Il s’agit de « Cinq-Mars » d’Alfred de Vigny, poète français à la destinée assez triste. Seul — ou presque seul — de tous les romantiques, il n’a pas fait école. On ne l’a pas suivi dans ses démarches littéraires. On l’a remarqué sans en rien dire à personne, sans qu’au surplus il s’en plaignît lui-même. Il était né cinq ans avant Victor Hugo, sept ans après Lamartine. Mais tandis que les noms de ces deux géants remplissaient toutes les bouches, ce n’étaient pas ses « Poésies », mais un assez mauvais drame — « Chatterton » en 1835 — qui tirait ce poète, pour quelques jours à peine, de sa retraite un peu mystérieuse, de sa sainte solitude où il rentrait aussitôt. À quoi cela tient-il ? À ses défauts d’abord, dont il faut convenir. Souvent, ses productions manquent de forte couleur et de relief. Aucune n’est avortée, mais presque toutes sont languissantes et maladives. Leur étiolement, comme celui de toutes les générations difficiles en vase clos, vient de ce qu’elles ont séjourné trop longtemps dans l’esprit de leur auteur. Il ne les a créées qu’en s’isolant complètement dans son silence, comme dans une tour inaccessible : « [Ses] poésies sont nées, non comme naissent les belles choses vivantes — par une chaude génération, mais comme naissent les… choses précieuses et froides, les perles, les coraux… avec lesquels elles ont de l’affinité — par agglutination, cohésion lente, invisible condensation », déclare un critique 1. « L’exécution de Vigny souvent brillante et toujours élégante n’a pas moins quelque chose d’habituellement pénible et de laborieux… Et d’une manière générale, jusque dans ses plus belles pièces, jusque dans “Éloa”, jusque dans “La Maison du berger”, sa liberté de poète est perpétuellement entravée par je ne sais quelle hésitation ou quelle impuissance d’artiste », ajoute un autre critique 2. Cependant, cette hésitation est le fait d’un homme qui se posait les questions supérieures et qui éprouvait la vie. Et quelle que fût la portée — ou médiocre ou élevée — de son esprit, cet esprit vivait au moins dans les hautes régions de la pensée : « Pauvres faibles que nous sommes, perdus par le torrent des pensées et nous accrochant à toutes les branches pour prendre quelques points [d’appui] dans le vide qui nous enveloppe ! », dit-il 3. Et aussi : « J’allume mes bougies et j’écris, mes yeux en sont brûlés. Je les éteins ; reviennent les souvenirs… ; et les larmes, que j’ai la force de cacher aux vivants dans la journée, reprennent leur cours. Enfin arrive la lumière du jour »
littérature française
Rosny, « L’Énigme de Givreuse • La Haine surnaturelle »
éd. Bibliothèque nationale de France, coll. Les Orpailleurs, Paris
Il s’agit de « L’Énigme de Givreuse » et autres œuvres de Joseph-Henri Rosny. Sous le pseudonyme de Rosny se masque la collaboration littéraire entre deux frères : Joseph-Henri-Honoré Boëx et Séraphin-Justin-François Boëx. Ils naquirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une famille française, hollandaise et espagnole installée en Belgique. Ces origines diverses, leur instinct de curiosité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vigueur musculaire —, leur hantise de la préhistoire, et jusque la fascination qu’exerçaient sur eux les terres inhospitalières et sauvages, firent naître chez eux le rêve de rejoindre les tribus indiennes qui hantaient encore les étendues lointaines du Canada. Londres d’abord et Paris ensuite n’étaient dans leur tête qu’une escale ; mais le destin les y fixa pour la vie et fit d’eux des prisonniers de ces villes tentaculaires que les Rosny allaient fouiller en profondeur, avec toute la passion que suscitent des contrées inconnues, des contrées humaines et brutales. Ils pénétrèrent dans les faubourgs sordides ; ils connurent les fournaises, les usines, les fabriques farouches et repoussantes, crachant leurs noires fumées dans le ciel, les dépotoirs à perte de vue, autour desquels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vision exaltait les Rosny jusqu’aux larmes : « Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte » 1. À jamais égarés des horizons canadiens, les Rosny se consolèrent en créant une poétique des banlieues, à laquelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une forêt vierge, d’une savane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ramures et de fauves, ils la tirèrent, aussi vierge, de l’étrange remous de la civilisation industrielle. Le sifflement des sirènes, le retentissement des enclumes, la rumeur des foules devint pour eux un bruit aussi religieux que l’appel des cloches. L’aspect féroce, puissant des travailleurs, à la sortie des ateliers, leur évoqua les temps primitifs où les premiers hommes se débattaient dans des combats violents contre les forces élémentaires de la nature. Dans leurs romans aux décors suburbains, qui rejoignent d’ailleurs leurs récits préhistoriques et scientifiques, puisqu’ils se penchent sur « tout l’antique mystère » 2 des devenirs de la vie — dans leurs romans, dis-je, les Rosny font voir que « la forêt vierge et les grandes industries ne sont pas des choses opposées, ce sont des choses analogues » ; qu’un « morceau de Paris, où s’entasse la grandeur de nos semblables, doit faire palpiter les artistes autant que la chute du Rhin à Schaffhouse » 3 ; que l’œuvre des hommes est non moins belle et monstrueuse que celle de la nature — ou plutôt, il est impossible de séparer l’une de l’autre.
Rosny, « La Mort de la Terre et Autres Contes »
éd. Bibliothèque nationale de France, coll. Les Orpailleurs, Paris
Il s’agit de « La Mort de la Terre » et autres œuvres de Joseph-Henri Rosny. Sous le pseudonyme de Rosny se masque la collaboration littéraire entre deux frères : Joseph-Henri-Honoré Boëx et Séraphin-Justin-François Boëx. Ils naquirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une famille française, hollandaise et espagnole installée en Belgique. Ces origines diverses, leur instinct de curiosité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vigueur musculaire —, leur hantise de la préhistoire, et jusque la fascination qu’exerçaient sur eux les terres inhospitalières et sauvages, firent naître chez eux le rêve de rejoindre les tribus indiennes qui hantaient encore les étendues lointaines du Canada. Londres d’abord et Paris ensuite n’étaient dans leur tête qu’une escale ; mais le destin les y fixa pour la vie et fit d’eux des prisonniers de ces villes tentaculaires que les Rosny allaient fouiller en profondeur, avec toute la passion que suscitent des contrées inconnues, des contrées humaines et brutales. Ils pénétrèrent dans les faubourgs sordides ; ils connurent les fournaises, les usines, les fabriques farouches et repoussantes, crachant leurs noires fumées dans le ciel, les dépotoirs à perte de vue, autour desquels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vision exaltait les Rosny jusqu’aux larmes : « Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte » 1. À jamais égarés des horizons canadiens, les Rosny se consolèrent en créant une poétique des banlieues, à laquelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une forêt vierge, d’une savane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ramures et de fauves, ils la tirèrent, aussi vierge, de l’étrange remous de la civilisation industrielle. Le sifflement des sirènes, le retentissement des enclumes, la rumeur des foules devint pour eux un bruit aussi religieux que l’appel des cloches. L’aspect féroce, puissant des travailleurs, à la sortie des ateliers, leur évoqua les temps primitifs où les premiers hommes se débattaient dans des combats violents contre les forces élémentaires de la nature. Dans leurs romans aux décors suburbains, qui rejoignent d’ailleurs leurs récits préhistoriques et scientifiques, puisqu’ils se penchent sur « tout l’antique mystère » 2 des devenirs de la vie — dans leurs romans, dis-je, les Rosny font voir que « la forêt vierge et les grandes industries ne sont pas des choses opposées, ce sont des choses analogues » ; qu’un « morceau de Paris, où s’entasse la grandeur de nos semblables, doit faire palpiter les artistes autant que la chute du Rhin à Schaffhouse » 3 ; que l’œuvre des hommes est non moins belle et monstrueuse que celle de la nature — ou plutôt, il est impossible de séparer l’une de l’autre.
Hugo, « Les Chants du crépuscule • Les Voix intérieures • Les Rayons et les Ombres »
Il s’agit des « Rayons et les Ombres » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Les Orientales • Les Feuilles d’automne »
Il s’agit des « Feuilles d’automne » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Odes et Ballades »
Il s’agit des « Odes et Ballades » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Judith Gautier, « Œuvres complètes. Tome II »
Il s’agit de « Fleurs d’Orient » et autres œuvres de Judith Gautier 1, femme de lettres française (XIXe-XXe siècle). Fille de Théophile Gautier, elle fut peut-être le chef-d’œuvre de son père. Ce dernier façonna cette âme d’enfant, comme on façonne l’argile, et l’embellit de toute la pureté romanesque et de toute la chasteté fière dont il prônait le culte. De son salon, qui réunissait tout ce que Paris avait de poètes et de romanciers, il lui fit une sorte de berceau, au fond duquel il se plut à la voir grandir. Enfin, il prédisposa cette âme au rêve, en lui ouvrant les livres de l’orientalisme. En ce temps, l’Orient, soit comme image soit comme pensée, était devenu une occupation générale pour les savants autant que pour les artistes, comme explique Hugo 2 : « Les études orientales n’ont jamais été poussées si avant. Au siècle de Louis XIV, on était helléniste ; maintenant on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois ce grand abîme de l’Asie ». Très vite, Judith reconnut l’Orient comme une seconde patrie, dont les images, les cadres, la musique, la sonorité des noms vinrent empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries. Chez les poètes de la Chine et chez les prêtres de l’Inde, elle découvrait sa philosophie cachée, sa propre philosophie, qu’elle ne s’était pas dite encore ; et dans les récits de voyage au Japon, elle revoyait ses rêves et tout un Éden déjà presque familier. Alors, elle peupla cet Éden d’amantes et d’amants aux cœurs aussi purs que le sien et de nobles figures irréelles. Hugo, auquel elle envoya son premier roman, écrit ceci depuis l’exil : « J’ai lu votre “Dragon impérial”. Quel art puissant et gracieux que le vôtre !… Aller en Chine, c’est presque aller dans la lune ; vous nous faites faire ce voyage sidéral. On vous suit avec extase, et vous fuyez dans le bleu profond du rêve, ailée et étoilée ». Elle vécut dans un tel monde étoilé, à mesure qu’elle le créait. Du nôtre, elle ne connut rien ou n’en voulut rien connaître. « Paris est pour elle une capitale lointaine qu’elle n’a même point le désir de visiter un jour. Les formes y manquent de splendeur et de mystère ; les maisons en sont grises ; la foule en est terne… Elle ignore ; mais par une intuitive conscience de prophétesse, elle devine des laideurs qu’elle veut ignorer, et s’en détourne comme d’un ruisseau, pour éviter la boue… Elle est jalousement enfermée dans une sorte de cloître qu’elle a fortifié d’indifférence », raconte Edmond Haraucourt.
Judith Gautier, « Œuvres complètes. Tome I »
Il s’agit du « Dragon impérial » et autres œuvres de Judith Gautier 1, femme de lettres française (XIXe-XXe siècle). Fille de Théophile Gautier, elle fut peut-être le chef-d’œuvre de son père. Ce dernier façonna cette âme d’enfant, comme on façonne l’argile, et l’embellit de toute la pureté romanesque et de toute la chasteté fière dont il prônait le culte. De son salon, qui réunissait tout ce que Paris avait de poètes et de romanciers, il lui fit une sorte de berceau, au fond duquel il se plut à la voir grandir. Enfin, il prédisposa cette âme au rêve, en lui ouvrant les livres de l’orientalisme. En ce temps, l’Orient, soit comme image soit comme pensée, était devenu une occupation générale pour les savants autant que pour les artistes, comme explique Hugo 2 : « Les études orientales n’ont jamais été poussées si avant. Au siècle de Louis XIV, on était helléniste ; maintenant on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d’intelligences n’ont fouillé à la fois ce grand abîme de l’Asie ». Très vite, Judith reconnut l’Orient comme une seconde patrie, dont les images, les cadres, la musique, la sonorité des noms vinrent empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries. Chez les poètes de la Chine et chez les prêtres de l’Inde, elle découvrait sa philosophie cachée, sa propre philosophie, qu’elle ne s’était pas dite encore ; et dans les récits de voyage au Japon, elle revoyait ses rêves et tout un Éden déjà presque familier. Alors, elle peupla cet Éden d’amantes et d’amants aux cœurs aussi purs que le sien et de nobles figures irréelles. Hugo, auquel elle envoya son premier roman, écrit ceci depuis l’exil : « J’ai lu votre “Dragon impérial”. Quel art puissant et gracieux que le vôtre !… Aller en Chine, c’est presque aller dans la lune ; vous nous faites faire ce voyage sidéral. On vous suit avec extase, et vous fuyez dans le bleu profond du rêve, ailée et étoilée ». Elle vécut dans un tel monde étoilé, à mesure qu’elle le créait. Du nôtre, elle ne connut rien ou n’en voulut rien connaître. « Paris est pour elle une capitale lointaine qu’elle n’a même point le désir de visiter un jour. Les formes y manquent de splendeur et de mystère ; les maisons en sont grises ; la foule en est terne… Elle ignore ; mais par une intuitive conscience de prophétesse, elle devine des laideurs qu’elle veut ignorer, et s’en détourne comme d’un ruisseau, pour éviter la boue… Elle est jalousement enfermée dans une sorte de cloître qu’elle a fortifié d’indifférence », raconte Edmond Haraucourt.
Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe. Tome II »
Il s’agit des « Mémoires d’outre-tombe » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe. Tome I »
Il s’agit des « Mémoires d’outre-tombe » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Pompignan, « Œuvres. Tome III »
Il s’agit de « La Tragédie de Didon » et autres œuvres de Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan, poète et magistrat français, traducteur de l’hébreu, du grec, du latin, de l’anglais et de l’italien, traîné dans la boue par Voltaire et par les philosophes (XVIIIe siècle). « Nous avons pris l’habitude de porter sur le XVIIIe siècle un jugement sommaire et sans appel », dit un historien 1. « Voltaire, Diderot, d’Alembert donnent à cette période intellectuelle sa signification dominante. L’effort de ces puissants écrivains fut si violent ; l’appui tacite… qu’ils rencontrèrent chez leurs contemporains fut si bien concerté ; la protection dont les couvrirent les potentats aida si bien leur propagande… qu’à eux seuls les Encyclopédistes paraissent exprimer les tendances morales de [tout] leur siècle ». Mais à côté de cette uniformité dans les tendances se distinguent des figures divergentes, comme celle de Pompignan : éclairées, mais farouchement chrétiennes ; protectrices des intérêts populaires, mais rigoureusement dévouées au Roi de France ; des figures moyennes qui, sans renier les nouveaux acquis de l’esprit humain, demeuraient respectueuses envers les vieux symboles, et qui refusaient de croire que, pour allumer le flambeau de la philosophie, on devait éteindre celui de la chrétienté. Ces figures moyennes, dit Pompignan, parlant donc de lui-même 2, « qui [ont peut-être réussi] médiocrement dans [leur] genre, n’ont pas du moins à se reprocher d’avoir insulté les mœurs, ni la religion. Quoi qu’en disent les plaisants du siècle, il vaut mieux encore ennuyer un peu son prochain, que de lui gâter le cœur ou l’esprit. » Telle était la position de Pompignan lorsqu’arriva le 10 mars 1760, le jour de sa réception à l’Académie française au fauteuil de Maupertuis. Porté à l’apogée de sa gloire, il crut un moment au bonheur et eut l’audace d’ouvrir son discours de réception par des attaques impersonnelles contre les livres des Lumières, qu’il accusa de porter l’empreinte « d’une littérature dépravée, d’une morale corrompue et d’une philosophie altière, qui sape également le trône et l’autel ». Attaquer ainsi en pleine séance les livres des gens de lettres dont il devenait le collègue, était une erreur ou à tout le moins une inconvenance, que Pompignan paya au centuple. Une pluie d’injures, de libelles, de quolibets, de facéties et, malheureusement, d’accusations mensongères s’abattit sur lui de la part des Encyclopédistes. « Il ne faut pas seulement le rendre ridicule », écrivait Voltaire à d’Alembert dans une lettre 3, « il faut qu’il soit odieux. Mettons-le hors d’état de nuire… » Le signal était donné. Voltaire, toujours adroit à manier l’arme de la malice, épuisa, en prose et en vers, tous les moyens de rire aux dépens de Pompignan et de ses « Poésies sacrées ». Pas un jour ne se passa sans qu’un trait acéré ne vînt s’ajouter à ceux de la veille
Pompignan, « Œuvres. Tome II »
Il s’agit des « Odes » et autres œuvres de Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan, poète et magistrat français, traducteur de l’hébreu, du grec, du latin, de l’anglais et de l’italien, traîné dans la boue par Voltaire et par les philosophes (XVIIIe siècle). « Nous avons pris l’habitude de porter sur le XVIIIe siècle un jugement sommaire et sans appel », dit un historien 1. « Voltaire, Diderot, d’Alembert donnent à cette période intellectuelle sa signification dominante. L’effort de ces puissants écrivains fut si violent ; l’appui tacite… qu’ils rencontrèrent chez leurs contemporains fut si bien concerté ; la protection dont les couvrirent les potentats aida si bien leur propagande… qu’à eux seuls les Encyclopédistes paraissent exprimer les tendances morales de [tout] leur siècle ». Mais à côté de cette uniformité dans les tendances se distinguent des figures divergentes, comme celle de Pompignan : éclairées, mais farouchement chrétiennes ; protectrices des intérêts populaires, mais rigoureusement dévouées au Roi de France ; des figures moyennes qui, sans renier les nouveaux acquis de l’esprit humain, demeuraient respectueuses envers les vieux symboles, et qui refusaient de croire que, pour allumer le flambeau de la philosophie, on devait éteindre celui de la chrétienté. Ces figures moyennes, dit Pompignan, parlant donc de lui-même 2, « qui [ont peut-être réussi] médiocrement dans [leur] genre, n’ont pas du moins à se reprocher d’avoir insulté les mœurs, ni la religion. Quoi qu’en disent les plaisants du siècle, il vaut mieux encore ennuyer un peu son prochain, que de lui gâter le cœur ou l’esprit. » Telle était la position de Pompignan lorsqu’arriva le 10 mars 1760, le jour de sa réception à l’Académie française au fauteuil de Maupertuis. Porté à l’apogée de sa gloire, il crut un moment au bonheur et eut l’audace d’ouvrir son discours de réception par des attaques impersonnelles contre les livres des Lumières, qu’il accusa de porter l’empreinte « d’une littérature dépravée, d’une morale corrompue et d’une philosophie altière, qui sape également le trône et l’autel ». Attaquer ainsi en pleine séance les livres des gens de lettres dont il devenait le collègue, était une erreur ou à tout le moins une inconvenance, que Pompignan paya au centuple. Une pluie d’injures, de libelles, de quolibets, de facéties et, malheureusement, d’accusations mensongères s’abattit sur lui de la part des Encyclopédistes. « Il ne faut pas seulement le rendre ridicule », écrivait Voltaire à d’Alembert dans une lettre 3, « il faut qu’il soit odieux. Mettons-le hors d’état de nuire… » Le signal était donné. Voltaire, toujours adroit à manier l’arme de la malice, épuisa, en prose et en vers, tous les moyens de rire aux dépens de Pompignan et de ses « Poésies sacrées ». Pas un jour ne se passa sans qu’un trait acéré ne vînt s’ajouter à ceux de la veille
Pompignan, « Œuvres. Tome I »
Il s’agit des « Poésies sacrées » et autres œuvres de Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan, poète et magistrat français, traducteur de l’hébreu, du grec, du latin, de l’anglais et de l’italien, traîné dans la boue par Voltaire et par les philosophes (XVIIIe siècle). « Nous avons pris l’habitude de porter sur le XVIIIe siècle un jugement sommaire et sans appel », dit un historien 1. « Voltaire, Diderot, d’Alembert donnent à cette période intellectuelle sa signification dominante. L’effort de ces puissants écrivains fut si violent ; l’appui tacite… qu’ils rencontrèrent chez leurs contemporains fut si bien concerté ; la protection dont les couvrirent les potentats aida si bien leur propagande… qu’à eux seuls les Encyclopédistes paraissent exprimer les tendances morales de [tout] leur siècle ». Mais à côté de cette uniformité dans les tendances se distinguent des figures divergentes, comme celle de Pompignan : éclairées, mais farouchement chrétiennes ; protectrices des intérêts populaires, mais rigoureusement dévouées au Roi de France ; des figures moyennes qui, sans renier les nouveaux acquis de l’esprit humain, demeuraient respectueuses envers les vieux symboles, et qui refusaient de croire que, pour allumer le flambeau de la philosophie, on devait éteindre celui de la chrétienté. Ces figures moyennes, dit Pompignan, parlant donc de lui-même 2, « qui [ont peut-être réussi] médiocrement dans [leur] genre, n’ont pas du moins à se reprocher d’avoir insulté les mœurs, ni la religion. Quoi qu’en disent les plaisants du siècle, il vaut mieux encore ennuyer un peu son prochain, que de lui gâter le cœur ou l’esprit. » Telle était la position de Pompignan lorsqu’arriva le 10 mars 1760, le jour de sa réception à l’Académie française au fauteuil de Maupertuis. Porté à l’apogée de sa gloire, il crut un moment au bonheur et eut l’audace d’ouvrir son discours de réception par des attaques impersonnelles contre les livres des Lumières, qu’il accusa de porter l’empreinte « d’une littérature dépravée, d’une morale corrompue et d’une philosophie altière, qui sape également le trône et l’autel ». Attaquer ainsi en pleine séance les livres des gens de lettres dont il devenait le collègue, était une erreur ou à tout le moins une inconvenance, que Pompignan paya au centuple. Une pluie d’injures, de libelles, de quolibets, de facéties et, malheureusement, d’accusations mensongères s’abattit sur lui de la part des Encyclopédistes. « Il ne faut pas seulement le rendre ridicule », écrivait Voltaire à d’Alembert dans une lettre 3, « il faut qu’il soit odieux. Mettons-le hors d’état de nuire… » Le signal était donné. Voltaire, toujours adroit à manier l’arme de la malice, épuisa, en prose et en vers, tous les moyens de rire aux dépens de Pompignan et de ses « Poésies sacrées ». Pas un jour ne se passa sans qu’un trait acéré ne vînt s’ajouter à ceux de la veille