« Les Minnesingers. Walther von der Vogelweide (1190-1240) »

dans « Bulletin de la Société littéraire de Strasbourg », vol. 2, p. 29-62

dans « Bul­le­tin de la So­ciété lit­té­raire de Stras­bourg », vol. 2, p. 29-62

Il s’agit de « Sous les tilleuls… » (« Un­der der lin­den… »1), « Hé­las ! Comme toutes mes an­nées se sont éva­po­rées »2 (« Owê ! War sint vers­wun­den al­liu mî­niu jâr ») et autres chants de Wal­ther von der Vo­gel­weide, dit Wal­ther de la Vo­gel­weide, le pre­mier grand poète de langue al­le­mande. « Qu’avez-vous fait », de­manda-t-on une fois à Henri Heine3, « le pre­mier jour de votre ar­ri­vée à Pa­ris ? Quelle fut votre pre­mière course ? » On s’attendait à l’entendre nom­mer la place de la Concorde ou bien le Pan­théon. « Tout de suite après mon ar­ri­vée », dit Heine, « j’étais allé à la Bi­blio­thèque royale (l’actuelle Bi­blio­thèque na­tio­nale de France) et je m’étais fait mon­trer par le conser­va­teur le ma­nus­crit des “Min­ne­sin­gers”… Et c’est vrai : de­puis des an­nées, je dé­si­rais voir de mes yeux les chères feuilles qui nous ont conservé les poé­sies de Wal­ther de la Vo­gel­weide, le plus grand ly­rique al­le­mand. » À la fin du XIIe siècle, Vienne, ville aux confins de l’aire ger­ma­nique, en de­vint la mé­tro­pole ar­tis­tique. Elle s’ennoblit par les chants des trou­ba­dours cé­lèbres — les min­ne­sin­gers (chantres d’amour) — dont l’Alsacien Rein­mar de Ha­gue­nau, qui y trans­porta les formes et l’esprit de la poé­sie cour­toise fran­çaise. C’est sous sa di­rec­tion que Vo­gel­weide fit son ap­pren­tis­sage de poète. L’élève sur­passa bien­tôt ses contem­po­rains et son maître ; et c’est mer­veille de voir à quel point, entre ses mains ha­biles, le vieux haut-al­le­mand s’assouplit et se ra­dou­cit. Ce­pen­dant, mal­gré ses ser­vices et sa no­blesse, Vo­gel­weide était pauvre, et à la mort du duc Fré­dé­ric Ier d’Autriche, il resta sans pro­tec­teur. Il dut se ré­soudre à quit­ter Vienne et à me­ner une exis­tence va­ga­bonde. Cette date marque un tour­nant dans la lit­té­ra­ture al­le­mande. Au contact des éco­lâtres iti­né­rants, go­liards, jon­gleurs, Vo­gel­weide éten­dit la forme du « min­ne­lied » (« chan­son d’amour ») à l’amour de la pa­trie, de la beauté, aux ré­flexions mo­rales, aux sen­ti­ments plus per­son­nels et plus vil­la­geois aussi, les jeunes pay­sannes rem­pla­çant les châ­te­laines : « De l’Elbe jusqu’au Rhin », dit-il4, « et de là jusqu’aux fron­tières de Hon­grie, se ren­contrent bien les meilleures que j’aie vues… Si j’ai bon œil et bon ju­ge­ment pour la beauté, pour la grâce, de par Dieu, je ju­re­rais bien que chez nous les simples femmes valent mieux qu’ailleurs les grandes dames ». Une des com­po­si­tions les plus gra­cieuses et les plus fraîches de Vo­gel­weide est sa pas­tou­relle « Sous les tilleuls… », où une jeune femme dé­crit, avec pu­deur et sim­pli­cité, les joies qu’elle a éprou­vées dans les bras de son amant, à l’ombre des arbres té­moins.

le pre­mier grand poète de langue al­le­mande

Jusqu’ici, nous avons ad­miré le ta­lent du poète dans la force de l’âge ; mais à l’heure où nous ar­ri­vons, sa tête blan­chit, et le monde se teint de tris­tesse à me­sure que le so­leil dis­pa­raît der­rière les mon­tagnes. La dou­leur de Vo­gel­weide éclate sur­tout quand, vi­si­tant le lieu de sa nais­sance, il y trouve tout changé : « Je ne re­con­nais plus ce qui m’était fa­mi­lier comme une main l’est à l’autre. Les hommes et le pays, où dès mon en­fance j’ai été élevé, sont de­ve­nus pour moi des étran­gers et des ombres men­son­gères. Ceux qui étaient les com­pa­gnons de mes jeux, sont pa­res­seux et vieux. Le champ est dé­nudé, la fo­rêt est dé­fri­chée ; si l’eau ne conti­nuait à cou­ler comme au­tre­fois, vrai­ment je pen­se­rais qu’il n’y a point de mal­heur aussi grand que le mien ! »5 Que ces mots ont de la tris­tesse ! Quelle dif­fé­rence du temps où, re­po­sant dans l’herbe à côté d’une amante, il chan­tait les amours cham­pêtres ! Il fut en­terré dans un mo­nas­tère de Wurz­bourg. Poète jusqu’à la fin, un trait de poé­sie éclaire en­core ses der­nières vo­lon­tés. Lui qui, vi­vant, s’appela Pâ­ture-des-oi­seaux (Vo­gel­weide), il de­manda que les oi­seaux du ciel re­trou­vassent tous les jours sur sa tombe les miettes de pain qu’il ne pou­vait plus leur dis­tri­buer de sa main. Ce sou­hait fut long­temps res­pecté ; mais les moines fi­nirent par s’en af­fran­chir. Les oi­seaux dé­ser­tèrent la pierre de­ve­nue sou­dain in­hos­pi­ta­lière ; et comme eux, le sou­ve­nir des hommes s’éloigna du « plus grand ly­rique al­le­mand » avant Gœthe.

Il n’existe pas moins de dix tra­duc­tions fran­çaises de « Sous les tilleuls… », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Louis Spach.

« Un­der der lin­den
An der heide,
Dâ un­ser zweier bette was,
Dâ mu­get ir vin­den
Schône beide
Ge­bro­chen bluo­men unde gras.
Vor dem walde in ei­nem tal,
“Tan­da­ra­dei”,
Schône sanc diu nah­te­gal.

Ich kam ge­gan­gen
Zuo der ouwe ;
Dô was mîn frie­del ko­men ê.
Dâ wart ich enp­fan­gen,
Hêre Frouwe,
Daz ich bin sæ­lic ie­mer mê.
Kus­ter mich ? Wol tû­sents­tunt !
“Tan­da­ra­dei”,
Seht wie rôt mir ist der munt ! »
— Dé­but dans la langue ori­gi­nale

« Sous les tilleuls, près de la bruyère, où était notre couche à nous deux, vous pour­riez trou­ver l’herbe et les fleurs bri­sées. À l’entrée de la fo­rêt, dans un val­lon, “la­run­dara dei”, chan­tait, chan­tait dou­ce­ment le ros­si­gnol.

Je m’étais ache­mi­née vers la prai­rie ; mon cher ami déjà y était venu. Je fus ac­cueillie, ô Reine du ciel6, je fus ac­cueillie à en être tou­jours heu­reuse. M’a-t-il bai­sée ? Ah, mille et mille fois ! “La­run­dara dei”, voyez comme ma bouche en est toute rou­gie ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Spach

« Sous le tilleul
Dans la bruyère,
Là où nous avions tous deux notre couche,
On peut voir
Fou­lées avec amour
Des fleurs et de l’herbe.
Dans un val­lon, à l’orée du bois,
“Tan­da­ra­dei”,
Le ros­si­gnol chan­tait.

J’allai
Dans la prai­rie ;
Mon bien-aimé y était ar­rivé avant moi.
Je fus ac­cueillie,
Sainte Vierge,
À me rendre heu­reuse à ja­mais.
S’il m’a em­bras­sée ? Bien mille fois !
“Tan­da­ra­dei”,
Voyez comme ma bouche est rouge ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Da­niel Frey et Mme Co­rinne Du­voi­sin (dans « His­toire de la poé­sie amou­reuse al­le­mande : du XIIe au XXe siècle », éd. Presses uni­ver­si­taires du Sep­ten­trion, coll. Lit­té­ra­tures de langue al­le­mande, Villeneuve-d’Ascq)

« Sous le tilleul
Sur la lande,
Où fut notre couche à tous deux,
Vous pour­rez trou­ver,
Jo­li­ment fou­lées,
Et les fleurs et l’herbe.
À l’orée du bois dans un val­lon,
“Tan­da­ra­daï”,
Qu’il chan­tait bien, le ros­si­gnol.

Quand j’arrivai
Dans la prai­rie,
Mon bel ami jà s’y trou­vait.
J’y fus par lui si bien re­çue,
Ma Noble Dame,
Que je suis heu­reuse à ja­mais.
Me baisa-t-il ? Bien mille fois !
“Tan­da­ra­daï”,
Voyez comme en rou­git ma bouche ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Mme Da­nielle Bu­schin­ger et M. Jean-Pierre Le­febvre (dans « An­tho­lo­gie bi­lingue de la poé­sie al­le­mande », éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque de la Pléiade, Pa­ris)

« Sous le tilleul
Dans la bruyère,
Où fut notre couche à tous deux,
On trou­ve­rait sans peine,
L’une aussi bien que l’autre
Sac­ca­gées, la fleur et l’herbe.
De­vant le bois, dans un val­lon,
“Tan­da­ra­dei”,
Le ros­si­gnol chan­tait bel­le­ment.

J’arrivai pas à pas
À la verte prai­rie ;
Mon ami était déjà là.
Alors, je fus re­çue,
Ô Bonne Mère,
De sorte que j’en ai du bon­heur à tou­jours.
M’embrassa-t-il ? Oui, mille fois !
“Tan­da­ra­dei”,
Voyez comme ma bouche est rouge ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de René Lasne (dans « An­tho­lo­gie bi­lingue de la poé­sie al­le­mande. Tome I. Des ori­gines à Höl­der­lin », éd. Gé­rard et Cie, coll. Ma­ra­bout uni­ver­sité, Ver­viers)

« Dans la bruyère,
Sous les tilleuls
Vint me trou­ver mon doux ami.
Dans la bruyère,
Nous étions seuls ;
Maint bou­quet nous avons cueilli.
Dans le val­lon bien dou­ce­ment,
“Tral­la­ra­dour”,
Cau­sait le ros­si­gnol chan­tant.

Par la prai­rie
Ah ! j’ai couru ;
Déjà m’attendaient mes amours.
En noble amie
Il me re­çut,
J’en suis heu­reuse pour tou­jours.
Ses bai­sers brû­laient-ils bien fort ?
“Tral­la­ra­dour”,
Voyez, ma bouche est rouge en­cor ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion d’Édouard Schuré (« Le Ros­si­gnol dis­cret » dans « L’Âme des temps nou­veaux : poèmes », éd. Per­rin, Pa­ris)

« Sous le tilleul, sur la lande, là où se trou­vait notre couche à nous deux, là vous pour­rez trou­ver jo­li­ment fou­lées les fleurs et les herbes. Dans un val­lon à l’orée du bois, “tan­da­ra­dei”, jo­li­ment chan­tait le ros­si­gnol.

J’arrivai dans la prai­rie ; mon bien-aimé y était avant moi. J’y fus si bien ac­cueillie — noble dame — qu’à ja­mais je suis com­blée de bon­heur. M’embrassa-t-il ? Bien mille fois ! “Tan­da­ra­dei”, voyez comme j’en ai la bouche rouge ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. An­ton Tou­ber (« L’Anthologie de la ly­rique al­le­mande mé­dié­vale (XIIe et XIIIe siècle) » dans « Cri­tica del testo », vol. 2, no 1, p. 181-193)

« Sous les tilleuls de la prai­rie, où nous re­po­sâmes en­semble, voyez les fleurs et les herbes bri­sées ! Dans un val­lon, près du pe­tit bois, “tan­da­ra­daï”, gaie­ment chan­tait le ros­si­gnol.

Lorsque je vins dans la prai­rie, ma douce amie m’y ac­cueillit et m’embrassa ; j’en suis heu­reux. “Tan­da­ra­daï”, voyez comme ma bouche est ver­meille ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion d’Alexandre Da­guet (« Les Trou­ba­dours ou Min­ne­sin­gers suisses : es­quisses bio­gra­phiques et lit­té­raires, pour ser­vir à l’histoire lit­té­raire de la Suisse du XIIe au XIVe siècle » dans « Re­vue suisse », vol. 3, p. 540-575)

« Sous les tilleuls,
Sur la bruyère,
On a dormi : nous étions seuls.
Ô doux mys­tère
Que [durent] tra­hir
L’herbe et les fleurs qu’on dut flé­trir !
Bois om­breux, fraîche val­lée,
“Tan­da­ra­dei”,
Ô chan­son d’amour en­vo­lée !

Cœur tout trem­blant,
Je suis ve­nue ;
Déjà m’attendait mon amant.
Je fus re­çue,
Vierge des cieux,
À ne dé­si­rer ja­mais mieux.
Ses bai­sers ? Ô douce chose !
“Tan­da­ra­dei”,
Voyez comme ma bouche est rose ! »
— Dé­but dans la tra­duc­tion d’Ernest Combes (dans « Pro­fils et Types de la lit­té­ra­ture al­le­mande », XIXe siècle)

« Sous le tilleul
De la bruyère,
C’est la qu’était notre couche ;
C’est là que vous trou­ve­rez
Belles fleurs et beau ga­zon
Aussi bien que fleurs et ga­zons fou­lés.
Sur la li­sière du bois, dans la val­lée,
“Tan­da­re­dei”,
Chan­tait dou­ce­ment le ros­si­gnol.

J’allai
Aux champs ;
Ce­lui que j’aime y était.
De quel amour je fus prise,
Vierge bé­nie !
Oui, j’en se­rai tou­jours heu­reuse.
M’a-t-il donné un bai­ser ? Oh ! mille !
“Tan­da­ra­dei”,
Voyez comme ma bouche est rouge. »
— Dé­but dans une tra­duc­tion in­di­recte et ano­nyme7 (« Wal­ther von der Vo­gel­weide » dans « Re­vue bri­tan­nique », sér. 2, vol. 5, p. 117-141)

Avertissement Cette tra­duc­tion n’a pas été faite sur l’original.

« Sous un tilleul,
Près de la bruyère,
Mon amant et moi, nous avions notre couche.
Là, vous pour­riez voir en­core
Comme nos deux corps
Ont écrasé les fleurs et le ga­zon.
Près de la fo­rêt, dans une val­lée,
“Tan­ta­ra­déi”,
Le ros­si­gnol chan­tait si dou­ce­ment.

(la­cune) »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Gon­zague de Rey­nold (dans « His­toire lit­té­raire de la Suisse au XVIIIe siècle. Tome II », éd. G. Bri­del, Lau­sanne, p. 316)

Téléchargez ces œuvres imprimées au format PDF

Voyez la liste com­plète des té­lé­char­ge­ments Voyez la liste complète

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. On ren­contre aussi la gra­phie « Un­ter den lin­den… ». Haut
  2. Par­fois tra­duit « Hé­las ! Où sont al­lées toutes mes an­nées », « Hé­las ! Que sont de­ve­nues toutes mes an­nées », « Ô tris­tesse ! Par où s’est-elle dis­per­sée, la gerbe de mes an­nées », « Hé­las ! Où sont-ils, mes ans éva­nouis », « Com­ment ont passé mes an­nées », « Mal­heur à moi ! Com­ment se sont éva­nouies, où se sont en­fuies les an­nées de ma vie », « Las, où sont-elles en al­lées, toutes mes an­nées ? », « Hé­las ! Où sont en­glou­ties toutes mes an­nées ? » ou « Hé­las ! Où donc ont-elles dis­paru, toutes mes an­nées ? ». Haut
  3. « Sa­tires et Por­traits », p. 121. Haut
  4. « Les Min­ne­sin­gers. Wal­ther von der Vo­gel­weide », p. 47. Haut
  1. id. p. 55. Haut
  2. L’expression « hêre frouwe », très dis­cu­tée, de­meure mal ex­pli­quée. Est-ce la for­mule d’accueil de l’ami : « ma bonne dame » ? Ou est-ce l’exclamation naïve de la jeune fille : « Sainte Vierge, bonté di­vine » ? Haut
  3. Cette tra­duc­tion a été faite sur celle d’Edmund William Gosse. Haut