an­nées, dans cette li­mite de notre hu­maine,
Ce qu’on dé­signe par le mot ta­lent et ce qu’on dé­signe mot par le mot “des­ti­née”, com­bien ces deux choses se montrent ha­biles à s’exclure (à se haïr);
Ayant tra­versé une pé­riode que les ap­pellent le mis par les mers à se trans­for­mer en champs de mû­riers, et ré­ci­pro­que­ment, les champs de mû­riers — en mers,
Les choses que j’ai m’ont fait souf­frir (ont en­do­lori mon cœur).
Quoi de sur­pre­nant dans cette loi des com­pen­sa­tions qui veut que l’abondance ne se ma­ni­feste quelque part que comme pen­dant d’une pé­nu­rie qui se ma­ni­feste autre part?
Le ciel bleu a contracté l’habitude de li­vrer avec les joues roses le com­bat de la ja­lou­sie.»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Nguyễn Văn Vĩnh (éd. Alexandre-de-Rhodes, Ha­noï)

«De tout temps, parmi les hommes,
Le ta­lent et la beauté — chose étrange! — furent .
J’ai par­couru dans la vie l’ d’une gé­né­ra­tion,
Et tout ce que j’y ai vu m’a fait souf­frir dans mon cœur!
Par quel étrange mys­tère en­vers les uns avare, en­vers les autres pro­digue,
Le ciel a-t-il pour cou­tume de ja­lou­ser les belles ?»
— Dé­but dans la tra­duc­tion d’Abel des Mi­chels (XIXe siècle)

«Cent an­nées, le temps d’une vie hu­maine, champ clos
Où, sans merci, des­tin et ta­lent s’affrontent
L’océan gronde là où ver­doyaient les mû­riers
De ce monde le spec­tacle vous étreint le cœur
Pour­quoi s’étonner? Rien n’est donné sans contre­par­tie
Le ciel bleu sou­vent s’acharne sur les beau­tés aux joues roses»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Nguyễn Khắc Viện (éd. L’Harmattan, Pa­ris-Mont­réal)

«Cent ans — le maxi­mum d’une hu­maine ! —
S’écoulent ra­re­ment sans qu’avec per­sis­tance
Et comme si le sort ja­lou­sait leur bon­heur,
Sur les gens de ta­lent s’abatte le mal­heur.
Su­bis­sant l’âpre loi de la mé­ta­mor­phose,
On voit naître et mou­rir si vite tant de choses!
Bien peu de temps suf­fit pour que fa­ta­le­ment
Sur­viennent ici-bas d’étranges chan­ge­ments,
Pour que, des verts mû­riers, la prenne la place
Tan­dis que, de­vant eux, ailleurs elle s’efface!
, dans un temps si court, ce que l’observateur
Peut bien voir ne sau­rait qu’endolorir son cœur :
Que de fois j’ai noté cette loi si cruelle
De com­pen­sa­tion, en de la­quelle
Tout être, sur un point, n’a de grande va­leur
Qu’à la condi­tion d’en man­quer par ailleurs!
Iné­luc­ta­ble­ment, il doit par l’infortune
Ra­che­ter vertu rare ou grâce peu com­mune!
Le ciel bleu, chaque jour, exerce son cour­roux,
Comme si leur éclat l’avait rendu ja­loux
Sur les jeunes beau­tés, dont le rose vi­sage
Par ses charmes pa­raît lui por­ter quelque om­brage!»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de René Crays­sac (éd. Le-Van-Tan, Ha­noï)

«Cent ans, à peine, bornent notre exis­tence, et pour­tant, quelle lutte amère de nos et du des­tin! Le temps fuit, les mû­riers couvrent la mer conquise… Mais que de spec­tacles à bri­ser nos cœurs! Étrange loi! Rien à l’un, tout à l’autre, et ta haine, ciel bleu, qui pour­suit les joues roses!»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Mar­cel Robbe (éd. Alexandre-de-Rhodes, Ha­noï)

«Cent ans, dans l’existence hu­maine,
Com­bien ta­lent et des­tin se haïssent!
À tra­vers l’alternance de mers et de champs de mû­riers,
Le spec­tacle du monde blesse le cœur!
Qu’on ne s’étonne pas de la loi de com­pen­sa­tion
Que fait ré­gner le ciel ja­loux de la beauté des !»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Lê Thành Khôi (dans «His­toire et de la des à nos jours», éd. Les Indes sa­vantes, Pa­ris)

«Dans les cent ans d’une vie hu­maine,
Comme ta­lent et des­tin se vouent de la haine.
À tra­vers les bou­le­ver­se­ments in­ces­sants,
Les évé­ne­ments me font souf­frir dou­lou­reu­se­ment.
Ha­bi­tuel­le­ment, comme entre abon­dance et pé­nu­rie,
Aux joues roses, le ciel bleu ne ma­ni­feste que de la ja­lou­sie.»
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Đông Phong 9 (éd. élec­tro­nique)

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  1. Par­fois trans­crit «Kim-Van-Kiéou» ou «Kim Ven Kièou». Outre cette ap­pel­la­tion com­mu­né­ment em­ployée, le «Kim-Vân-Kiều» porte en­core di­vers titres, se­lon les édi­tions, tels que : «Truyện Kiều» («His­toire de Kiều») ou «Đoạn Trường Tân Thanh» («Le Cœur brisé, ver­sion»). Icône Haut
  2. M. Hoài Thanh. Icône Haut
  3. Au­tre­fois trans­crit Nguyên Zou. À ne pas confondre avec Nguyễn Dữ, l’auteur du «Vaste Re­cueil de lé­gendes mer­veilleuses», qui vé­cut deux siècles plus tôt. Icône Haut
  4. p. 173. Icône Haut
  5. En viet­na­mien «Có gì mà sợ, có gì mà lo : “Truyện Kiều” còn, tiếng ta còn; tiếng ta còn, nước ta còn». Icône Haut
  1. Le poème «Thanh Minh Ngẫu Hứng» («Jour de pure clarté»). Icône Haut
  2. p. 77. Icône Haut
  3. Pseu­do­nyme de M. Paul Schnei­der. Icône Haut
  4. Pseu­do­nyme de M. Nguyễn Tấn Hưng. Icône Haut