Rosny, « L’Énigme de Givreuse • La Haine surnaturelle »

éd. Bibliothèque nationale de France, coll. Les Orpailleurs, Paris

éd. Bi­blio­thèque na­tio­nale de , coll. Les Or­pailleurs, Pa­ris

Il s’agit de «L’Énigme de Gi­vreuse» et autres œuvres de . Sous le pseu­do­nyme de Rosny se masque la col­la­bo­ra­tion lit­té­raire entre deux  : Jo­seph-Henri-Ho­noré Boëx et Sé­ra­phin-Jus­tin-Fran­çois Boëx. Ils na­quirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une fran­çaise, hol­lan­daise et es­pa­gnole ins­tal­lée en . Ces di­verses, leur ins­tinct de , un âpre de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vi­gueur mus­cu­laire —, leur han­tise de la pré, et jusque la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les terres in­hos­pi­ta­lières et sau­vages, firent naître chez eux le rêve de re­joindre les tri­bus in­diennes qui han­taient en­core les éten­dues loin­taines du . Londres d’abord et Pa­ris en­suite n’étaient dans leur tête qu’une es­cale; mais le des­tin les y fixa pour la et fit d’eux des pri­son­niers de ces ten­ta­cu­laires que les Rosny al­laient fouiller en pro­fon­deur, avec toute la pas­sion que sus­citent des contrées in­con­nues, des contrées hu­maines et bru­tales. Ils pé­né­trèrent dans les fau­bourgs sor­dides; ils connurent les four­naises, les usines, les fa­briques fa­rouches et re­pous­santes, cra­chant leurs noires fu­mées dans le , les dé­po­toirs à perte de vue, au­tour des­quels grouillaient des hommes de fer et de . Cette vi­sion exal­tait les Rosny jusqu’aux larmes : «Le front contre sa vitre, il contem­plait le fau­bourg si­nistre, les hautes che­mi­nées d’usine, avec l’impression d’une tue­rie lente et in­vin­cible. Au­rait-on le de sau­ver les hommes?… De vastes es­pé­rances ba­layaient cette crainte» 1. À ja­mais éga­rés des ho­ri­zons ca­na­diens, les Rosny se conso­lèrent en créant une des ban­lieues, à la­quelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une fo­rêt vierge, d’une sa­vane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ra­mures et de fauves, ils la ti­rèrent, aussi vierge, de l’étrange re­mous de la in­dus­trielle. Le sif­fle­ment des , le re­ten­tis­se­ment des en­clumes, la des foules de­vint pour eux un bruit aussi re­li­gieux que l’appel des cloches. L’aspect fé­roce, puis­sant des tra­vailleurs, à la sor­tie des ate­liers, leur évo­qua les temps pri­mi­tifs où les pre­miers hommes se dé­bat­taient dans des com­bats vio­lents contre les forces élé­men­taires de la . Dans leurs ro­mans aux dé­cors sub­ur­bains, qui re­joignent d’ailleurs leurs ré­cits pré­his­to­riques et , puisqu’ils se penchent sur «tout l’antique mys­tère» 2 des de­ve­nirs de la vie — dans leurs ro­mans, dis-je, les Rosny font voir que «la fo­rêt vierge et les grandes in­dus­tries ne sont pas des choses op­po­sées, ce sont des choses ana­logues»; qu’un «mor­ceau de Pa­ris, où s’entasse la gran­deur de nos sem­blables, doit faire pal­pi­ter les au­tant que la chute du Rhin à Schaff­house» 3; que l’œuvre des hommes est non moins belle et mons­trueuse que celle de la na­ture — ou plu­tôt, il est im­pos­sible de sé­pa­rer l’une de l’autre.

  1. «La Vague rouge». Icône Haut
  2. «L’Aube du fu­tur». Icône Haut
  1. «La Vague rouge». Icône Haut

Béliaev, « L’Île des navires perdus »

éd. Lingva, coll. Classiques populaires, Lisieux

éd. Lingva, coll. Clas­siques po­pu­laires, Li­sieux

Il s’agit du «L’Île des per­dus» («Os­trov po­guib­chikh ko­ra­bleï» 1) d’ 2, un des seuls so­vié­tiques à avoir consa­cré toute son œuvre à la science-. Il y a un épi­sode tra­gique dans la de Bé­liaev sans le­quel nous ne com­pren­drions ja­mais que la moi­tié de cet écri­vain; sans le­quel un côté de cet nous échap­pe­rait tou­jours. Un après-midi, le gar­çon qui por­tait le pré­nom or­di­naire d’Alexandre, eut le ex­tra­or­di­naire de s’envoler dans les airs. Aus­si­tôt dé­cidé, aus­si­tôt fait. Il at­ta­cha des ba­lais à ses bras, monta sur le toit de la grange, et presque sans hé­si­ta­tion… sauta en bas. Loin de trou­ver le saut désa­gréable, il en fit, tout ex­cité, un se­cond et un troi­sième; mais au der­nier, il se frac­tura la co­lonne ver­té­brale et fut cloué au lit. Il sem­bla en voie de ; mais en 1916 se dé­clara une tu­ber­cu­lose os­seuse — ma­la­die grave, dont les at­taques dou­lou­reuses l’obligèrent à por­ter un cor­set or­tho­pé­dique jusqu’à la fin de sa vie. Rien ne put ar­rê­ter, ce­pen­dant, l’envol de son . Af­fran­chir les hommes des li­mites que la leur a po­sées, dans l’espoir — illu­soire sans — que cet af­fran­chis­se­ment les ren­drait maîtres de leur des­tin, telle fut l’ambition de Bé­liaev en­fermé entre les quatre murs de sa chambre d’hôpital. Ainsi, «La Tête du pro­fes­seur Do­well» («Go­lova pro­fes­sora Dooué­lia» 3) dé­bar­rasse l’esprit hu­main du ; «L’Homme qui ne dort ja­mais» («Tché­lo­vek, ko­to­ryi né spit» 4) le li­bère du som­meil; «Le Maître du » («Vlas­té­line mira» 5) en­vi­sage la brillante pers­pec­tive de l’homme de­venu té­lé­pathe; «L’Homme am­phi­bie» («Tché­lo­vek-am­fi­bia» 6) dé­crit le pre­mier pois­son parmi les hommes ou le pre­mier homme parmi les pois­sons : «L’idée est tou­jours la même», dit Bé­liaev dans ce ro­man, son plus im­por­tant et son plus cé­lèbre, «l’être hu­main n’est pas par­fait. Tout en ayant ac­quis au cours de l’ bon nombre d’avantages en com­pa­rai­son de ses pré­da­teurs , [il] a dans le même perdu beau­coup de ce qu’il pos­sé­dait dans les stades plus an­ciens de son dé­ve­lop­pe­ment… Pour­quoi ne pas rendre à l’être hu­main [ces] fa­cul­tés?»

  1. En «Остров погибших кораблей». Icône Haut
  2. En russe Александр Беляев. Par­fois trans­crit Bel­jaev, Be­lyaev, Be­lâev, Be­lyayev, Bel­ja­jew, Bel­ja­jev, Be­liaew ou Bé­liaïev. Icône Haut
  3. En russe «Голова профессора Доуэля». Icône Haut
  1. En russe «Человек, который не спит», in­édit en . Icône Haut
  2. En russe «Властелин мира», in­édit en fran­çais. Icône Haut
  3. En russe «Человек-амфибия». Icône Haut

Béliaev, « L’Homme amphibie »

éd. L’Âge d’homme, coll. Classiques slaves, Lausanne

éd. L’Âge d’, coll. Clas­siques slaves, Lau­sanne

Il s’agit du «L’Homme am­phi­bie» d’ 1, un des seuls so­vié­tiques à avoir consa­cré toute son œuvre à la science-. Il y a un épi­sode tra­gique dans la de Bé­liaev sans le­quel nous ne com­pren­drions ja­mais que la moi­tié de cet écri­vain; sans le­quel un côté de cet homme nous échap­pe­rait tou­jours. Un après-midi, le gar­çon qui por­tait le pré­nom or­di­naire d’Alexandre, eut le ex­tra­or­di­naire de s’envoler dans les airs. Aus­si­tôt dé­cidé, aus­si­tôt fait. Il at­ta­cha des ba­lais à ses bras, monta sur le toit de la grange, et presque sans hé­si­ta­tion… sauta en bas. Loin de trou­ver le saut désa­gréable, il en fit, tout ex­cité, un se­cond et un troi­sième; mais au der­nier, il se frac­tura la co­lonne ver­té­brale et fut cloué au lit. Il sem­bla en voie de ; mais en 1916 se dé­clara une tu­ber­cu­lose os­seuse — ma­la­die grave, dont les at­taques dou­lou­reuses l’obligèrent à por­ter un cor­set or­tho­pé­dique jusqu’à la fin de sa vie. Rien ne put ar­rê­ter, ce­pen­dant, l’envol de son . Af­fran­chir les hommes des li­mites que la leur a po­sées, dans l’espoir — illu­soire sans — que cet af­fran­chis­se­ment les ren­drait maîtres de leur des­tin, telle fut l’ambition de Bé­liaev en­fermé entre les quatre murs de sa chambre d’hôpital. Ainsi, «La Tête du pro­fes­seur Do­well» («Go­lova pro­fes­sora Dooué­lia» 2) dé­bar­rasse l’esprit hu­main du ; «L’Homme qui ne dort ja­mais» («Tché­lo­vek, ko­to­ryi né spit» 3) le li­bère du som­meil; «Le Maître du » («Vlas­té­line mira» 4) en­vi­sage la brillante pers­pec­tive de l’homme de­venu té­lé­pathe; «L’Homme am­phi­bie» («Tché­lo­vek-am­fi­bia» 5) dé­crit le pre­mier pois­son parmi les hommes ou le pre­mier homme parmi les pois­sons : «L’idée est tou­jours la même», dit Bé­liaev dans ce ro­man, son plus im­por­tant et son plus cé­lèbre, «l’être hu­main n’est pas par­fait. Tout en ayant ac­quis au cours de l’ bon nombre d’avantages en com­pa­rai­son de ses pré­da­teurs , [il] a dans le même perdu beau­coup de ce qu’il pos­sé­dait dans les stades plus an­ciens de son dé­ve­lop­pe­ment… Pour­quoi ne pas rendre à l’être hu­main [ces] fa­cul­tés?»

  1. En Александр Беляев. Par­fois trans­crit Bel­jaev, Be­lyaev, Be­lâev, Be­lyayev, Bel­ja­jew, Bel­ja­jev, Be­liaew ou Bé­liaïev. Icône Haut
  2. En russe «Голова профессора Доуэля». Icône Haut
  3. En russe «Человек, который не спит», in­édit en . Icône Haut
  1. En russe «Властелин мира», in­édit en fran­çais. Icône Haut
  2. En russe «Человек-амфибия». Icône Haut

Tản Đà (Nguyễn Khắc Hiếu), « Le Petit Rêve : roman »

éd. Decrescenzo, coll. Roman, Fuveau

éd. De­cres­cenzo, coll. , Fu­veau

Il s’agit du «Pe­tit Rêve» («Giấc mộng con») de Nguyễn Khắc Hiếu, poète, ro­man­cier et jour­na­liste (XIXe-XXe siècle) qui se donna le sur­nom de Tản Đà, en as­so­ciant le nom de la mon­tagne Tản Viên à ce­lui de la ri­vière Đà près des­quelles il na­quit. Sa mère l’éleva seule. Bien qu’égarée dans le quar­tier famé des chan­teuses, c’était une ex­cel­lente can­ta­trice, une ar­tiste re­cher­chée, et même très ver­sée en lit­té­ra­ture. Il hé­rita d’elle cette ca­dence, cette har­mo­nie mu­si­cale dont il se dis­tin­gua. Au­tant en prose, il était d’un es­prit mal­adroit et lourd; au­tant en , il sa­vait ti­rer de la viet­na­mienne, si mu­si­cale en elle-même, un ef­fet in­égalé. «Ses poé­sies, pu­bliées dans la et trans­mises de bouche à l’oreille, do­mi­naient sans jusqu’à l’avènement de la “ poé­sie” au dé­but des an­nées 1930…», dit Mme Nguyen Phuong Ngoc 1. «La sim­pli­cité des mots, proche des chants po­pu­laires… la sin­cé­rité des ex­pri­més, une… exempte de dis­cours mo­ra­li­sa­teur — tout cela est sans le se­cret du de Tản Đà dans une co­lo­niale en tran­si­tion.» Mais le mé­pris de l’argent pré­ci­pita Tản Đà au comble de la mi­sère. Il était pro­digue et ai­mait la bonne chère, quoiqu’il — ou parce qu’il — était tou­jours dans le be­soin. À tra­vers ses poches per­cées s’engouffrait le peu qui de­vait pour­voir à sa femme et ses huit . Un jour, après des de­mandes ré­ité­rées et pres­santes de son pro­prié­taire pour payer le loyer, Tản Đà dut se rendre à Saï­gon pour se pro­cu­rer la somme né­ces­saire. Mais vers onze heures du soir, il re­vint avec un ca­nard rôti, une bou­teille de rhum, et quelques autres vic­tuailles. Dès la porte, il dit à ses amis sur un ton déses­péré : «Tout est perdu!» Ils lui de­man­dèrent ce qui n’allait pas, et il ré­pon­dit avec aplomb : «Je n’ai pu em­prun­ter que vingt piastres, tout à fait in­suf­fi­santes pour payer le loyer. Aussi ai-je pré­féré ache­ter quelque chose à boire, ce qui nous a coûté un peu plus de dix piastres» 2. Voici la ma­nière dont il s’exprime dans un poème in­ti­tulé «En­core ivre» («Lại say») : «Je sais bien que c’est mal de tom­ber dans l’ivresse. Tant pis! Je re­con­nais mon tort, mais ne puis m’empêcher… Ne vois-je pas la ivre qui roule sur elle-même, et le dont le vi­sage ru­ti­lant tra­hit l’ivresse? Qui en rit?»

  1. «Pré­face au “Pe­tit Rêve”». Icône Haut
  1. «Poèmes», p. 11. Icône Haut

Erfan, « Sans ombre : roman »

éd. de l’Aube, coll. Regards croisés, La Tour d’Aigues

éd. de l’Aube, coll. Re­gards croi­sés, La Tour d’Aigues

Il s’agit de «Sans ombre» de M. , écri­vain de fran­çaise. Né à Is­pa­han en 1946, il fait par­tie de ces hommes de , ces ci­néastes, ces que l’ de leur pays a me­nés à la pri­son et à l’. Quand son deuxième film a été pro­jeté, le mi­nistre de la ira­nien, pré­sent dans la salle, a dé­claré à la fin : «Le seul mur blanc sur le­quel on n’a pas en­core versé le des im­purs, c’est l’écran de ci­néma. Si on exé­cute ce traître, et que cet écran de­vient rouge, tous les ci­néastes com­pren­dront qu’on ne peut pas jouer avec les in­té­rêts du mu­sul­man» 1. Il a quitté alors l’ pour pour­suivre une d’écrivain à Pa­ris. Bien que cette car­rière soit loin d’être fi­nie, je m’autorise, dès à pré­sent, à ré­su­mer les prin­ci­pales et dif­fé­rentes qua­li­tés de M. Er­fan et comme les élé­ments consti­tu­tifs de son . 1º Le goût de l’intrigue trou­blante, ra­pide, sombre. «Mon ré­cit», dit M. Er­fan, «sera ra­pide comme l’ange de la lorsqu’il sur­git par la fe­nêtre ou par la fente sous la porte, s’empare de l’ du pire des ty­rans et dis­pa­raît aus­si­tôt par le même che­min, en em­por­tant l’âme d’un poète» 2. 2º La de la pa­trie, de la langue na­tale, de l’enfance. Chaque fois qu’il en­tre­prend d’écrire, M. Er­fan cherche le de sa pre­mière . Il goûte l’extase de la , le plai­sir de re­trou­ver les choses per­dues et ou­bliées dans la langue na­tale. Et comme cette mé­moire re­trou­vée ne ra­conte pas ce qui s’est passé réel­le­ment, mais ce qui au­rait pu se pas­ser, c’est elle le vé­ri­table écri­vain; et M. Er­fan est son pre­mier lec­teur : «Main­te­nant, je connais [la langue fran­çaise]. Mais je ne veux pas par­ler… Ma­dame dit : “Mon chéri, dis : jas­min”. Je ne veux pas. Je veux pro­non­cer le nom de la fleur qui était dans notre mai­son. Com­ment s’appelait-elle? Pour­quoi est-ce que je ne me sou­viens pas? Cette grande fleur qui pous­sait au coin de la cour. Qui mon­tait, qui tour­nait. Elle grim­pait par-des­sus la porte de notre mai­son, et elle re­tom­bait dans la rue… Com­ment s’appelait-elle? Elle sen­tait bon. Ma­dame dit en­core : “Dis, mon chéri”. , je pleure, je pleure…» 3 3º L’absence de , d’, de sen­ti­ment re­li­gieux. Si M. Er­fan n’a pas la de croire, c’est là son dé­faut, ou plu­tôt son mal­heur, mais un mal­heur te­nant à une cause fort grave, je veux dire les crimes que M. Er­fan a vu com­mettre au nom d’une dont les pré­ceptes ont été dé­na­tu­rés et dé­tour­nés de leur pro­pos et de leur vé­ri­table si­gni­fi­ca­tion : «Il ou­vrit sans hâte l’un des épais dos­siers [de la is­la­mique], en re­tira un feuillet, l’examina et, tout d’un coup, s’écria : “En­fer­mez cette femme dans un sac de jute et je­tez-lui des pierres jusqu’à ce qu’elle crève comme un chien… Que le père étrangle son fils de ses propres mains… Vio­lez la fillette de douze ans mal­gré son re­pen­tir et, entre ses jambes, ti­rez son foie”»

  1. Dans Ma­thieu Lin­don, «L’Enfer pa­ra­di­siaque d’Ali Er­fan». Icône Haut
  2. «Le Der­nier Poète du », p. 11. Icône Haut
  1. id. p. 82. Icône Haut

Pamuk, « Istanbul : souvenirs d’une ville »

éd. Gallimard, Paris

éd. Gal­li­mard, Pa­ris

Il s’agit d’«Is­tan­bul : sou­ve­nirs d’une ville» («İst­anbul : Hatı­ra­lar ve Şe­hir») 1 de M. , écri­vain pour le­quel le centre du est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa , mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la » 2. Cette naïve pré n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 3. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des , des bi­joux, des et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 4, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur . Le len­de­main, il an­nonça à sa qu’il se­rait écri­vain.

  1. Éga­le­ment connu sous le titre d’«Is­tan­bul illus­tré» («Re­simli İst­anbul»). Icône Haut
  2. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Icône Haut
  1. «Is­tan­bul», p. 68-69. Icône Haut
  2. id. p. 54-55. Icône Haut

Pamuk, « La Femme aux cheveux roux : roman »

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du en­tier, Pa­ris

Il s’agit du «La Femme aux che­veux roux» («Kırmızı Sa­çlı Kadın») de M. , écri­vain pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa , mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la » 1. Cette naïve pré n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des , des bi­joux, des et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur . Le len­de­main, il an­nonça à sa qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Icône Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Icône Haut
  1. id. p. 54-55. Icône Haut

Rosny, « La Mort de la Terre et Autres Contes »

éd. Bibliothèque nationale de France, coll. Les Orpailleurs, Paris

éd. Bi­blio­thèque na­tio­nale de , coll. Les Or­pailleurs, Pa­ris

Il s’agit de «La de la » et autres œuvres de . Sous le pseu­do­nyme de Rosny se masque la col­la­bo­ra­tion lit­té­raire entre deux  : Jo­seph-Henri-Ho­noré Boëx et Sé­ra­phin-Jus­tin-Fran­çois Boëx. Ils na­quirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une fran­çaise, hol­lan­daise et es­pa­gnole ins­tal­lée en . Ces di­verses, leur ins­tinct de , un âpre de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vi­gueur mus­cu­laire —, leur han­tise de la pré, et jusque la fas­ci­na­tion qu’exerçaient sur eux les terres in­hos­pi­ta­lières et sau­vages, firent naître chez eux le rêve de re­joindre les tri­bus in­diennes qui han­taient en­core les éten­dues loin­taines du . Londres d’abord et Pa­ris en­suite n’étaient dans leur tête qu’une es­cale; mais le des­tin les y fixa pour la et fit d’eux des pri­son­niers de ces ten­ta­cu­laires que les Rosny al­laient fouiller en pro­fon­deur, avec toute la pas­sion que sus­citent des contrées in­con­nues, des contrées hu­maines et bru­tales. Ils pé­né­trèrent dans les fau­bourgs sor­dides; ils connurent les four­naises, les usines, les fa­briques fa­rouches et re­pous­santes, cra­chant leurs noires fu­mées dans le , les dé­po­toirs à perte de vue, au­tour des­quels grouillaient des hommes de fer et de . Cette vi­sion exal­tait les Rosny jusqu’aux larmes : «Le front contre sa vitre, il contem­plait le fau­bourg si­nistre, les hautes che­mi­nées d’usine, avec l’impression d’une tue­rie lente et in­vin­cible. Au­rait-on le de sau­ver les hommes?… De vastes es­pé­rances ba­layaient cette crainte» 1. À ja­mais éga­rés des ho­ri­zons ca­na­diens, les Rosny se conso­lèrent en créant une des ban­lieues, à la­quelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une fo­rêt vierge, d’une sa­vane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ra­mures et de fauves, ils la ti­rèrent, aussi vierge, de l’étrange re­mous de la in­dus­trielle. Le sif­fle­ment des , le re­ten­tis­se­ment des en­clumes, la des foules de­vint pour eux un bruit aussi re­li­gieux que l’appel des cloches. L’aspect fé­roce, puis­sant des tra­vailleurs, à la sor­tie des ate­liers, leur évo­qua les temps pri­mi­tifs où les pre­miers hommes se dé­bat­taient dans des com­bats vio­lents contre les forces élé­men­taires de la . Dans leurs ro­mans aux dé­cors sub­ur­bains, qui re­joignent d’ailleurs leurs ré­cits pré­his­to­riques et , puisqu’ils se penchent sur «tout l’antique mys­tère» 2 des de­ve­nirs de la vie — dans leurs ro­mans, dis-je, les Rosny font voir que «la fo­rêt vierge et les grandes in­dus­tries ne sont pas des choses op­po­sées, ce sont des choses ana­logues»; qu’un «mor­ceau de Pa­ris, où s’entasse la gran­deur de nos sem­blables, doit faire pal­pi­ter les au­tant que la chute du Rhin à Schaff­house» 3; que l’œuvre des hommes est non moins belle et mons­trueuse que celle de la na­ture — ou plu­tôt, il est im­pos­sible de sé­pa­rer l’une de l’autre.

  1. «La Vague rouge». Icône Haut
  2. «L’Aube du fu­tur». Icône Haut
  1. «La Vague rouge». Icône Haut

Kawabata, « Première Neige sur le mont Fuji et Autres Nouvelles »

éd. A. Michel, coll. Les Grandes Traductions, Paris

éd. A. Mi­chel, coll. Les Grandes Tra­duc­tions, Pa­ris

Il s’agit d’«En si­lence» («Mu­gon» 1), «Pre­mière Neige sur le mont Fuji» («Fuji no hat­suyuki» 2) et autres œuvres de  3, écri­vain qui mé­rite d’être placé au plus haut som­met de la . «Vos ro­mans sont si grands, si su­blimes, que dans ma pe­ti­tesse je ne puis que les vé­né­rer de loin, comme le jeune ber­ger qui, re­gar­dant les cimes bleues des à l’, rêve du jour où il sera en me­sure d’escalader même la plus haute», dit M. Yu­kio Mi­shima dans une lettre adres­sée à ce­lui qui fut pour lui le maître et l’ami 4. Ka­wa­bata na­quit en 1899. Son père, mé­de­cin let­tré, mou­rut de tu­ber­cu­lose en 1901; sa mère, sa grand-mère et sa sœur dis­pa­rurent à leur tour, em­por­tées par la même ma­la­die. Il fut re­cueilli chez son grand-père aveugle, son der­nier et unique pa­rent. Là, dans un vil­lage de cin­quante et quelques , il passa une en­fance so­li­taire, toute de si­lence et de . Levé à l’aube, il de­vait ai­der son grand-père à sa­tis­faire ses fonc­tions na­tu­relles, ti­raillé entre la et le dé­goût. Puis, il mon­tait sur un arbre du jar­din et, as­sis entre les grandes branches, il li­sait «jusqu’à ce que vînt à pas­ser une voi­ture ou un chien qui aboyait» 5; ou alors, un à la main, il écri­vait à ses pa­rents dé­funts des lettres d’une éru­di­tion et d’une ma­tu­rité de qu’on s’étonne de ren­con­trer chez un en­fant : «Père, vous vous êtes levé de votre lit de pour nous lais­ser, à et à ma sœur en­core in­no­cente, une sorte de tes­ta­ment écrit. Vous avez tracé les idéo­grammes de “Chas­teté” pour ma sœur, et de “Prends garde à toi” pour moi-même… Tan­dis que j’écris cette lettre, il me vient à l’esprit cette phrase de Jean Coc­teau :

Gra­vez votre nom dans un arbre
Qui pous­sera jusqu’au na­dir;
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les gran­dir.

En fait, le poème reste un peu obs­cur… Mais si l’on ar­rive tout sim­ple­ment à gra­ver son nom dans le cœur d’un en­fant ou d’un être aimé, ce nom ne gran­dira-t-il pas, fi­na­le­ment, lui aussi?»

  1. En ja­po­nais «無言». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «富士の初雪». Icône Haut
  3. En ja­po­nais 川端康成. Icône Haut
  1. «Cor­res­pon­dance», p. 61-62. Icône Haut
  2. «L’Adolescent : ré­cits au­to­bio­gra­phiques», p. 45. Icône Haut

Pamuk, « Cette chose étrange en moi : roman »

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du en­tier, Pa­ris

Il s’agit du «Cette chose étrange en » («Ka­famda Bir Tu­ha­flık») de M. , écri­vain pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa , mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la » 1. Cette naïve pré n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des , des bi­joux, des et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur . Le len­de­main, il an­nonça à sa qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Icône Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Icône Haut
  1. id. p. 54-55. Icône Haut

Pamuk, « D’Autres Couleurs : essais »

éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Du en­tier, Pa­ris

Il s’agit de «D’Autres » («Öteki Renk­ler») de M. , écri­vain pour le­quel le centre du monde est Is­tan­bul, non seule­ment parce qu’il y a passé toute sa , mais aussi parce que toute sa vie il en a ra­conté les re­coins les plus in­times. En 1850, Gus­tave Flau­bert, en ar­ri­vant à Is­tan­bul, frappé par la gi­gan­tesque bi­gar­rure de cette ville, par le cô­toie­ment de «tant d’individualités sé­pa­rées, dont l’addition for­mi­dable apla­tit la vôtre», avait écrit que de­vien­drait «plus tard la ca­pi­tale de la » 1. Cette naïve pré n’empêcha pas l’Empire turc de s’écrouler et de dis­pa­raître, et la ca­pi­tale de perdre son nom de Constan­ti­nople, vi­dée de ses Grecs, ses Ar­mé­niens, ses Juifs. À la nais­sance de M. Pa­muk, tout juste un siècle après le sé­jour de Flau­bert, Is­tan­bul, en tant que ville mon­diale, n’était plus qu’une ombre cré­pus­cu­laire et vi­vait les jours les plus faibles, les moins glo­rieux de ses deux mille ans d’. La douce tris­tesse de ses rues fa­nées et flé­tries, de son passé tombé en dis­grâce per­çait de toute part; elle avait une pré­sence vi­sible dans le et chez les gens; elle re­cou­vrait tel un brouillard «les vieilles fon­taines bri­sées ici et là, ta­ries de­puis des an­nées, les bou­tiques de bric et de broc ap­pa­rues… aux abords im­mé­diats des vieilles mos­quées…, les trot­toirs sales, tout tor­dus et dé­fon­cés…, les vieux ci­me­tières égre­nés sur les hau­teurs…, les lam­pa­daires fa­lots», dit M. Pa­muk 2. Parce que cette tris­tesse était cau­sée par le fait d’être des re­je­tons d’un an­cien Em­pire, les Stam­bou­liotes pré­fé­raient faire table rase du passé. Ils ar­ra­chaient des pierres aux mu­railles et aux vé­né­rables édi­fices afin de s’en ser­vir pour leurs propres construc­tions. Dé­truire, brû­ler, éri­ger à la place un im­meuble oc­ci­den­tal et mo­derne était leur ma­nière d’oublier — un peu comme un amant qui, pour ef­fa­cer le dou­lou­reux d’une an­cienne maî­tresse, se dé­bar­rasse en hâte des , des bi­joux, des et des meubles. Au bout du compte, ce trai­te­ment de choc et ces des­truc­tions par le ne fai­saient qu’accroître le sen­ti­ment de tris­tesse, en lui ajou­tant le ton du déses­poir et de la mi­sère. «L’effort d’occidentalisation», dit M. Pa­muk 3, «ou­vrit la voie… à la trans­for­ma­tion des in­té­rieurs do­mes­tiques en mu­sées d’une ja­mais vé­cue. Des an­nées après, j’ai éprouvé toute cette in­con­gruité… Ce sen­ti­ment de tris­tesse, en­foui dé­fi­ni­ti­ve­ment dans les tré­fonds de la ville, me fit prendre de la né­ces­sité de construire mon propre ima­gi­naire, si je ne vou­lais pas être pri­son­nier…» Un soir, après avoir poussé la porte de la mai­son fa­mi­liale, fran­chi le seuil et lon­gue­ment mar­ché dans ces rues qui lui ap­por­taient et ré­con­fort, M. Pa­muk ren­tra au mi­lieu de la et s’assit à sa table pour res­ti­tuer quelque chose de leur at­mo­sphère et de leur . Le len­de­main, il an­nonça à sa qu’il se­rait écri­vain.

  1. «Lettre à Louis Bouil­het du 14.XI.1850». Icône Haut
  2. «Is­tan­bul», p. 68-69. Icône Haut
  1. id. p. 54-55. Icône Haut

« Koltsov (1809-1842) »

dans « La Littérature russe : notices et extraits des principaux auteurs depuis les origines jusqu’à nos jours » (XIXᵉ siècle)

dans «La Lit­té­ra­ture  : no­tices et ex­traits des prin­ci­paux au­teurs de­puis les jusqu’à nos jours» (XIXe siècle)

Il s’agit du «Fau­cheur» («Kos­sar» 1) et autres poèmes d’ 2, poète russe (XIXe siècle). Son père était mar­chand de bœufs; et sa mère, is­sue d’une qui se li­vrait au même né­goce, était illet­trée. Né au plein cœur de la steppe, qui lui ser­vit de pre­mière école, en même que de confi­dente des mou­ve­ments les plus in­times de son cœur, le fu­tur poète fut élevé à la , sans sur­veillance, jouant avec les ga­mins des rues et bar­bo­tant à son aise dans la boue. C’est bien à lui qu’on ap­pli­quera cette de La Bruyère : «L’on voit cer­tains fa­rouches, ré­pan­dus par la cam­pagne, , li­vides et tout brû­lés du , at­ta­chés à la qu’ils fouillent et qu’ils re­muent avec une opi­niâ­treté in­vin­cible; ils ont comme une ar­ti­cu­lée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face hu­maine; et en ef­fet, ils sont des hommes». Il avait déjà neuf ans lorsqu’on son­gea à l’envoyer à l’école. Il n’y resta même pas un an et demi. Dès qu’il sut écrire et comp­ter, son père le prit à la mai­son pour éco­no­mi­ser le trai­te­ment d’un com­mis. Le pe­tit Alexis connais­sait à peine l’orthographe et il resta pour tou­jours brouillé avec elle, ainsi qu’avec la ponc­tua­tion et par­fois même avec la . Mais la lec­ture était sa pas­sion, et le peu d’argent qu’on lui don­nait pour des frian­dises, il le consa­crait à ache­ter les vo­lumes des «Mille et une Nuits». Il avait quinze ans lorsqu’un ami, fau­ché par une pré­ma­tu­rée, eut l’idée de lui lé­guer toute sa bi­blio­thèque : soixante-dix vo­lumes. Quel tré­sor! Mais son père ne lui lais­sait guère le temps d’en jouir. Il fal­lait sans cesse l’accompagner dans les ba­zars pour ache­ter des bes­tiaux qu’ils en­grais­saient sur la steppe et qu’ils re­ven­daient à l’une des nom­breuses fon­de­ries de suif. «Je suis en­chaîné par ma si­tua­tion», dit Kolt­sov 3. «Mau­dit mé­tier! Que suis-je? Un sans , sans pa­role, sans rien. Une la­men­table créa­ture, un mi­sé­rable être qui n’est bon qu’à traî­ner de l’ et du bois, un mer­canti, un grippe-sou, un , un Tzi­gane, une ca­naille, voilà ce que je dois être.»

  1. En russe «Косарь». Icône Haut
  2. En russe Алексей Васильевич Кольцов. Par­fois trans­crit Alek­sej Vasil’evič Kol’cov, Alexei Was­sil­je­witsch Kol­zow, Alexis-Vas­si­lie­vitsch Kolt­zof, Alexis Vas­si­lié­vitch Kolt­zov ou Alek­sey Va­si­lye­vitch Kolt­soff. Icône Haut
  1. «Un Poète russe : Alexis Kolt­sov», p. 551. Icône Haut

Sepehri, « Histoires de lune, d’eau et de vent : poèmes »

éd. Maelström réévolution, Bruxelles

éd. Mael­ström ré, Bruxelles

Il s’agit d’une de M.  1, ar­tiste in­égalé de l’ mo­derne. Peintre et poète à la fois, il est tout aussi im­pré­gné de dans sa , qu’il est peintre dans ses élans poé­tiques. Son trait dis­tinc­tif est un sens spé­cial de la , qui voit l’ dans le de­hors et le de­hors dans l’âme et qui ex­prime l’un par l’autre les deux mondes ou­verts de­vant lui. Là est la de cette , par la­quelle M. Se­pehri re­pré­sente une idée sous l’ d’une li­bel­lule, d’un peu­plier aux feuilles mur­mu­rantes, d’une al­lée boi­sée, etc., propre à la rendre plus sen­sible et plus frap­pante que si elle était pré­sen­tée di­rec­te­ment. En ef­fet, la poé­sie de M. Se­pehri n’est autre chose qu’un , un al­lé­go­risme conti­nuel, ana­logue au songe d’un en­fant :

«“Où est la de­meure de l’Ami?”
C’est à l’aurore que re­ten­tit la du ca­va­lier…
Mon­trant du doigt un peu­plier blanc, [un pas­sant ré­pon­dit] :
“Pas loin de cet arbre se trouve une ruelle boi­sée
Plus verte que le songe de
Où l’ est tout aussi que
Le plu­mage de la sin­cé­rité.
Tu iras jusqu’au fond de cette al­lée…
Au pied de la fon­taine d’où jaillissent les mythes de la
Dans l’intimité on­du­lante de cet
Tu en­ten­dras un cer­tain bruis­se­ment :
Tu ver­ras un en­fant per­ché au-des­sus d’un pin ef­filé,
Dé­si­reux de ra­vir la cou­vée du nid de la lu­mière
Et tu lui de­man­de­ras :
— Où est la de­meure de l’Ami?”
»

  1. En سهراب سپهری. Icône Haut