Il s’agit de « Sous les tilleuls… » (« Under der linden… »1), « Hélas ! Comme toutes mes années se sont évaporées »2 (« Owê ! War sint verswunden alliu mîniu jâr ») et autres chants de Walther von der Vogelweide, dit Walther de la Vogelweide, le premier grand poète de langue allemande. « Qu’avez-vous fait », demanda-t-on une fois à Henri Heine3, « le premier jour de votre arrivée à Paris ? Quelle fut votre première course ? » On s’attendait à l’entendre nommer la place de la Concorde ou bien le Panthéon. « Tout de suite après mon arrivée », dit Heine, « j’étais allé à la Bibliothèque royale (l’actuelle Bibliothèque nationale de France) et je m’étais fait montrer par le conservateur le manuscrit des “Minnesingers”… Et c’est vrai : depuis des années, je désirais voir de mes yeux les chères feuilles qui nous ont conservé les poésies de Walther de la Vogelweide, le plus grand lyrique allemand. » À la fin du XIIe siècle, Vienne, ville aux confins de l’aire germanique, en devint la métropole artistique. Elle s’ennoblit par les chants des troubadours célèbres — les minnesingers (chantres d’amour) — dont l’Alsacien Reinmar de Haguenau, qui y transporta les formes et l’esprit de la poésie courtoise française. C’est sous sa direction que Vogelweide fit son apprentissage de poète. L’élève surpassa bientôt ses contemporains et son maître ; et c’est merveille de voir à quel point, entre ses mains habiles, le vieux haut-allemand s’assouplit et se radoucit. Cependant, malgré ses services et sa noblesse, Vogelweide était pauvre, et à la mort du duc Frédéric Ier d’Autriche, il resta sans protecteur. Il dut se résoudre à quitter Vienne et à mener une existence vagabonde. Cette date marque un tournant dans la littérature allemande. Au contact des écolâtres itinérants, goliards, jongleurs, Vogelweide étendit la forme du « minnelied » (« chanson d’amour ») à l’amour de la patrie, de la beauté, aux réflexions morales, aux sentiments plus personnels et plus villageois aussi, les jeunes paysannes remplaçant les châtelaines : « De l’Elbe jusqu’au Rhin », dit-il4, « et de là jusqu’aux frontières de Hongrie, se rencontrent bien les meilleures que j’aie vues… Si j’ai bon œil et bon jugement pour la beauté, pour la grâce, de par Dieu, je jurerais bien que chez nous les simples femmes valent mieux qu’ailleurs les grandes dames ». Une des compositions les plus gracieuses et les plus fraîches de Vogelweide est sa pastourelle « Sous les tilleuls… », où une jeune femme décrit, avec pudeur et simplicité, les joies qu’elle a éprouvées dans les bras de son amant, à l’ombre des arbres témoins.
le premier grand poète de langue allemande
Jusqu’ici, nous avons admiré le talent du poète dans la force de l’âge ; mais à l’heure où nous arrivons, sa tête blanchit, et le monde se teint de tristesse à mesure que le soleil disparaît derrière les montagnes. La douleur de Vogelweide éclate surtout quand, visitant le lieu de sa naissance, il y trouve tout changé : « Je ne reconnais plus ce qui m’était familier comme une main l’est à l’autre. Les hommes et le pays, où dès mon enfance j’ai été élevé, sont devenus pour moi des étrangers et des ombres mensongères. Ceux qui étaient les compagnons de mes jeux, sont paresseux et vieux. Le champ est dénudé, la forêt est défrichée ; si l’eau ne continuait à couler comme autrefois, vraiment je penserais qu’il n’y a point de malheur aussi grand que le mien ! »5 Que ces mots ont de la tristesse ! Quelle différence du temps où, reposant dans l’herbe à côté d’une amante, il chantait les amours champêtres ! Il fut enterré dans un monastère de Wurzbourg. Poète jusqu’à la fin, un trait de poésie éclaire encore ses dernières volontés. Lui qui, vivant, s’appela Pâture-des-oiseaux (Vogelweide), il demanda que les oiseaux du ciel retrouvassent tous les jours sur sa tombe les miettes de pain qu’il ne pouvait plus leur distribuer de sa main. Ce souhait fut longtemps respecté ; mais les moines finirent par s’en affranchir. Les oiseaux désertèrent la pierre devenue soudain inhospitalière ; et comme eux, le souvenir des hommes s’éloigna du « plus grand lyrique allemand » avant Gœthe.
Il n’existe pas moins de dix traductions françaises de « Sous les tilleuls… », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Louis Spach.
« Under der linden
An der heide,
Dâ unser zweier bette was,
Dâ muget ir vinden
Schône beide
Gebrochen bluomen unde gras.
Vor dem walde in einem tal,
“Tandaradei”,
Schône sanc diu nahtegal.Ich kam gegangen
Zuo der ouwe ;
Dô was mîn friedel komen ê.
Dâ wart ich enpfangen,
Hêre Frouwe,
Daz ich bin sælic iemer mê.
Kuster mich ? Wol tûsentstunt !
“Tandaradei”,
Seht wie rôt mir ist der munt ! »
— Début dans la langue originale
« Sous les tilleuls, près de la bruyère, où était notre couche à nous deux, vous pourriez trouver l’herbe et les fleurs brisées. À l’entrée de la forêt, dans un vallon, “larundara dei”, chantait, chantait doucement le rossignol.
Je m’étais acheminée vers la prairie ; mon cher ami déjà y était venu. Je fus accueillie, ô Reine du ciel6, je fus accueillie à en être toujours heureuse. M’a-t-il baisée ? Ah, mille et mille fois ! “Larundara dei”, voyez comme ma bouche en est toute rougie ! »
— Début dans la traduction de Spach
« Sous le tilleul
Dans la bruyère,
Là où nous avions tous deux notre couche,
On peut voir
Foulées avec amour
Des fleurs et de l’herbe.
Dans un vallon, à l’orée du bois,
“Tandaradei”,
Le rossignol chantait.J’allai
Dans la prairie ;
Mon bien-aimé y était arrivé avant moi.
Je fus accueillie,
Sainte Vierge,
À me rendre heureuse à jamais.
S’il m’a embrassée ? Bien mille fois !
“Tandaradei”,
Voyez comme ma bouche est rouge ! »
— Début dans la traduction de M. Daniel Frey et Mme Corinne Duvoisin (dans « Histoire de la poésie amoureuse allemande : du XIIe au XXe siècle », éd. Presses universitaires du Septentrion, coll. Littératures de langue allemande, Villeneuve-d’Ascq)
« Sous le tilleul
Sur la lande,
Où fut notre couche à tous deux,
Vous pourrez trouver,
Joliment foulées,
Et les fleurs et l’herbe.
À l’orée du bois dans un vallon,
“Tandaradaï”,
Qu’il chantait bien, le rossignol.Quand j’arrivai
Dans la prairie,
Mon bel ami jà s’y trouvait.
J’y fus par lui si bien reçue,
Ma Noble Dame,
Que je suis heureuse à jamais.
Me baisa-t-il ? Bien mille fois !
“Tandaradaï”,
Voyez comme en rougit ma bouche ! »
— Début dans la traduction de Mme Danielle Buschinger et M. Jean-Pierre Lefebvre (dans « Anthologie bilingue de la poésie allemande », éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris)
« Sous le tilleul
Dans la bruyère,
Où fut notre couche à tous deux,
On trouverait sans peine,
L’une aussi bien que l’autre
Saccagées, la fleur et l’herbe.
Devant le bois, dans un vallon,
“Tandaradei”,
Le rossignol chantait bellement.J’arrivai pas à pas
À la verte prairie ;
Mon ami était déjà là.
Alors, je fus reçue,
Ô Bonne Mère,
De sorte que j’en ai du bonheur à toujours.
M’embrassa-t-il ? Oui, mille fois !
“Tandaradei”,
Voyez comme ma bouche est rouge ! »
— Début dans la traduction de René Lasne (dans « Anthologie bilingue de la poésie allemande. Tome I. Des origines à Hölderlin », éd. Gérard et Cie, coll. Marabout université, Verviers)
« Dans la bruyère,
Sous les tilleuls
Vint me trouver mon doux ami.
Dans la bruyère,
Nous étions seuls ;
Maint bouquet nous avons cueilli.
Dans le vallon bien doucement,
“Trallaradour”,
Causait le rossignol chantant.Par la prairie
Ah ! j’ai couru ;
Déjà m’attendaient mes amours.
En noble amie
Il me reçut,
J’en suis heureuse pour toujours.
Ses baisers brûlaient-ils bien fort ?
“Trallaradour”,
Voyez, ma bouche est rouge encor ! »
— Début dans la traduction d’Édouard Schuré (« Le Rossignol discret » dans « L’Âme des temps nouveaux : poèmes », éd. Perrin, Paris)
« Sous le tilleul, sur la lande, là où se trouvait notre couche à nous deux, là vous pourrez trouver joliment foulées les fleurs et les herbes. Dans un vallon à l’orée du bois, “tandaradei”, joliment chantait le rossignol.
J’arrivai dans la prairie ; mon bien-aimé y était avant moi. J’y fus si bien accueillie — noble dame — qu’à jamais je suis comblée de bonheur. M’embrassa-t-il ? Bien mille fois ! “Tandaradei”, voyez comme j’en ai la bouche rouge ! »
— Début dans la traduction de M. Anton Touber (« L’Anthologie de la lyrique allemande médiévale (XIIe et XIIIe siècle) » dans « Critica del testo », vol. 2, no 1, p. 181-193)
« Sous les tilleuls de la prairie, où nous reposâmes ensemble, voyez les fleurs et les herbes brisées ! Dans un vallon, près du petit bois, “tandaradaï”, gaiement chantait le rossignol.
Lorsque je vins dans la prairie, ma douce amie m’y accueillit et m’embrassa ; j’en suis heureux. “Tandaradaï”, voyez comme ma bouche est vermeille ! »
— Début dans la traduction d’Alexandre Daguet (« Les Troubadours ou Minnesingers suisses : esquisses biographiques et littéraires, pour servir à l’histoire littéraire de la Suisse du XIIe au XIVe siècle » dans « Revue suisse », vol. 3, p. 540-575)
« Sous les tilleuls,
Sur la bruyère,
On a dormi : nous étions seuls.
Ô doux mystère
Que [durent] trahir
L’herbe et les fleurs qu’on dut flétrir !
Bois ombreux, fraîche vallée,
“Tandaradei”,
Ô chanson d’amour envolée !Cœur tout tremblant,
Je suis venue ;
Déjà m’attendait mon amant.
Je fus reçue,
Vierge des cieux,
À ne désirer jamais mieux.
Ses baisers ? Ô douce chose !
“Tandaradei”,
Voyez comme ma bouche est rose ! »
— Début dans la traduction d’Ernest Combes (dans « Profils et Types de la littérature allemande », XIXe siècle)
« Sous le tilleul
De la bruyère,
C’est la qu’était notre couche ;
C’est là que vous trouverez
Belles fleurs et beau gazon
Aussi bien que fleurs et gazons foulés.
Sur la lisière du bois, dans la vallée,
“Tandaredei”,
Chantait doucement le rossignol.J’allai
Aux champs ;
Celui que j’aime y était.
De quel amour je fus prise,
Vierge bénie !
Oui, j’en serai toujours heureuse.
M’a-t-il donné un baiser ? Oh ! mille !
“Tandaradei”,
Voyez comme ma bouche est rouge. »
— Début dans une traduction indirecte et anonyme7 (« Walther von der Vogelweide » dans « Revue britannique », sér. 2, vol. 5, p. 117-141)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
« Sous un tilleul,
Près de la bruyère,
Mon amant et moi, nous avions notre couche.
Là, vous pourriez voir encore
Comme nos deux corps
Ont écrasé les fleurs et le gazon.
Près de la forêt, dans une vallée,
“Tantaradéi”,
Le rossignol chantait si doucement.(lacune) »
— Début dans la traduction de Gonzague de Reynold (dans « Histoire littéraire de la Suisse au XVIIIe siècle. Tome II », éd. G. Bridel, Lausanne, p. 316)
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- Jean-Paul Bled, « La Cour d’Autriche » dans « Histoire mondiale des Cours, de l’Antiquité à nos jours » (éd. Perrin, Paris)
- Albert Lange, « Un Trouvère allemand : étude sur Walther von der Vogelweide » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- André Moret, « Anthologie du minnesang : textes » (éd. Aubier-Montaigne, coll. Bibliothèque de philologie germanique, Paris).
- On rencontre aussi la graphie « Unter den linden… ».
- Parfois traduit « Hélas ! Où sont allées toutes mes années », « Hélas ! Que sont devenues toutes mes années », « Ô tristesse ! Par où s’est-elle dispersée, la gerbe de mes années », « Hélas ! Où sont-ils, mes ans évanouis », « Comment ont passé mes années », « Malheur à moi ! Comment se sont évanouies, où se sont enfuies les années de ma vie », « Las, où sont-elles en allées, toutes mes années ? », « Hélas ! Où sont englouties toutes mes années ? » ou « Hélas ! Où donc ont-elles disparu, toutes mes années ? ».
- « Satires et Portraits », p. 121.
- « Les Minnesingers. Walther von der Vogelweide », p. 47.