Il s’agit du « Livre de l’épreuve » (« Mosibet namèh » 1) de Férid-eddin Attar 2 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je considère Attar comme le meilleur poète mystique de la Perse. Certes, le nombre des Persans qui se sont distingués dans le genre est si considérable, et plusieurs d’entre eux ont acquis tant de gloire, que cette opinion peut paraître hasardée. Sous le rapport du choix des pensées et de la grâce de l’expression, Djélâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien inférieur ; mais de toutes les idées de ce célèbre disciple, je défierais d’en trouver une qui n’appartienne pas à Attar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : « Attar a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle » 3 ; et encore : « Attar fut l’âme du mysticisme, et Sanaï fut ses yeux ; je ne fais que suivre leurs traces » 4. Férid-eddin exerça d’abord la profession de parfumeur, ainsi que l’indique son surnom d’Attar (« qui fabrique ou qui vend des parfums »). Il avait une boutique très élégante, qui attirait les regards du public et qui flattait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était assis sur le devant de sa boutique avec l’apparence d’un homme important, un fou, ou pour mieux dire, un religieux très avancé dans la vie spirituelle 5, vint à sa porte, jeta un regard sur les marchandises qui étaient étalées, puis poussa un profond soupir. Attar, étonné, le pria de passer son chemin. « Tu as raison », lui répondit l’inconnu, « le voyage de l’éternité est facile pour moi. Je ne suis pas embarrassé dans ma marche, car je n’ai au monde que mon froc. Il n’en est malheureusement pas ainsi de toi, qui possèdes tant de précieuses marchandises. Songe donc à te préparer à ce voyage. » 6
un magnifique collier, formé des perles et des diamants les plus précieux de l’écrin spirituel
Ce discours, selon les biographes originaux, fit une vive impression sur l’esprit d’Attar ; il abandonna sa boutique au pillage et renonça entièrement aux affaires de ce monde. Il se livra aux gémissements et aux prières, qui remplacèrent pour lui les occupations du commerce ; de prisonnier qu’il était auparavant dans les liens de l’ambition et du lucre, il devint captif sous les lois de la mélancolie, mais d’une mélancolie menant à l’anéantissement en Dieu. Il consacra soixante-dix ans de sa vie à recueillir une multitude d’anecdotes sur les soufis et sur les cheikhs. Aucun avant lui n’avait ramassé autant de traits historiques de ce genre ; aucun aussi n’avait pénétré plus profondément que lui dans le sens des pensées les plus sublimes et des allégories les plus subtiles de la doctrine spirituelle. « Caché dans une profonde retraite, sa porte n’était ouverte à personne », dit un critique 7. « Les mystères de la spiritualité s’offraient à lui par milliers et à découvert dans sa cellule, comme autant de beautés encore vierges qui laissent tomber leur voile en s’asseyant sur le trône conjugal ; les vérités les plus impénétrables et les plus inaccessibles à l’homme partageaient le secret de sa retraite, comme la nouvelle épouse partage avec son époux l’appartement nuptial. » On dit de ses poèmes mystiques qu’ils sont un trésor inépuisable de préceptes utiles et d’avis remplis de sagesse, ou bien un magnifique collier, formé des perles et des diamants les plus précieux de l’écrin spirituel.
Voici un passage qui donnera une idée du style du « Livre de l’épreuve » : « Ignorant ! Que sais-tu des secrets de l’Amour, toi qui n’en finis pas de manger et dormir ! Toi qui n’agis qu’à ton gré ! Tu festoies le soir, dors le matin, et le reste du temps, médis. Abraham pour un instant de sommeil, ô stupeur !, tomba dans l’infanticide. Tout l’emploi de ton temps est dormir et bien manger ; un âne tu es, rien plus…
Un homme parfait disait : “Sur la voie de Dieu se trouvent à l’infini de captivantes peines… Si, dans la coupe, tu veux recueillir le vin de Sa clémence, traverse, entière, la vallée de Son courroux ! Hormis l’épreuve et la souffrance, il n’est pas de remède. Mais si, par bonté, Il te jette un regard, à chaque souffle tu recevras une nouvelle vie” » 8.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Garcin de Tassy, « La Poésie philosophique et religieuse chez les Persans, d’après le “Mantic uttaïr”, ou le “Langage des oiseaux”, de Farid-uddin Attar » (XIXe siècle) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Taghi Tafazzoli, « Essai critique sur les œuvres de ‘Aṭṭār et une Esquisse du “Elāhī-nāmeh” » dans « Colloquio italo-iraniano sul poeta mistico Fariduddin ‘Aṭṭār » (éd. Accademia nazionale dei Lincei, Rome), p. 37-55.
- En persan « مصیبتنامه ». Parfois transcrit « Mossibat-nāmeh », « Moṣibat-nāme » ou « Muṣībat-nāma ».
- En persan فریدالدین عطار. Parfois transcrit Farîdoddîn ’Attâr, Féryd-eddyn Atthar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Feriduddin Attar, Fariduddine Attar, Faridaddin Attar ou Farîd-ud-Dîn ‘Attâr.
- En persan
« هفت شهر عشق راعطار گشت
ماهنوز اندر خم یک کوچهایم ». - En persan
« عطار روح بود و سنایی دو چشم او
ما از پی سنایی و عطار آمدیم ».
- Les fous sont regardés comme des saints dans la Perse et dans l’Inde, et rangés parmi les soufis.
- Dans Tassy, « La Poésie philosophique et religieuse chez les Persans, d’après le “Mantic uttaïr”, ou le “Langage des oiseaux”, de Farid-uddin Attar ».
- Dauletschah Gazi de Samarcande.
- p. 46-47.