Il s’agit du « Génie du christianisme » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
France
Chateaubriand, « Le Génie du christianisme. Tome II »
Il s’agit du « Génie du christianisme » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Le Génie du christianisme. Tome I »
Il s’agit du « Génie du christianisme » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Volney, « Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des Empires »
Il s’agit des « Ruines, ou Méditation sur les révolutions des Empires » de Constantin-François de Chassebœuf, voyageur et littérateur français, plus connu sous le surnom de Volney (XVIIIe-XIXe siècle). Il perdit sa mère à deux ans et fut laissé entre les mains d’une vieille parente, qui l’abandonna dans un petit collège d’Ancenis. Le régime de ce collège était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée ; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu’en grondant et ne grondait qu’en frappant. Volney souffrait d’autant plus que son père ne venait jamais le voir et ne paraissait jamais avoir pour lui cette sollicitude que témoigne un père envers son fils. L’enfant avançait pourtant dans ses études et était à la tête de ses classes. Soit par nature, soit par suite de l’abandon de son père, soit les deux, il se plaisait dans la méditation solitaire et taciturne, et son génie n’attendait que d’être libéré pour se développer et pour prendre un essor rapide. L’occasion ne tarda pas à se présenter : une modique somme d’argent lui échut. Il résolut de l’employer à acquérir, dans un grand voyage, un fonds de connaissances nouvelles. La Syrie et l’Égypte lui parurent les pays les plus propres aux observations historiques et morales dont il voulait s’occuper. « Je me séparerai », se promit-il 1, « des sociétés corrompues ; je m’éloignerai des palais où l’âme se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s’avilit par la misère ; j’irai dans la solitude vivre parmi les ruines ; j’interrogerai les monuments anciens… par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les Empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. » Mais pour visiter ces pays avec fruit, il fallait en connaître la langue : « Sans la langue, l’on ne saurait apprécier le génie et le caractère d’une nation : la traduction des interprètes n’a jamais l’effet d’un entretien direct », pensait-il 2. Cette difficulté ne rebuta point Volney. Au lieu d’apprendre l’arabe en Europe, il alla s’enfermer durant huit mois dans un couvent du Liban, jusqu’à ce qu’il fût en état de parler cette langue commune à tant d’Orientaux.
Galland, « Les “Mille et une Nuits” : contes arabes. Tome I »
Il s’agit des « Mille et une Nuits » (« Alf layla wa-layla » 1), contes arabes. Rarement, la richesse de la narration et les trésors de l’imagination ont été dépensés dans une œuvre avec plus de prodigalité ; et rarement, une œuvre a eu une réussite plus éclatante que celle des « Mille et une Nuits » depuis qu’elle a été transportée en France par l’orientaliste Antoine Galland au commencement du XVIIIe siècle. De là, elle a immédiatement rempli le monde de sa renommée, et depuis, son succès n’a fait que croître de jour en jour, sans souffrir ni des caprices de la mode ni du changement des goûts. Quelle extraordinaire fécondité dans ces contes ! Quelle variété ! Avec quel inépuisable intérêt on suit les aventures enchanteresses de Sindbad le Marin ou les merveilles opérées par la lampe d’Aladdin : « C’est dans l’Orient même que l’enfance du genre humain se montre avec toute sa grâce et toute sa naïveté », dit Édouard Gauttier d’Arc 2. « On y chercherait en vain ou ces teintes mélancoliques du Nord, ou ces allusions sérieuses et profondes [des] Grecs. [Ici], on voit que l’imagination ne s’est mise en œuvre que pour se créer à elle-même des plaisirs… Ces génies qu’elle a produits, vont répandant partout les perles, l’or, les diamants ; ils élèvent en un instant des palais superbes ; ils livrent à celui qu’ils favorisent, des houris 3 enchanteresses ; ils l’accablent, en un mot, de toutes les jouissances, sans qu’il se donne aucune peine pour les acquérir. Il faut aux Orientaux un bonheur facile et complet ; ils le veulent sans nuages, comme le soleil qui les éclaire. »
Galland, « Journal, [pendant] la période parisienne. Tome I (1708-1709) »
éd. Peeters, coll. Association pour la promotion de l’histoire et de l’archéologie orientales-Mémoires, Louvain
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
Galland, « Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome II »
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
Galland, « Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome I »
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
Graffigny, « Lettres d’une Péruvienne »
Il s’agit des « Lettres d’une Péruvienne » de Françoise de Graffigny 1, femme de lettres française (XVIIIe siècle), dont le bel esprit et l’élégance du style firent dirent à un critique 2 « qu’elle faisait infidélité à son sexe, en usurpant les talents du nôtre ». Née Françoise d’Happoncourt, elle fut mariée — ou pour mieux dire — sacrifiée à François Huguet de Graffigny, homme emporté, jaloux et extrêmement violent. Dès les premières années de vie conjugale, elle se vit exposée aux mépris et aux insultes ; des injures, son mari en vint aux coups, et la chose fit tant d’éclat qu’étant parvenue à la police, il y eut ordre d’emprisonner cet homme brutal qui, sitôt relâché, fit suivre ses premiers excès par quantité d’autres. Il lui arriva plusieurs fois de terrasser son épouse à coups de pied et de poing, et après une fausse couche qu’elle eut, de lui mettre l’épée nue sur l’estomac. La pauvre femme perdit tous ses enfants en bas âge et eut beaucoup à souffrir ; la lettre suivante le montre assez : « Mon cher père », y dit Graffigny 3, « je suis obligée dans l’extrémité où je me trouve de vous supplier de ne me point abandonner et de m’envoyer au plus vite chercher par M. de Rarécourt, car je suis en grand danger et suis toute brisée de coups. Je me jette à votre miséricorde et vous prie que ce soit bien vite ». Après avoir pendant de longues années donné des preuves d’une patience héroïque, elle parvint à obtenir une séparation juridique. Libérée des horribles chaînes qu’elle avait trop longtemps portées, elle vint à Paris. Sa vie n’avait été qu’un tissu de malheurs et de désagréments, et ce fut dans ces malheurs qu’elle puisa le sentiment d’une immense tristesse, d’une mélancolie de tous les instants qui caractérisa son roman « Lettres d’une Péruvienne » : « Il ne me reste », y dit-elle 4, « que la triste consolation de [vous] peindre mes douleurs… Que j’ai de joie à [vous les] dire, à leur donner toutes les sortes d’existences qu’elles peuvent avoir ! Je voudrais les tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m’environne, et les exprimer dans toutes les langues ». Mais ce roman et un ou deux autres qu’elle écrivit n’égalèrent jamais tout à fait celui de sa vie ; et plus encore que dans les « Lettres d’une Péruvienne », les lecteurs trouveront de l’intérêt dans les milliers de lettres qui constituent sa véritable « Correspondance ».
Voltaire, « Contes et Romans. Tome III »
éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence
Il s’agit de « La Princesse de Babylone » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.
Voltaire, « Contes et Romans. Tome II »
éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence
Il s’agit de « Candide » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.
Voltaire, « Contes et Romans. Tome I »
éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence
Il s’agit de « Micromégas » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.
Chateaubriand, « Les Martyrs, ou le Triomphe de la religion chrétienne. Tome III »
Il s’agit des « Martyrs » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »