Il s’agit de « Mélanges tirés d’un portefeuille militaire » du marquis Joseph-Henri Costa de Beauregard, chef d’état-major et historien de la maison royale de Savoie, et surtout ami intime du comte Joseph de Maistre. L’amitié des deux hommes datait de très loin : ils s’étaient connus à Turin, où l’un était officier et l’autre étudiant. Chaque année, ils se voyaient au château de Beauregard, sur les bords du Léman, avec ses arbres séculaires se mirant dans les eaux du lac et avec ses promenades infinies. C’est là que Maistre venait goûter ses « plaisirs d’automne » 1. C’est là qu’il « verbait » avec le marquis et la marquise au sujet de la République française nouvellement décrétée, à l’heure où l’Europe entière, et le roi de Sardaigne tout le premier, tremblait devant ses soldats. Tous les deux étaient passionnés par cette funeste voisine, qui divisait les meilleurs esprits du temps ; et tout en se défendant d’aimer la France, ils ne savaient penser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre sujet. Maistre, les yeux fixés sur ce qu’il appelait « les deux bras » de la nation française, c’est-à-dire « sa langue et l’esprit de prosélytisme qui forme l’essence de son caractère » 2, maintenait et proclamait la vocation de cette nation : être à la tête du monde. Au coin de la cheminée décorée de maximes, dont celle qui dit : « La vie, même en s’en allant, laisse derrière elle l’espérance pour fermer les portes » 3 — au coin de la cheminée, dis-je, il préparait ses « Considérations sur la France » et il jetait sur le papier les improvisations de son cerveau volcanique pour les soumettre au marquis. Et cet ami, doué d’un esprit peut-être inférieur par la force et l’étendue, mais plus sage et plus pondéré, tançait le grand homme sur sa tendance à l’emphase et sur ses emportements excessifs. Quant à la marquise, elle apportait, au sein de ce duo d’inséparables, le charme de son babillage et de ses divinations politiques. « Quelles personnes, bon Dieu ! Quelles soirées ! Quelles conversations ! », se souviendra Maistre 4 avec nostalgie.
arts
le marquis Costa de Beauregard, « Mélanges tirés d’un portefeuille militaire. Tome I »
Il s’agit de « Mélanges tirés d’un portefeuille militaire » du marquis Joseph-Henri Costa de Beauregard, chef d’état-major et historien de la maison royale de Savoie, et surtout ami intime du comte Joseph de Maistre. L’amitié des deux hommes datait de très loin : ils s’étaient connus à Turin, où l’un était officier et l’autre étudiant. Chaque année, ils se voyaient au château de Beauregard, sur les bords du Léman, avec ses arbres séculaires se mirant dans les eaux du lac et avec ses promenades infinies. C’est là que Maistre venait goûter ses « plaisirs d’automne » 1. C’est là qu’il « verbait » avec le marquis et la marquise au sujet de la République française nouvellement décrétée, à l’heure où l’Europe entière, et le roi de Sardaigne tout le premier, tremblait devant ses soldats. Tous les deux étaient passionnés par cette funeste voisine, qui divisait les meilleurs esprits du temps ; et tout en se défendant d’aimer la France, ils ne savaient penser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre sujet. Maistre, les yeux fixés sur ce qu’il appelait « les deux bras » de la nation française, c’est-à-dire « sa langue et l’esprit de prosélytisme qui forme l’essence de son caractère » 2, maintenait et proclamait la vocation de cette nation : être à la tête du monde. Au coin de la cheminée décorée de maximes, dont celle qui dit : « La vie, même en s’en allant, laisse derrière elle l’espérance pour fermer les portes » 3 — au coin de la cheminée, dis-je, il préparait ses « Considérations sur la France » et il jetait sur le papier les improvisations de son cerveau volcanique pour les soumettre au marquis. Et cet ami, doué d’un esprit peut-être inférieur par la force et l’étendue, mais plus sage et plus pondéré, tançait le grand homme sur sa tendance à l’emphase et sur ses emportements excessifs. Quant à la marquise, elle apportait, au sein de ce duo d’inséparables, le charme de son babillage et de ses divinations politiques. « Quelles personnes, bon Dieu ! Quelles soirées ! Quelles conversations ! », se souviendra Maistre 4 avec nostalgie.
le marquis Costa de Beauregard, « Un Homme d’autrefois : souvenirs recueillis par son arrière-petit-fils »
Il s’agit d’« Un Homme d’autrefois : souvenirs » du marquis Joseph-Henri Costa de Beauregard, chef d’état-major et historien de la maison royale de Savoie, et surtout ami intime du comte Joseph de Maistre. L’amitié des deux hommes datait de très loin : ils s’étaient connus à Turin, où l’un était officier et l’autre étudiant. Chaque année, ils se voyaient au château de Beauregard, sur les bords du Léman, avec ses arbres séculaires se mirant dans les eaux du lac et avec ses promenades infinies. C’est là que Maistre venait goûter ses « plaisirs d’automne » 1. C’est là qu’il « verbait » avec le marquis et la marquise au sujet de la République française nouvellement décrétée, à l’heure où l’Europe entière, et le roi de Sardaigne tout le premier, tremblait devant ses soldats. Tous les deux étaient passionnés par cette funeste voisine, qui divisait les meilleurs esprits du temps ; et tout en se défendant d’aimer la France, ils ne savaient penser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre sujet. Maistre, les yeux fixés sur ce qu’il appelait « les deux bras » de la nation française, c’est-à-dire « sa langue et l’esprit de prosélytisme qui forme l’essence de son caractère » 2, maintenait et proclamait la vocation de cette nation : être à la tête du monde. Au coin de la cheminée décorée de maximes, dont celle qui dit : « La vie, même en s’en allant, laisse derrière elle l’espérance pour fermer les portes » 3 — au coin de la cheminée, dis-je, il préparait ses « Considérations sur la France » et il jetait sur le papier les improvisations de son cerveau volcanique pour les soumettre au marquis. Et cet ami, doué d’un esprit peut-être inférieur par la force et l’étendue, mais plus sage et plus pondéré, tançait le grand homme sur sa tendance à l’emphase et sur ses emportements excessifs. Quant à la marquise, elle apportait, au sein de ce duo d’inséparables, le charme de son babillage et de ses divinations politiques. « Quelles personnes, bon Dieu ! Quelles soirées ! Quelles conversations ! », se souviendra Maistre 4 avec nostalgie.
Milizia, « Vies des architectes anciens et modernes. Tome II »
Il s’agit des « Mémoires des architectes anciens et modernes » (« Memorie degli architetti antichi e moderni ») également connus sous le titre de « Vies des plus célèbres architectes » (« Vite de’ più celebri architetti ») de Francesco Milizia, théoricien de l’architecture, partisan de la simplicité antique (XVIIIe siècle). Pour ce théoricien italien, la beauté de l’architecture naît dans le nécessaire et l’utile. La profusion des ornements et le manque de critique dans leur choix, tout ce qui est exagéré et qui n’est pas commandé par la nécessité ou l’utilité, ne fait que desservir une construction déjà mal conçue, « à peu près comme la parure ne sert qu’à enlaidir et faire remarquer une laide femme » 1. Le grand style, c’est celui qui n’exprime que les grandes et utiles parties d’un sujet ; principe clair, d’une importance capitale, et fréquemment négligé non seulement dans l’art de l’architecture, mais encore dans celui de la politique et la jurisprudence. De même que les mauvais législateurs compliquent l’échafaudage législatif « pour que nous n’entendions jamais rien aux lois » 2 ; de même, les mauvais architectes compliquent « une grande coupole de coupoles plus petites, de coupolettes, de coupolinettes » (« una cupola con cupolino, con cupolette, con cupolucce ») pour que nous n’entendions jamais rien aux plans de leurs constructions extravagantes. Ordre, simplicité, vérité, tels sont les critères qui déterminent la beauté pour Milizia. Aussi blâme-t-il tout édifice qui a quelque chose de déraisonnable et de lourdement raffiné, « aussi éloigné de la légèreté gothique que de la majesté et de l’élégance grecque » (« ugualmente lontana dalla sveltezza gotica e dalla maestosa eleganza greca ») ; tandis qu’un édifice qui correspond exactement à son but et à sa vocation, même lorsqu’il est dépourvu d’ornementations et destiné aux usages les plus vils et les plus repoussants, peut être beau, comme l’est la « Cloaca maxima », le Grand égout bâti par Tarquin l’Ancien. Dans ses traités, Milizia propose pour modèles les monuments de la Grèce, exhorte à étudier ce qui reste de ceux de l’Asie et s’élève contre Michel-Ange et les architectes de la Renaissance qui, selon lui, n’ont étudié les Anciens que de seconde main et ont ainsi introduit des éléments de décadence, que leurs écoles ont consacrés sous forme de mode, de caprice, de folie : « Voilà pourquoi [ces] écoles sont si pauvres de génie », dit Milizia ; et pourquoi, en allant du Grand égout à la coupole de Saint-Pierre, on va « du meilleur au plus mauvais »
- « De l’art de voir dans les beaux-arts », p. 88.
Milizia, « Vies des architectes anciens et modernes. Tome I »
Il s’agit des « Mémoires des architectes anciens et modernes » (« Memorie degli architetti antichi e moderni ») également connus sous le titre de « Vies des plus célèbres architectes » (« Vite de’ più celebri architetti ») de Francesco Milizia, théoricien de l’architecture, partisan de la simplicité antique (XVIIIe siècle). Pour ce théoricien italien, la beauté de l’architecture naît dans le nécessaire et l’utile. La profusion des ornements et le manque de critique dans leur choix, tout ce qui est exagéré et qui n’est pas commandé par la nécessité ou l’utilité, ne fait que desservir une construction déjà mal conçue, « à peu près comme la parure ne sert qu’à enlaidir et faire remarquer une laide femme » 1. Le grand style, c’est celui qui n’exprime que les grandes et utiles parties d’un sujet ; principe clair, d’une importance capitale, et fréquemment négligé non seulement dans l’art de l’architecture, mais encore dans celui de la politique et la jurisprudence. De même que les mauvais législateurs compliquent l’échafaudage législatif « pour que nous n’entendions jamais rien aux lois » 2 ; de même, les mauvais architectes compliquent « une grande coupole de coupoles plus petites, de coupolettes, de coupolinettes » (« una cupola con cupolino, con cupolette, con cupolucce ») pour que nous n’entendions jamais rien aux plans de leurs constructions extravagantes. Ordre, simplicité, vérité, tels sont les critères qui déterminent la beauté pour Milizia. Aussi blâme-t-il tout édifice qui a quelque chose de déraisonnable et de lourdement raffiné, « aussi éloigné de la légèreté gothique que de la majesté et de l’élégance grecque » (« ugualmente lontana dalla sveltezza gotica e dalla maestosa eleganza greca ») ; tandis qu’un édifice qui correspond exactement à son but et à sa vocation, même lorsqu’il est dépourvu d’ornementations et destiné aux usages les plus vils et les plus repoussants, peut être beau, comme l’est la « Cloaca maxima », le Grand égout bâti par Tarquin l’Ancien. Dans ses traités, Milizia propose pour modèles les monuments de la Grèce, exhorte à étudier ce qui reste de ceux de l’Asie et s’élève contre Michel-Ange et les architectes de la Renaissance qui, selon lui, n’ont étudié les Anciens que de seconde main et ont ainsi introduit des éléments de décadence, que leurs écoles ont consacrés sous forme de mode, de caprice, de folie : « Voilà pourquoi [ces] écoles sont si pauvres de génie », dit Milizia ; et pourquoi, en allant du Grand égout à la coupole de Saint-Pierre, on va « du meilleur au plus mauvais »
- « De l’art de voir dans les beaux-arts », p. 88.
Milizia, « De l’art de voir dans les beaux-arts »
Il s’agit de « De l’art de voir dans les beaux-arts » 1 (« Dell’arte di vedere nelle belle arti ») de Francesco Milizia, théoricien de l’architecture, partisan de la simplicité antique (XVIIIe siècle). Pour ce théoricien italien, la beauté de l’architecture naît dans le nécessaire et l’utile. La profusion des ornements et le manque de critique dans leur choix, tout ce qui est exagéré et qui n’est pas commandé par la nécessité ou l’utilité, ne fait que desservir une construction déjà mal conçue, « à peu près comme la parure ne sert qu’à enlaidir et faire remarquer une laide femme » 2. Le grand style, c’est celui qui n’exprime que les grandes et utiles parties d’un sujet ; principe clair, d’une importance capitale, et fréquemment négligé non seulement dans l’art de l’architecture, mais encore dans celui de la politique et la jurisprudence. De même que les mauvais législateurs compliquent l’échafaudage législatif « pour que nous n’entendions jamais rien aux lois » 3 ; de même, les mauvais architectes compliquent « une grande coupole de coupoles plus petites, de coupolettes, de coupolinettes » (« una cupola con cupolino, con cupolette, con cupolucce ») pour que nous n’entendions jamais rien aux plans de leurs constructions extravagantes. Ordre, simplicité, vérité, tels sont les critères qui déterminent la beauté pour Milizia. Aussi blâme-t-il tout édifice qui a quelque chose de déraisonnable et de lourdement raffiné, « aussi éloigné de la légèreté gothique que de la majesté et de l’élégance grecque » (« ugualmente lontana dalla sveltezza gotica e dalla maestosa eleganza greca ») ; tandis qu’un édifice qui correspond exactement à son but et à sa vocation, même lorsqu’il est dépourvu d’ornementations et destiné aux usages les plus vils et les plus repoussants, peut être beau, comme l’est la « Cloaca maxima », le Grand égout bâti par Tarquin l’Ancien. Dans ses traités, Milizia propose pour modèles les monuments de la Grèce, exhorte à étudier ce qui reste de ceux de l’Asie et s’élève contre Michel-Ange et les architectes de la Renaissance qui, selon lui, n’ont étudié les Anciens que de seconde main et ont ainsi introduit des éléments de décadence, que leurs écoles ont consacrés sous forme de mode, de caprice, de folie : « Voilà pourquoi [ces] écoles sont si pauvres de génie », dit Milizia ; et pourquoi, en allant du Grand égout à la coupole de Saint-Pierre, on va « du meilleur au plus mauvais »
- Parfois traduit « De l’art de voir en sculpture, peinture, gravure et architecture » ou « Réflexions sur la sculpture, la peinture, la gravure et l’architecture ».
- « De l’art de voir dans les beaux-arts », p. 88.
Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe. Tome II »
Il s’agit des « Mémoires d’outre-tombe » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe. Tome I »
Il s’agit des « Mémoires d’outre-tombe » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Kawabata, « Barques en bambou, “Sasabune” »
dans « [Nouvelles japonaises]. Tome II. Les Ailes, la Grenade, les Cheveux blancs (1945-1955) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 85-89
Il s’agit de « Barques en bambou » (« Sasabune » 1) de Yasunari Kawabata 2, écrivain japonais qui mérite d’être placé au plus haut sommet de la littérature moderne. « Vos romans sont si grands, si sublimes, que dans ma petitesse je ne puis que les vénérer de loin, comme le jeune berger qui, regardant les cimes bleues des Alpes à l’horizon, rêve du jour où il sera en mesure d’escalader même la plus haute », dit M. Yukio Mishima dans une lettre adressée à celui qui fut pour lui le maître et l’ami 3. Kawabata naquit en 1899. Son père, médecin lettré, mourut de tuberculose en 1901 ; sa mère, sa grand-mère et sa sœur disparurent à leur tour, emportées par la même maladie. Il fut recueilli chez son grand-père aveugle, son dernier et unique parent. Là, dans un village de cinquante et quelques habitations, il passa une enfance solitaire, toute de silence et de mélancolie. Levé à l’aube, il devait aider son grand-père à satisfaire ses fonctions naturelles, tiraillé entre la compassion et le dégoût. Puis, il montait sur un arbre du jardin et, assis entre les grandes branches, il lisait « jusqu’à ce que vînt à passer une voiture ou un chien qui aboyait » 4 ; ou alors, un carnet à la main, il écrivait à ses parents défunts des lettres d’une érudition et d’une maturité de pensée qu’on s’étonne de rencontrer chez un enfant : « Père, vous vous êtes levé de votre lit de mort pour nous laisser, à moi et à ma sœur encore innocente, une sorte de testament écrit. Vous avez tracé les idéogrammes de “Chasteté” pour ma sœur, et de “Prends garde à toi” pour moi-même… Tandis que j’écris cette lettre, il me vient à l’esprit cette phrase de Jean Cocteau :
Gravez votre nom dans un arbre
Qui poussera jusqu’au nadir ;
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les noms grandir.
En fait, le poème reste un peu obscur… Mais si l’on arrive tout simplement à graver son nom dans le cœur d’un enfant ou d’un être aimé, ce nom ne grandira-t-il pas, finalement, lui aussi ? »
Kawabata, « La Grenade, “Zakuro” »
dans « [Nouvelles japonaises]. Tome II. Les Ailes, la Grenade, les Cheveux blancs (1945-1955) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 79-84
Il s’agit de « La Grenade » (« Zakuro » 1) de Yasunari Kawabata 2, écrivain japonais qui mérite d’être placé au plus haut sommet de la littérature moderne. « Vos romans sont si grands, si sublimes, que dans ma petitesse je ne puis que les vénérer de loin, comme le jeune berger qui, regardant les cimes bleues des Alpes à l’horizon, rêve du jour où il sera en mesure d’escalader même la plus haute », dit M. Yukio Mishima dans une lettre adressée à celui qui fut pour lui le maître et l’ami 3. Kawabata naquit en 1899. Son père, médecin lettré, mourut de tuberculose en 1901 ; sa mère, sa grand-mère et sa sœur disparurent à leur tour, emportées par la même maladie. Il fut recueilli chez son grand-père aveugle, son dernier et unique parent. Là, dans un village de cinquante et quelques habitations, il passa une enfance solitaire, toute de silence et de mélancolie. Levé à l’aube, il devait aider son grand-père à satisfaire ses fonctions naturelles, tiraillé entre la compassion et le dégoût. Puis, il montait sur un arbre du jardin et, assis entre les grandes branches, il lisait « jusqu’à ce que vînt à passer une voiture ou un chien qui aboyait » 4 ; ou alors, un carnet à la main, il écrivait à ses parents défunts des lettres d’une érudition et d’une maturité de pensée qu’on s’étonne de rencontrer chez un enfant : « Père, vous vous êtes levé de votre lit de mort pour nous laisser, à moi et à ma sœur encore innocente, une sorte de testament écrit. Vous avez tracé les idéogrammes de “Chasteté” pour ma sœur, et de “Prends garde à toi” pour moi-même… Tandis que j’écris cette lettre, il me vient à l’esprit cette phrase de Jean Cocteau :
Gravez votre nom dans un arbre
Qui poussera jusqu’au nadir ;
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les noms grandir.
En fait, le poème reste un peu obscur… Mais si l’on arrive tout simplement à graver son nom dans le cœur d’un enfant ou d’un être aimé, ce nom ne grandira-t-il pas, finalement, lui aussi ? »
Kawabata, « Au fond de l’être, “Ningen no naka” »
dans « [Nouvelles japonaises]. Tome III. Les Paons, la Grenouille, le Moine-Cigale (1955-1970) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 83-92
Il s’agit d’« Au fond de l’être » (« Ningen no naka » 1) de Yasunari Kawabata 2, écrivain japonais qui mérite d’être placé au plus haut sommet de la littérature moderne. « Vos romans sont si grands, si sublimes, que dans ma petitesse je ne puis que les vénérer de loin, comme le jeune berger qui, regardant les cimes bleues des Alpes à l’horizon, rêve du jour où il sera en mesure d’escalader même la plus haute », dit M. Yukio Mishima dans une lettre adressée à celui qui fut pour lui le maître et l’ami 3. Kawabata naquit en 1899. Son père, médecin lettré, mourut de tuberculose en 1901 ; sa mère, sa grand-mère et sa sœur disparurent à leur tour, emportées par la même maladie. Il fut recueilli chez son grand-père aveugle, son dernier et unique parent. Là, dans un village de cinquante et quelques habitations, il passa une enfance solitaire, toute de silence et de mélancolie. Levé à l’aube, il devait aider son grand-père à satisfaire ses fonctions naturelles, tiraillé entre la compassion et le dégoût. Puis, il montait sur un arbre du jardin et, assis entre les grandes branches, il lisait « jusqu’à ce que vînt à passer une voiture ou un chien qui aboyait » 4 ; ou alors, un carnet à la main, il écrivait à ses parents défunts des lettres d’une érudition et d’une maturité de pensée qu’on s’étonne de rencontrer chez un enfant : « Père, vous vous êtes levé de votre lit de mort pour nous laisser, à moi et à ma sœur encore innocente, une sorte de testament écrit. Vous avez tracé les idéogrammes de “Chasteté” pour ma sœur, et de “Prends garde à toi” pour moi-même… Tandis que j’écris cette lettre, il me vient à l’esprit cette phrase de Jean Cocteau :
Gravez votre nom dans un arbre
Qui poussera jusqu’au nadir ;
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les noms grandir.
En fait, le poème reste un peu obscur… Mais si l’on arrive tout simplement à graver son nom dans le cœur d’un enfant ou d’un être aimé, ce nom ne grandira-t-il pas, finalement, lui aussi ? »
Humbert, « Le Japon illustré. Tome II »
Il s’agit de la relation « Le Japon illustré » d’Aimé Humbert 1, diplomate francophone (XIXe siècle). Dès les premiers contacts qu’ils eurent avec les marchands ou missionnaires occidentaux, à partir de 1543 apr. J.-C., les Japonais s’intéressèrent à nos inventions et se mirent notamment à construire des « horloges mécaniques » (« wadokei » 2) qui, bien que procédant des mêmes principes que les nôtres, montraient une originalité indéniable. Après que l’Empire du Soleil levant se fut, à partir de 1641 apr. J.-C., fermé aux étrangers (période Sakoku), des objets d’horlogerie continuèrent cependant à être importés. Un certain nombre de montres suisses de luxe pénétrèrent au Japon par la Chine dès la fin du XVIIIe siècle, sinon avant. La preuve en est dans celles, signées de noms d’horlogers helvétiques, que l’on y a retrouvées plus tard. Ce n’est toutefois qu’aux derniers jours du shôgunat (période Bakumatsu) dans les années 1850 et 1860 que les importations de montres s’organisèrent vraiment. À la signature des premiers traités nippo-suisses, le Conseil fédéral de la Confédération désigna l’Allemand Rodolphe Lindau, agent de l’Union horlogère 3, et le Neuchâtelois, Aimé Humbert, président de cette Union, pour se rendre en mission au Japon ; et ce, dans le but de ne plus dépendre des compagnies intermédiaires qui contrôlaient les marchés de l’Asie. Les ambassades politiques et commerciales de ces deux hommes permirent de recueillir, sur une nation trop peu connue encore, mais de plus en plus mêlée aux intérêts mondiaux, de nombreux témoignages, estampes, photographies, encyclopédies illustrées, etc. Ce sont ces documents qui, joints à des souvenirs personnels, servirent de base aux relations de voyage que Lindau et Humbert firent paraître en 1864 et 1870.
Humbert, « Le Japon illustré. Tome I »
Il s’agit de la relation « Le Japon illustré » d’Aimé Humbert 1, diplomate francophone (XIXe siècle). Dès les premiers contacts qu’ils eurent avec les marchands ou missionnaires occidentaux, à partir de 1543 apr. J.-C., les Japonais s’intéressèrent à nos inventions et se mirent notamment à construire des « horloges mécaniques » (« wadokei » 2) qui, bien que procédant des mêmes principes que les nôtres, montraient une originalité indéniable. Après que l’Empire du Soleil levant se fut, à partir de 1641 apr. J.-C., fermé aux étrangers (période Sakoku), des objets d’horlogerie continuèrent cependant à être importés. Un certain nombre de montres suisses de luxe pénétrèrent au Japon par la Chine dès la fin du XVIIIe siècle, sinon avant. La preuve en est dans celles, signées de noms d’horlogers helvétiques, que l’on y a retrouvées plus tard. Ce n’est toutefois qu’aux derniers jours du shôgunat (période Bakumatsu) dans les années 1850 et 1860 que les importations de montres s’organisèrent vraiment. À la signature des premiers traités nippo-suisses, le Conseil fédéral de la Confédération désigna l’Allemand Rodolphe Lindau, agent de l’Union horlogère 3, et le Neuchâtelois, Aimé Humbert, président de cette Union, pour se rendre en mission au Japon ; et ce, dans le but de ne plus dépendre des compagnies intermédiaires qui contrôlaient les marchés de l’Asie. Les ambassades politiques et commerciales de ces deux hommes permirent de recueillir, sur une nation trop peu connue encore, mais de plus en plus mêlée aux intérêts mondiaux, de nombreux témoignages, estampes, photographies, encyclopédies illustrées, etc. Ce sont ces documents qui, joints à des souvenirs personnels, servirent de base aux relations de voyage que Lindau et Humbert firent paraître en 1864 et 1870.