Isocrate, « Œuvres complètes. Tome III »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du « Dis­cours sur la per­mu­ta­tion » (« Peri tês an­ti­do­seôs »1) et autres dis­cours d’apparat d’Isocrate, cé­lèbre pro­fes­seur d’éloquence grecque (Ve-IVe siècle av. J.-C.). Son père, qui pos­sé­dait une fa­brique de flûtes, s’était suf­fi­sam­ment en­ri­chi pour se pro­cu­rer de quoi vivre dans l’abondance et se mettre en état de don­ner à ses en­fants la meilleure édu­ca­tion pos­sible. Chez les Athé­niens, la prin­ci­pale par­tie de l’éducation était alors l’étude de l’éloquence. C’était le don par le­quel l’homme mon­trait sa su­pé­rio­rité et son mé­rite : « Grâce à [ce] don qui nous est ac­cordé de nous per­sua­der mu­tuel­le­ment et de nous rendre compte à nous-mêmes de nos vo­lon­tés », dit Iso­crate2, « non seule­ment nous avons pu nous af­fran­chir de la vie sau­vage, mais nous nous sommes réunis, nous avons bâti des villes, éta­bli des lois, in­venté des arts ; et c’est ainsi que nous de­vons à la pa­role le bien­fait de presque toutes les créa­tions de notre es­prit… Et s’il faut tout dire en un mot sur cette grande fa­culté de l’homme, rien n’est fait avec in­tel­li­gence sans le se­cours de la pa­role ; elle est le guide de nos ac­tions comme de nos pen­sées, et les hommes d’un es­prit su­pé­rieur sont ceux qui s’en servent avec le plus d’avantages. » Ces ré­flexions et d’autres sem­blables dé­ter­mi­nèrent Iso­crate à consa­crer sa car­rière à l’éloquence. Mais sa ti­mi­dité in­sur­mon­table et la fai­blesse de sa voix ne lui per­mirent ja­mais de par­ler en pu­blic, du moins de­vant les grandes foules. Les as­sem­blées pu­bliques, com­po­sées quel­que­fois de six mille ci­toyens, exi­geaient de l’orateur qui s’y pré­sen­tait, non seule­ment de la har­diesse, mais une voix forte et so­nore. Iso­crate man­quait de ces deux qua­li­tés. Ne pou­vant par­ler lui-même, il dé­cida de l’apprendre aux autres et ou­vrit une école à Athènes. Sur la fin de sa vie, et dans le temps où sa ré­pu­ta­tion ne lais­sait plus rien à dé­si­rer, il di­sait avec un vé­ri­table re­gret : « Je prends dix mines pour mes le­çons, mais j’en paye­rais vo­lon­tiers dix mille à ce­lui qui pour­rait me don­ner de l’assurance et une bonne voix ». Et quand on lui de­man­dait com­ment, n’étant pas ca­pable de par­ler, il en ren­dait les autres ca­pables : « Je suis », di­sait-il3, « comme la pierre à ra­soir, qui ne coupe pas elle-même, mais qui donne au fer la fa­ci­lité de cou­per ».

Ne pou­vant par­ler lui-même, il dé­cida de l’apprendre aux autres et ou­vrit une école à Athènes

Les ou­vrages d’Isocrate ne sont pas sans dé­faut. Il faut avouer que l’art s’y montre trop à dé­cou­vert ; que l’orateur ne dis­si­mule pas avec as­sez de soin les fi­gures qu’il em­ploie et qu’il pousse quel­que­fois trop loin. « Iso­crate, dans l’ambition qu’il a de vou­loir tout am­pli­fier par l’éloquence, est, je ne sais com­ment, tombé dans une faute de pe­tit éco­lier. L’objet [de son] “Pa­né­gy­rique” est de mon­trer que la cité d’Athènes a rendu plus de ser­vices à la Grèce que [Sparte] ; eh bien, voici son dé­but : “Puisqu’il est dans la na­ture même de l’éloquence de dé­ve­lop­per di­ver­se­ment les mêmes su­jets, de ra­bais­ser ce qui est grand, de don­ner de la gran­deur à ce qui en est privé, de pré­sen­ter sous une forme nou­velle les faits an­ciens, de re­vê­tir les faits nou­veaux d’une ap­pa­rente an­ti­quité…”4 Est-ce donc ainsi, Iso­crate, dira quelqu’un, que tu vas chan­ger les rap­ports entre [Sparte] et Athènes ? En ef­fet, un pa­reil éloge de l’éloquence est presque une ex­hor­ta­tion, un exorde pour in­vi­ter l’auditoire à se dé­fier des pa­roles de l’orateur », dit l’auteur du livre « Du su­blime ». Mais ces mé­ca­nismes de l’éloquence qu’Isocrate n’a pas su ca­cher à ses lec­teurs dans ses ou­vrages, il les a ad­mi­ra­ble­ment ex­pli­qués à ses dis­ciples dans son école. Il a formé non seule­ment de grands ora­teurs, mais éga­le­ment des écri­vains ha­biles, de fa­meux po­li­tiques, d’excellents maîtres en tout genre, qui al­laient por­ter à leur tour dans les dif­fé­rentes villes « de la Si­cile, du Pont et d’autres contrées grecques »5 d’où ils étaient ve­nus l’entendre, le goût de l’éloquence et le fruit de ses ins­truc­tions. « Son école », dit Ci­cé­ron, « sem­blable au che­val de Troie, semble n’avoir en­fanté que des hé­ros. »6 Ailleurs, le même Ci­cé­ron com­pare la mai­son d’Isocrate « à un gym­nase, à un ate­lier de pa­roles ou­vert à toute la Grèce »7. Sans avoir été un homme de gé­nie, Iso­crate a été donc un homme de ta­lent qui a dé­blayé et ou­vert les voies, et qui a pré­paré et réuni les ma­té­riaux de l’avenir : « Il a dressé le moule où d’admirables ar­tistes fe­ront en­suite cou­ler à flots le mé­tal en fu­sion, le bronze de leurs im­mor­telles sta­tues », dit très bien un hel­lé­niste8.

Il n’existe pas moins de trois tra­duc­tions fran­çaises du « Dis­cours sur la per­mu­ta­tion », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Aimé-Marie-Gaspard, duc de Cler­mont-Ton­nerre.

« Ὃ δὲ πάντων δεινότατον, ὅτι καθ’ ἕκαστον τὸν ἐνιαυτὸν θεωροῦντες ἐν τοῖς θαύμασιν τοὺς μὲν λέοντας πραότερον διακειμένους πρὸς τοὺς θεραπεύοντας ἢ τῶν ἀνθρώπων ἔνιοι πρὸς τοὺς εὖ ποιοῦντας, τὰς δ’ ἄρκτους καλινδουμένας καὶ παλαιούσας καὶ μιμουμένας τὰς ἡμετέρας ἐπιστήμας, οὐδ’ ἐκ τούτων δύνανται γνῶναι τὴν παιδείαν καὶ τὴν ἐπιμέλειαν, ὅσην ἔχει δύναμιν, οὐδ’ ὅτι ταῦτα πολὺ ἂν θᾶττον τὴν ἡμετέραν φύσιν ἢ τὴν ἐκείνων ὠφελήσειεν· ὥστ’ ἀπορῶ πότερον ἄν τις δικαιότερον θαυμάσειεν τὰς πραότητας τὰς τοῖς χαλεπωτάτοις τῶν θηρίων ἐγγιγνομένας ἢ τὰς ἀγριότητας τὰς ἐν ταῖς ψυχαῖς τῶν τοιούτων ἀνθρώπων ἐνούσας. »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Mais ce qui pa­raît en­core plus étrange, c’est que, lorsque nous voyons chaque an­née, dans les spec­tacles, les lions mon­trer plus de dou­ceur en­vers ceux qui leur donnent des soins, que quelques hommes ne montrent de re­con­nais­sance en­vers leurs bien­fai­teurs ; les ours se rou­ler, lut­ter, imi­ter nos exer­cices ; [ces gens] ne peuvent pas ap­pré­cier, même en voyant ces ré­sul­tats, com­bien est grande la puis­sance de l’éducation et des soins, et com­ment ces soins peuvent bien plu­tôt amé­lio­rer notre na­ture que celle des ani­maux. D’où il ré­sulte que j’hésite sur ce qui doit le plus jus­te­ment éton­ner : ou de ces ins­tincts de dou­ceur qui se ren­contrent dans les ani­maux les plus fé­roces, ou des sen­ti­ments sau­vages qui existent dans l’âme de pa­reils hommes. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion du duc de Cler­mont-Ton­nerre

« Chose tout à fait étrange : alors que chaque an­née ils voient, dans les spec­tacles of­ferts à la cu­rio­sité, des lions qui montrent plus de dou­ceur en­vers qui s’occupe d’eux que cer­tains hommes en­vers leurs bien­fai­teurs ; des ours qui dansent, luttent et imitent ce que nous sa­vons faire ; même de­vant cela, ces gens ne peuvent com­prendre quelle est la va­leur de l’éducation et des soins, ni com­bien ces moyens in­flue­raient plus vite sur la na­ture hu­maine que sur celle des ani­maux. Aussi dois-je me de­man­der s’il ne faut pas ad­mi­rer la dou­ceur que l’on fait naître chez les bêtes les plus fé­roces, à plus juste titre que la bru­ta­lité im­plan­tée dans l’âme de ces hommes. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Georges Ma­thieu (éd. Les Belles Lettres, coll. des uni­ver­si­tés de France, Pa­ris)

« Et ce qui est en­core plus étrange, [ces gens] voient tous les ans, dans les spec­tacles of­ferts à la cu­rio­sité, des lions ap­pri­voi­sés qui montrent plus de dou­ceur en­vers les maîtres qui les soignent que beau­coup d’hommes en­vers leurs bien­fai­teurs ; des ours qui dansent, qui luttent, qui imitent nos exer­cices ; et ces exemples ne leur font pas com­prendre l’efficacité de la mé­thode et de l’éducation, ils ne voient pas que la na­ture de l’homme en re­ce­vra plus vite que celle des bêtes la sa­lu­taire in­fluence ! En vé­rité, je ne sais ce qui doit le plus éton­ner, de la rai­son à la­quelle on amène les bêtes les plus fé­roces, ou de la bru­ta­lité qui pa­raît dans l’âme de ces hommes. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Auguste Car­te­lier (XIXe siècle)

« Om­nium au­tem maxime mi­ran­dum est quod, quum quo­tan­nis leones in spec­ta­cu­lis in­tuean­tur man­sue­tiore erga cu­ra­tores suos animo quam non­nul­los ho­mines erga eos a qui­bus be­ne­fi­cia ac­ce­pe­runt, et ur­sos sese vo­lu­tantes et luc­tantes et nos­tra ar­ti­fi­cia imi­tantes, ne ex his qui­dem exem­plis co­gnos­cere pos­sunt, quan­tam vim cura et ins­ti­tu­tio ha­beat, hasque multo fa­ci­lius nos­træ in­doli quam illo­rum pro­desse. Itaque mihi non constat, utrum quis jus­tius mi­re­tur man­sue­tu­di­nem quæ vel in fe­ro­cis­si­mis ani­ma­li­bus re­pe­ria­tur, an fe­ri­ta­tem quæ in ani­mis ta­lium ho­mi­num in­sit. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine d’Ernst An­ton Ju­lius Ah­rens (XIXe siècle)

« Om­nium au­tem gra­vis­si­mum est, si sin­gu­lis an­nis contuentes in spec­ta­cu­lis leones man­sue­tiores erga suos cu­ra­tores quam quos­dam ho­mines erga suos be­ne­fac­tores, ur­sasque sese ver­santes luc­tan­tesque ac nos­tras artes imi­tantes, ne hinc qui­dem co­gnos­cere va­leant quan­tam ins­ti­tu­tio et cura vim ha­beant, quamque eæ ce­le­rius nos­træ na­turæ quam bel­lua­rum pro­desse queant. Itaque po­tiore ne jure mi­re­tur quis man­sue­tu­di­nem fe­ro­cis­si­mis bel­luis in­duc­tam, an fe­ri­ta­tem quæ ani­mis is­tius­modi ho­mi­num in­est ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine du car­di­nal An­gelo Mai (XIXe siècle)

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  1. En grec « Περὶ τῆς ἀντιδόσεως ». Cette œuvre n’est connue en en­tier que de­puis l’édition don­née, en 1812, par An­dré Mous­toxy­dis. Haut
  2. « Ni­co­clès à ses su­jets », sect. 3. Haut
  3. Plu­tarque, « Vies des dix ora­teurs grecs », vie d’Isocrate. Haut
  4. « Pa­né­gy­rique », sect. 2. Haut
  1. « Dis­cours sur la per­mu­ta­tion », sect. 26 (19). Haut
  2. En la­tin « Cu­jus e ludo, tam­quam ex equo Tro­jano, meri prin­cipes exie­runt ». Haut
  3. En la­tin « Cu­jus do­mus cunctæ Græ­ciæ quasi lu­dus qui­dam pa­tuit atque of­fi­cina di­cendi ». Haut
  4. Georges Per­rot. Haut