Attar, «Le Langage des oiseaux : poème de philosophie religieuse»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Lan­gage des oi­seaux» 1Man­tik al­taïr» 2) de Fé­rid-ed­din At­tar 3 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je consi­dère At­tar comme le meilleur poète mys­tique de la Perse. Certes, le nombre des Per­sans qui se sont dis­tin­gués dans le genre est si consi­dé­rable, et plu­sieurs d’entre eux ont ac­quis tant de gloire, que cette opi­nion peut pa­raître ha­sar­dée. Sous le rap­port du choix des pen­sées et de la grâce de l’expression, Djé­lâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien in­fé­rieur; mais de toutes les idées de ce cé­lèbre dis­ciple, je dé­fie­rais d’en trou­ver une qui n’appartienne pas à At­tar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : «At­tar a par­couru les sept ci­tés de l’Amour, tan­dis que j’en suis tou­jours au tour­nant d’une ruelle» 4; et en­core : «At­tar fut l’âme du mys­ti­cisme, et Sa­naï fut ses yeux; je ne fais que suivre leurs traces» 5. Fé­rid-ed­din exerça d’abord la pro­fes­sion de par­fu­meur, ainsi que l’indique son sur­nom d’Attar («qui fa­brique ou qui vend des par­fums»). Il avait une bou­tique très élé­gante, qui at­ti­rait les re­gards du pu­blic et qui flat­tait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était as­sis sur le de­vant de sa bou­tique avec l’apparence d’un homme im­por­tant, un fou, ou pour mieux dire, un re­li­gieux très avancé dans la vie spi­ri­tuelle 6, vint à sa porte, jeta un re­gard sur les mar­chan­dises qui étaient éta­lées, puis poussa un pro­fond sou­pir. At­tar, étonné, le pria de pas­ser son che­min. «Tu as rai­son», lui ré­pon­dit l’inconnu, «le voyage de l’éternité est fa­cile pour moi. Je ne suis pas em­bar­rassé dans ma marche, car je n’ai au monde que mon froc. Il n’en est mal­heu­reu­se­ment pas ainsi de toi, qui pos­sèdes tant de pré­cieuses mar­chan­dises. Songe donc à te pré­pa­rer à ce voyage.» 7

un ma­gni­fique col­lier, formé des perles et des dia­mants les plus pré­cieux de l’écrin spi­ri­tuel

Ce dis­cours, se­lon les bio­graphes ori­gi­naux, fit une vive im­pres­sion sur l’esprit d’Attar; il aban­donna sa bou­tique au pillage et re­nonça en­tiè­re­ment aux af­faires de ce monde. Il se li­vra aux gé­mis­se­ments et aux prières, qui rem­pla­cèrent pour lui les oc­cu­pa­tions du com­merce; de pri­son­nier qu’il était au­pa­ra­vant dans les liens de l’ambition et du lucre, il de­vint cap­tif sous les lois de la mé­lan­co­lie, mais d’une mé­lan­co­lie me­nant à l’anéantissement en Dieu. Il consa­cra soixante-dix ans de sa vie à re­cueillir une mul­ti­tude d’anecdotes sur les sou­fis et sur les chei­khs. Au­cun avant lui n’avait ra­massé au­tant de traits his­to­riques de ce genre; au­cun aussi n’avait pé­né­tré plus pro­fon­dé­ment que lui dans le sens des pen­sées les plus su­blimes et des al­lé­go­ries les plus sub­tiles de la doc­trine spi­ri­tuelle. «Ca­ché dans une pro­fonde re­traite, sa porte n’était ou­verte à per­sonne», dit un cri­tique 8. «Les mys­tères de la spi­ri­tua­lité s’offraient à lui par mil­liers et à dé­cou­vert dans sa cel­lule, comme au­tant de beau­tés en­core vierges qui laissent tom­ber leur voile en s’asseyant sur le trône conju­gal; les vé­ri­tés les plus im­pé­né­trables et les plus in­ac­ces­sibles à l’homme par­ta­geaient le se­cret de sa re­traite, comme la nou­velle épouse par­tage avec son époux l’appartement nup­tial.» On dit de ses poèmes mys­tiques qu’ils sont un tré­sor in­épui­sable de pré­ceptes utiles et d’avis rem­plis de sa­gesse, ou bien un ma­gni­fique col­lier, formé des perles et des dia­mants les plus pré­cieux de l’écrin spi­ri­tuel.

Il n’existe pas moins de trois tra­duc­tions fran­çaises du «Lan­gage des oi­seaux», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Gar­cin de Tassy.

«زین سخن مرغان وادی سر به سر
سرنگون گشتند در خون جگر
جمله دانستند کین شیوه کمان
نیست بر بازوی مشتی ناتوان
زین سخن شد جان ایشان بی‌قرار
هم در آن منزل بسی مردند زار
وان همه مرغان همه آن جایگاه
سر نهادند از سر حسرت به راه
سالها رفتند در شیب و فراز
صرف شد در راهشان عمری دراز
آنچ ایشان را درین ره رخ نمود
کی تواند شرح آن پاسخ نمود
گر تو هم روزی فروآیی به راه
عقبهٔ آن ره کنی یک یک نگاه
بازدانی آنچ ایشان کرده‌اند
روشنت گردد که چون خون خورده‌اند
»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Lorsque tous les oi­seaux eurent en­tendu le dis­cours de la huppe, ils bais­sèrent la tête et eurent le cœur en­san­glanté. Ils com­prirent tous que cet arc dif­fi­cile à tendre ne conve­nait pas à un poi­gnet im­puis­sant. Ils furent donc en grand émoi à cause du dis­cours de la huppe, et un bon nombre d’entre eux mou­rurent même dans le lieu de leur réunion. Quant aux autres, ils se dé­ci­dèrent au même mo­ment, sans être re­ve­nus de leur stu­pé­fac­tion, à se mettre en route. Ils voya­gèrent des an­nées en­tières par monts et par vaux, et une grande par­tie de leur vie s’écoula du­rant ce voyage. Com­ment pou­voir dé­ve­lop­per conve­na­ble­ment ce qui leur ar­riva pen­dant le che­min? Il fau­drait le suivre soi-même un jour pour y je­ter un coup d’œil et en voir les si­nuo­si­tés. Alors on sau­rait ce que firent ces oi­seaux; on ap­pren­drait tout ce qu’ils souf­frirent.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Gar­cin de Tassy

«Après avoir ouï le ré­cit de la huppe
Les oi­seaux pè­le­rins au seuil des sept val­lées
Furent aba­sour­dis, le cœur en­san­glanté
Tous les oi­seaux avaient bien saisi qu’un tel arc
Ne peut être bandé par un bras im­puis­sant
Ces mots plon­gèrent donc leur âme dans la tour­mente
Et dans cette sta­tion, nom­breux ren­dirent l’âme
Les autres, tous en­semble, em­bra­sés de dé­sir
Dé­ci­dèrent de se mettre en route sur-le-champ
Ainsi ils voya­gèrent, bien des an­nées du­rant
Par les monts et les vaux, une vie tout en­tière
Mais de tout ce qu’ils virent et de ce qu’ils vé­curent
Com­ment ren­drais-je compte? Que pour­rais-je bien dire?
Il te fau­drait toi-même par­cou­rir le che­min
Pour en suivre de près les tours et les dé­tours
C’est alors seule­ment que tu sau­ras vrai­ment
Ce qu’ils ont ac­com­pli et ce qu’ils ont souf­fert»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Leïli An­var («Le Can­tique des oi­seaux», éd. D. de Sel­liers, Pa­ris)

«À ces pa­roles, tous les oi­seaux de la val­lée
Furent bou­le­ver­sés, le cœur en­san­glanté.
Tous réa­li­sèrent que cette sorte d’arc
Ré­clame une force de bras que n’ont pas les faibles.
Par ces pa­roles, leur âme fut ac­ca­blée,
Dans cette sta­tion, beau­coup d’entre eux pé­rirent la­men­ta­ble­ment.
Et tous les autres oi­seaux de cet en­droit
Se mirent en route et s’orientèrent avec re­gret sur le che­min.
Des an­nées du­rant, ils voya­gèrent par monts et par vaux,
Et une longue pé­riode de leur vie s’écoula dans cette tra­ver­sée.
Tout ce qui leur est ar­rivé sur ce che­min,
Com­ment peut-on le dé­crire et l’expliquer?
Si toi aussi tu par­viens un jour sur ce che­min,
Tu ver­ras une par une les dif­fi­cul­tés de cette Voie.
Tu sau­ras tout ce qu’ils ont fait,
La peine qu’ils ont éprou­vée de­vien­dra claire pour toi.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Ma­ni­jeh Vos­sou­ghi Nouri («Le Lan­gage des oi­seaux», éd. du Cerf, coll. Pa­tri­moines-Is­lam, Pa­ris)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. Titre em­prunté au Co­ran, XXVII, 16 : «Sa­lo­mon hé­rita de Da­vid et il dit : “Ô vous les hommes! On nous a ap­pris le lan­gage des oi­seaux. Nous avons été com­blés de tous les biens”». Haut
  2. En per­san «منطقالطیر». Par­fois trans­crit «Man­tegh ot-teyr», «Man­teq ut-tayr», «Man­tic ut­taïr», «Man­teq-at-tayr», «Manṭeq al-ṭeyr», «Man­tik al thaïr», «Man­tek at-tair» ou «Manṭiq al-ṭayr». Haut
  3. En per­san فریدالدین عطار. Par­fois trans­crit Fa­rî­dod­dîn ’At­târ, Fé­ryd-ed­dyn At­thar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Fe­ri­dud­din At­tar, Fa­ri­dud­dine At­tar, Fa­ri­dad­din At­tar ou Fa­rîd-ud-Dîn ‘At­târ. Haut
  4. En per­san

    «هفت شهر عشق راعطار گشت
    ماهنوز اندر خم یک کوچهایم
    ».

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  1. En per­san

    «عطار روح بود و سنایی دو چشم او
    ما از پی سنایی و عطار آمدیم
    ».

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  2. Les fous sont re­gar­dés comme des saints dans la Perse et dans l’Inde, et ran­gés parmi les sou­fis. Haut
  3. Dans Tassy, «La Poé­sie phi­lo­so­phique et re­li­gieuse chez les Per­sans, d’après le “Man­tic ut­taïr”, ou le “Lan­gage des oi­seaux”, de Fa­rid-ud­din At­tar». Haut
  4. Dau­let­schah Gazi de Sa­mar­cande. Haut