Mot-clefEurope de l’Est

su­jet

Doubnov, « Le Livre de ma vie : souvenirs et réflexions, matériaux pour l’histoire de mon temps »

éd. du Cerf, coll. Histoires-Judaïsmes, Paris

éd. du Cerf, coll. His­toires-Ju­daïsmes, Pa­ris

Il s’agit du « Livre de ma vie : sou­ve­nirs et ré­flexions, ma­té­riaux pour l’histoire de mon temps »1 de Si­mon Doub­nov2, l’un des plus grands his­to­riens du ju­daïsme (XIXe-XXe siècle). La vie de cet homme, né du temps des po­gromes russes et mort dans les camps de la bar­ba­rie na­zie, est celle de toute une gé­né­ra­tion de Juifs de l’Europe orien­tale. Qu’au mi­lieu du car­nage et « du fond du gouffre », comme il le dit lui-même3, cet homme ait songé à des tra­vaux his­to­riques de grande en­ver­gure, cela peut pa­raître étrange. Mais cela té­moigne sim­ple­ment de la pé­ren­nité de l’Esprit, de sa vi­va­cité dans la mort. Doub­nov avait une hau­teur de sen­ti­ments, une élé­va­tion de pen­sées, une piété qui l’obligeaient à cher­cher l’indestructible au mi­lieu des des­truc­tions ; il di­sait comme Ar­chi­mède au sol­dat ro­main : « Ne dé­range pas mes cercles ! » « Que de fois », dit Doub­nov4, « la dou­leur cau­sée par les brû­lants sou­cis quo­ti­diens a été apai­sée par mes rêves ar­dents du mo­ment où un gran­diose édi­fice [c’est-à-dire l’“Histoire uni­ver­selle du peuple juif”5] s’élèverait, et où ces mil­liers de faits et de com­bi­nai­sons se mê­le­raient en un vif ta­bleau dé­pei­gnant huit cents ans de la vie de notre peuple en Eu­rope orien­tale ! » Des té­moins rap­portent que même après son ar­res­ta­tion par les agents de la Ges­tapo, ma­lade et gre­lot­tant de fièvre, Doub­nov n’arrêta pas son tra­vail : avec le stylo qui lui avait servi pen­dant tant d’années, il rem­plit un car­net de notes. Juste avant d’être abattu d’un coup de re­vol­ver, on le vit mar­chant et ré­pé­tant : « Bonnes gens, n’oubliez pas, bonnes gens, ra­con­tez, bonnes gens, écri­vez ! »6 De ceux à qui s’adressaient ces pa­roles, presque au­cun ne sur­vé­cut.

  1. En russe « Книга жизни : воспоминания и размышления, материалы для истории моего времени ». Haut
  2. En russe Семён Дубнов ou Шимон Дубнов. Par­fois trans­crit Se­myon Dub­now, Si­meon Dub­now, Shi­meon Dub­now, Shi­mon Dub­nov ou Si­mon Dub­nov. Le nom de Doub­nov, confor­mé­ment à une pra­tique bien éta­blie chez les Juifs, lui vient de la ville dont ses an­cêtres étaient ori­gi­naires : Doubno (Дубно), en Ukraine. Haut
  3. p. 737. Haut
  1. p. 359. Haut
  2. L’« His­toire » de Doub­nov compte dix vo­lumes. Il existe en fran­çais une tra­duc­tion par­tielle, sous le titre d’« His­toire mo­derne du peuple juif », qui re­prend seule­ment les trois der­niers vo­lumes. Haut
  3. Dans So­phie Er­lich-Doub­nov, p. 25. Haut

Cioran, « Œuvres »

éd. Gallimard, coll. Quarto, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Quarto, Pa­ris

Il s’agit de M. Emil Cio­ran1, in­tel­lec­tuel rou­main d’expression fran­çaise (XXe siècle). Com­ment peut-on être Fran­çais ? com­ment peut-on dis­po­ser d’une langue si sub­tile et ne pas réus­sir à ex­pri­mer les si­gni­fi­ca­tions de l’homme d’aujourd’hui ?, se de­man­dait M. Cio­ran. Il lui sem­blait que le monde ac­tuel était ter­ri­ble­ment in­té­res­sant, et son seul re­gret était de ne pas pou­voir y par­ti­ci­per da­van­tage — à cause de lui-même, ou plu­tôt de son des­tin d’intellectuel rou­main : « Qui­conque est doué du sens de l’histoire », dit-il2, « ad­met­tra que… les Rou­mains ont vécu dans une in­exis­tence per­ma­nente ». Mais ar­rivé en France, M. Cio­ran fut sur­pris de voir que la France même, au­tre­ment douée et pla­cée, ne par­ti­ci­pait plus aux choses, ni même ne leur as­si­gnait un nom. Il lui sem­blait pour­tant que la vo­ca­tion pre­mière de cette na­tion était de com­prendre les autres et de leur faire com­prendre. Mais de­puis des dé­cen­nies, la France cher­chait des lu­mières au lieu d’en don­ner : « J’étais allé loin pour cher­cher le so­leil, et le so­leil, en­fin trouvé, m’était hos­tile. Et si j’allais me je­ter du haut de la fa­laise ? Pen­dant que je fai­sais des consi­dé­ra­tions plu­tôt sombres, tout en re­gar­dant ces pins, ces ro­chers, ces vagues, je sen­tis sou­dain à quel point j’étais rivé à ce bel uni­vers mau­dit », dit-il3. Si, dans son œuvre de langue rou­maine, M. Cio­ran ne ces­sait de dé­plo­rer la si­tua­tion des cultures sans des­tin, des cultures mi­neures, tou­jours res­tées ano­nymes, ses ou­vrages de langue fran­çaise offrent une vi­sion tout aussi pes­si­miste des cultures ma­jeures ayant eu ja­dis une am­bi­tion mé­ta­phy­sique et un dé­sir de trans­for­mer le monde, ar­ri­vées dé­sor­mais à une phase de dé­clin, à la per­pé­tua­tion d’une « race de sous-hommes, res­quilleurs de l’apocalypse »4. Et les unes et les autres marchent — courent même — vers un dé­sastre réel, et non vers quelque idéale per­fec­tion. Et M. Cio­ran de conclure : « Le “pro­grès” est l’équivalent mo­derne de la Chute, la ver­sion pro­fane de la dam­na­tion »5.

  1. Éga­le­ment connu sous le sur­nom d’E. M. Cio­ran. Fas­ciné par les ini­tiales d’E. M. Fors­ter, Cio­ran les adopta pour lui-même. Il di­sait qu’Emil tout court, c’était un pré­nom vul­gaire, un pré­nom de coif­feur. Haut
  2. « So­li­tude et Des­tin ». Haut
  3. « Aveux et Ana­thèmes ». Haut
  1. « Pré­cis de dé­com­po­si­tion ». Haut
  2. « La Chute dans le temps ». Haut

Botev, « Œuvres choisies »

éd. en Langues étrangères, Sofia

éd. en Langues étran­gères, So­fia

Il s’agit de l’œuvre de Hristo Bo­tev1, ré­vo­lu­tion­naire bul­gare et poète de pre­mier ordre, mort sous les coups des Turcs en 1876. Il n’a laissé qu’une ving­taine de poèmes, mais qui se sont en­vo­lés en chan­tant tout au-des­sus de la Bul­ga­rie, dont ils sont de­ve­nus le so­leil qui l’illumine — elle et les es­prits libres tra­vaillant à sa li­bé­ra­tion. M. Ilia Bé­ch­kov écrit à Pa­ris : « Pour­quoi chan­tons-nous les chan­sons de Bo­tev, tan­dis que des fris­sons par­courent notre corps ? Qu’avons-nous reçu de ses faibles mains pour que notre gra­ti­tude en­vers lui de­vienne si grande, et que nous soyons si im­puis­sants de­vant elle ?… Sans Bo­tev, il n’y a pas de Bul­ga­rie ! Sur cette terre d’esclaves, il est de­venu le ciel… Même dans les jours les plus nua­geux et les plus ora­geux, la terre bul­gare aura son so­leil — Bo­tev ! »2 C’est qu’à tra­vers ses poèmes, Bo­tev a lé­gué aux gé­né­ra­tions fu­tures un tes­ta­ment de li­berté et de jus­tice à réa­li­ser — tes­ta­ment si riche d’idéals qu’il forme un tré­sor in­ta­ris­sable et se re­nou­ve­lant tou­jours où les Bul­gares puisent en­core aujourd’hui. L’époque de Bo­tev peut se ré­su­mer en quelques mots : es­cla­vage na­tio­nal, op­pres­sion po­li­tique, lutte so­ciale. La grande conscience qu’a Bo­tev du ter­rible et du tra­gique de cette époque se ré­pand à tra­vers toute son œuvre. Déjà ses pre­miers poèmes tracent un ta­bleau sai­sis­sant des mal­heurs po­pu­laires : les chaînes grondent sour­de­ment ; la sueur des fronts coule sur les pierres tom­bales ; la croix s’enfonce en plein mi­lieu des chairs vives du peuple3 ; la rouille ronge les os. Dans « À mon pre­mier amour »4, Bo­tev condamne ré­so­lu­ment toute in­dif­fé­rence de­vant ces mal­heurs et tout re­tran­che­ment dans un bon­heur privé, dé­ta­ché du des­tin col­lec­tif :

« Ta voix est belle, tu es jeune,
Mais en­tends-tu chan­ter les bois ?
En­tends-tu san­glo­ter les pauvres ?
…Toi chante donc un chant pa­reil,
Un chant de dou­leur, jeune fille :
Com­ment le frère vend le frère,
Com­ment dé­pé­rit la jeu­nesse,
Chante les larmes de la veuve,
Les pe­tits en­fants sans foyer !
Chante ou tais-toi, ou bien va-t’en !
 »

  1. En bul­gare Христо Ботев (ou Ботьов). Au­tre­fois trans­crit Christo Bo­teff (ou Bo­tyoff), Christo Bo­tev (ou Bo­tyov), Khristo Bo­tev (ou Bo­tyov) ou Hristo Bot­jov. Haut
  2. « За Ботев » (« À pro­pos de Bo­tev »), in­édit en fran­çais. Haut
  1. Al­lu­sion à la ty­ran­nie du clergé grec, qui avait pris à tâche d’anéantir tout ce qui avait nom bul­gare. Haut
  2. En bul­gare « До моето първо либе ». Haut