«La Reine exilée et son Fils : poème épique laotien narrant une des vies du Bouddha»

dans « Péninsule », vol. 18-19, p. 1-274

dans «Pé­nin­sule», vol. 18-19, p. 1-274

Il s’agit du «nāṅ Tēṅ an1» 1La Reine exi­lée et son Fils», ou lit­té­ra­le­ment «La Dame Tēṅ an1»), un des ro­mans épiques du Laos. Les Lao­tiens ont une pré­di­lec­tion mar­quée pour les longs ré­cits en vers, im­pré­gnés de boud­dhisme, et re­le­vés par la fan­tai­sie et par l’agencement des aven­tures. Ils les ap­pellent «bœ̄n2 văn­naḥ­gaḥtī» 2textes lit­té­raires»). Ils les lisent dans les réunions; ils les ré­citent pen­dant la nuit aux jeunes femmes ré­cem­ment ac­cou­chées, pour les em­pê­cher de suc­com­ber au som­meil et de de­ve­nir ainsi une proie fa­cile pour les mau­vais es­prits. Cer­tains de ces ro­mans épiques sont d’une lon­gueur ac­ca­blante : le «dāv2 kā­laḥ­ket» 3, par exemple, compte à peu près dix mille vers, et le «cāṃPā sī1 Tŏn2» 4 — en­vi­ron qua­torze mille. «Il faut croire que les pé­ri­pé­ties qui forment la trame du ré­cit en font to­lé­rer la lon­gueur», dit Louis Fi­not 5. «Pour­tant ni les ac­teurs ni les in­ci­dents du drame ne brillent par la va­riété : les mêmes fi­gures et les mêmes scènes se re­pré­sentent sans cesse avec une mo­no­to­nie qui las­se­rait le lec­teur le plus in­tré­pide, mais qui ne pa­raît pas dé­plaire aux âmes simples pour les­quelles des bardes ano­nymes ont com­posé ces en­fan­tines rhap­so­dies.» Je l’avoue : ces ro­mans épiques, en gé­né­ral fort mal­adroits, tra­cés pour la plu­part par des mains la­bo­rieuses, m’ont tou­ché. Je les ai ou­verts sou­vent avec dé­dain, et presque ja­mais je ne les ai fer­més sans être ému. La forme, à très peu d’exceptions près, en est dé­fec­tueuse, mais cela par ru­desse plu­tôt que par mau­vais goût. Ils res­pirent tant de sin­cé­rité, de sym­pa­thie, de bonne vo­lonté; on y trouve des sen­ti­ments si res­pec­tables dans leur naï­veté, que moi, qui étais dé­cidé à en rire, j’ai tou­jours fini par m’y plaire. Ja­mais je n’accueillerai par la raille­rie cette confes­sion hon­nête d’un poète :

«Moi, qui ai com­posé ce ré­cit ver­si­fié,
Je me suis en­fui au loin, tout comme la pe­tite [hé­roïne dont je vous parle]!
Car moi, votre ser­vi­teur, couche en so­li­taire;
Je suis bien seul, dans ma chambre, les bras pen­dant dans le vide…
De­puis que j’ai quitté ma mai­son pour al­ler chez les Thaï où je n’ai pas d’amis,
Je m’efforce d’écrire des vers pour me ré­chauf­fer le cœur.
Tout au fond de mon être… je me dis que je fi­ni­rai par ren­trer chez moi.
Ils sont évi­dem­ment bien éloi­gnés l’un de l’autre, la cité d’or et le pays na­tal!
»

  1. En lao­tien «ນາງແຕງອ່ອນ». Par­fois trans­crit «Nang Tèng One», «Naṅ Teṅ On», «Nāng Tǣng ‘Ǭn», «Nang Taeng Oon» ou «Nang Taeng Aun». Haut
  2. En lao­tien ພື້ນວັນນະຄະດີ. Haut
  3. En lao­tien «ທ້າວກາລະເກດ», in­édit en fran­çais. Haut
  1. En lao­tien «ຈໍາປາສີ່ຕົ້ນ», in­édit en fran­çais. Haut
  2. «Re­cherches sur la lit­té­ra­ture lao­tienne», p. 116. Haut

«L’Engoulevent blanc»

dans « Le Roman classique lao » (éd. École française d’Extrême-Orient, coll. Publications de l’École française d’Extrême-Orient, Paris)

dans «Le Ro­man clas­sique lao» (éd. École fran­çaise d’Extrême-Orient, coll. Pu­bli­ca­tions de l’École fran­çaise d’Extrême-Orient, Pa­ris)

Il s’agit du «dāv2 nŏk kaḥpā phœ̄eak» 1L’Engoulevent blanc»), un des ro­mans épiques du Laos. Les Lao­tiens ont une pré­di­lec­tion mar­quée pour les longs ré­cits en vers, im­pré­gnés de boud­dhisme, et re­le­vés par la fan­tai­sie et par l’agencement des aven­tures. Ils les ap­pellent «bœ̄n2 văn­naḥ­gaḥtī» 2textes lit­té­raires»). Ils les lisent dans les réunions; ils les ré­citent pen­dant la nuit aux jeunes femmes ré­cem­ment ac­cou­chées, pour les em­pê­cher de suc­com­ber au som­meil et de de­ve­nir ainsi une proie fa­cile pour les mau­vais es­prits. Cer­tains de ces ro­mans épiques sont d’une lon­gueur ac­ca­blante : le «dāv2 kā­laḥ­ket» 3, par exemple, compte à peu près dix mille vers, et le «cāṃPā sī1 Tŏn2» 4 — en­vi­ron qua­torze mille. «Il faut croire que les pé­ri­pé­ties qui forment la trame du ré­cit en font to­lé­rer la lon­gueur», dit Louis Fi­not 5. «Pour­tant ni les ac­teurs ni les in­ci­dents du drame ne brillent par la va­riété : les mêmes fi­gures et les mêmes scènes se re­pré­sentent sans cesse avec une mo­no­to­nie qui las­se­rait le lec­teur le plus in­tré­pide, mais qui ne pa­raît pas dé­plaire aux âmes simples pour les­quelles des bardes ano­nymes ont com­posé ces en­fan­tines rhap­so­dies.» Je l’avoue : ces ro­mans épiques, en gé­né­ral fort mal­adroits, tra­cés pour la plu­part par des mains la­bo­rieuses, m’ont tou­ché. Je les ai ou­verts sou­vent avec dé­dain, et presque ja­mais je ne les ai fer­més sans être ému. La forme, à très peu d’exceptions près, en est dé­fec­tueuse, mais cela par ru­desse plu­tôt que par mau­vais goût. Ils res­pirent tant de sin­cé­rité, de sym­pa­thie, de bonne vo­lonté; on y trouve des sen­ti­ments si res­pec­tables dans leur naï­veté, que moi, qui étais dé­cidé à en rire, j’ai tou­jours fini par m’y plaire. Ja­mais je n’accueillerai par la raille­rie cette confes­sion hon­nête d’un poète :

«Moi, qui ai com­posé ce ré­cit ver­si­fié,
Je me suis en­fui au loin, tout comme la pe­tite [hé­roïne dont je vous parle]!
Car moi, votre ser­vi­teur, couche en so­li­taire;
Je suis bien seul, dans ma chambre, les bras pen­dant dans le vide…
De­puis que j’ai quitté ma mai­son pour al­ler chez les Thaï où je n’ai pas d’amis,
Je m’efforce d’écrire des vers pour me ré­chauf­fer le cœur.
Tout au fond de mon être… je me dis que je fi­ni­rai par ren­trer chez moi.
Ils sont évi­dem­ment bien éloi­gnés l’un de l’autre, la cité d’or et le pays na­tal!
»

  1. En lao­tien «ທ້າວນົກກະບາເຜືອກ». Par­fois trans­crit «Thao Nok Kaba Phueak» ou «Thao Nok Kaba Phüak». Haut
  2. En lao­tien ພື້ນວັນນະຄະດີ. Haut
  3. En lao­tien «ທ້າວກາລະເກດ», in­édit en fran­çais. Haut
  1. En lao­tien «ຈໍາປາສີ່ຕົ້ນ», in­édit en fran­çais. Haut
  2. «Re­cherches sur la lit­té­ra­ture lao­tienne», p. 116. Haut

Pangkham, «Sinsay : chef-d’œuvre de la littérature lao»

éd. Liang Ziang Chong Chareon, Bangkok

éd. Liang Ziang Chong Cha­reon, Bang­kok

Il s’agit du «sin jai» 1, un des ro­mans épiques du Laos. Les Lao­tiens ont une pré­di­lec­tion mar­quée pour les longs ré­cits en vers, im­pré­gnés de boud­dhisme, et re­le­vés par la fan­tai­sie et par l’agencement des aven­tures. Ils les ap­pellent «bœ̄n2 văn­naḥ­gaḥtī» 2textes lit­té­raires»). Ils les lisent dans les réunions; ils les ré­citent pen­dant la nuit aux jeunes femmes ré­cem­ment ac­cou­chées, pour les em­pê­cher de suc­com­ber au som­meil et de de­ve­nir ainsi une proie fa­cile pour les mau­vais es­prits. Cer­tains de ces ro­mans épiques sont d’une lon­gueur ac­ca­blante : le «dāv2 kā­laḥ­ket» 3, par exemple, compte à peu près dix mille vers, et le «cāṃPā sī1 Tŏn2» 4 — en­vi­ron qua­torze mille. «Il faut croire que les pé­ri­pé­ties qui forment la trame du ré­cit en font to­lé­rer la lon­gueur», dit Louis Fi­not 5. «Pour­tant ni les ac­teurs ni les in­ci­dents du drame ne brillent par la va­riété : les mêmes fi­gures et les mêmes scènes se re­pré­sentent sans cesse avec une mo­no­to­nie qui las­se­rait le lec­teur le plus in­tré­pide, mais qui ne pa­raît pas dé­plaire aux âmes simples pour les­quelles des bardes ano­nymes ont com­posé ces en­fan­tines rhap­so­dies.» Je l’avoue : ces ro­mans épiques, en gé­né­ral fort mal­adroits, tra­cés pour la plu­part par des mains la­bo­rieuses, m’ont tou­ché. Je les ai ou­verts sou­vent avec dé­dain, et presque ja­mais je ne les ai fer­més sans être ému. La forme, à très peu d’exceptions près, en est dé­fec­tueuse, mais cela par ru­desse plu­tôt que par mau­vais goût. Ils res­pirent tant de sin­cé­rité, de sym­pa­thie, de bonne vo­lonté; on y trouve des sen­ti­ments si res­pec­tables dans leur naï­veté, que moi, qui étais dé­cidé à en rire, j’ai tou­jours fini par m’y plaire. Ja­mais je n’accueillerai par la raille­rie cette confes­sion hon­nête d’un poète :

«Moi, qui ai com­posé ce ré­cit ver­si­fié,
Je me suis en­fui au loin, tout comme la pe­tite [hé­roïne dont je vous parle]!
Car moi, votre ser­vi­teur, couche en so­li­taire;
Je suis bien seul, dans ma chambre, les bras pen­dant dans le vide…
De­puis que j’ai quitté ma mai­son pour al­ler chez les Thaï où je n’ai pas d’amis,
Je m’efforce d’écrire des vers pour me ré­chauf­fer le cœur.
Tout au fond de mon être… je me dis que je fi­ni­rai par ren­trer chez moi.
Ils sont évi­dem­ment bien éloi­gnés l’un de l’autre, la cité d’or et le pays na­tal!
»

  1. En lao­tien «ສິນໄຊ». Par­fois trans­crit «Sin­say», «Sin­sai», «Sin Xay» ou «Sine Xay». Outre cette ap­pel­la­tion com­mu­né­ment em­ployée, le «sin jai» porte en­core di­vers titres, se­lon les édi­tions, tels que : «săṅkh silP jăy» («ສັງຂສິລປຊັຍ») ou «săṅ sin jai» («ສັງສິນໄຊ»). Par­fois trans­crit «Sang Sin­xaï». Haut
  2. En lao­tien ພື້ນວັນນະຄະດີ. Haut
  3. En lao­tien «ທ້າວກາລະເກດ», in­édit en fran­çais. Haut
  1. En lao­tien «ຈໍາປາສີ່ຕົ້ນ», in­édit en fran­çais. Haut
  2. «Re­cherches sur la lit­té­ra­ture lao­tienne», p. 116. Haut

Hâtef d’Ispahan, «Trois Odes mystiques»

dans « Journal asiatique », sér. 5, vol. 7, p. 130-147

dans «Jour­nal asia­tique», sér. 5, vol. 7, p. 130-147

Il s’agit des odes mys­tiques d’Ahmad Hâ­tef d’Ispahan 1, poète per­san du XVIIIe siècle apr. J.-C. Dans le siècle de dé­ca­dence où vi­vait ce char­mant poète, la cor­rup­tion du goût de­ve­nait de jour en jour plus pro­fonde. Le titre si re­cher­ché de «roi des poètes» («malik-os-cho’arâ» 2) était ac­cordé non plus au ta­lent, mais à la flat­te­rie; si bien que, se­lon le mot in­gé­nieux d’un orien­ta­liste 3, le «roi des poètes» n’était plus que le «poète des rois». La Cour des pe­tits princes, celle des Af­cha­rides et des Zend, re­ten­tis­sait du ra­mage de trois ou quatre cents flat­teurs, «brillants per­ro­quets mor­dillant du sucre dans leur bec», pour par­ler le lan­gage du temps. Parmi cette foule de ri­meurs obs­curs, on ren­contre avec sur­prise un poète vé­ri­table, un seul : Hâ­tef d’Ispahan. Il doit sa re­nom­mée sur­tout aux odes mys­tiques, com­po­sées de «strophes en re­frain» («tardji’-bend» 4), qui sont des strophes se ter­mi­nant avec la même rime, sauf le der­nier vers ou le «re­frain», qui a une rime dif­fé­rente. «[Ces] odes sont gé­né­ra­le­ment goû­tées en Perse et semblent avoir mé­rité l’attention de quelques per­sonnes aux­quelles leurs études et leurs voyages ont rendu fa­mi­lières les mœurs et la poé­sie des Orien­taux; elles y ont re­mar­qué une grâce par­ti­cu­lière de style, une grande élé­va­tion d’esprit et une liai­son d’idées que l’on trouve ra­re­ment dans les gha­zels les plus re­nom­més, et même dans les odes du cé­lèbre Hâ­fez», ex­plique Jo­seph-Ma­rie Jouan­nin 5. Hâ­tef y chante le plus sou­vent le «Bien-Aimé», le «Vieillard», l’«Éter­nel» avec tout le mys­ti­cisme, avec toutes les conven­tions de la secte sou­fie à la­quelle il ap­par­tient, mais dans un style d’une rare sim­pli­cité, dans un lan­gage tendre et ému, porté au plus haut de­gré de per­fec­tion; en un mot, avec une grâce qui man­quait à ses contem­po­rains.

  1. En per­san احمد هاتف اصفهانی. Par­fois trans­crit Ah­med Hâ­tif Is­fa­hâni ou Aḥ­mad Hā­tef Eṣ­fahāni. Haut
  2. En per­san ملک‌الشعرا. Haut
  3. Jo­seph von Ham­mer-Purg­stall. Haut
  1. En per­san ترجیع‌بند. Par­fois trans­crit «tarjí‘-band». Haut
  2. «Deux Odes mys­tiques», p. 344. Haut

Hâtef d’Ispahan, «Deux Odes mystiques»

dans « Journal asiatique », sér. 1, vol. 11, p. 344-355

dans «Jour­nal asia­tique», sér. 1, vol. 11, p. 344-355

Il s’agit des odes mys­tiques d’Ahmad Hâ­tef d’Ispahan 1, poète per­san du XVIIIe siècle apr. J.-C. Dans le siècle de dé­ca­dence où vi­vait ce char­mant poète, la cor­rup­tion du goût de­ve­nait de jour en jour plus pro­fonde. Le titre si re­cher­ché de «roi des poètes» («malik-os-cho’arâ» 2) était ac­cordé non plus au ta­lent, mais à la flat­te­rie; si bien que, se­lon le mot in­gé­nieux d’un orien­ta­liste 3, le «roi des poètes» n’était plus que le «poète des rois». La Cour des pe­tits princes, celle des Af­cha­rides et des Zend, re­ten­tis­sait du ra­mage de trois ou quatre cents flat­teurs, «brillants per­ro­quets mor­dillant du sucre dans leur bec», pour par­ler le lan­gage du temps. Parmi cette foule de ri­meurs obs­curs, on ren­contre avec sur­prise un poète vé­ri­table, un seul : Hâ­tef d’Ispahan. Il doit sa re­nom­mée sur­tout aux odes mys­tiques, com­po­sées de «strophes en re­frain» («tardji’-bend» 4), qui sont des strophes se ter­mi­nant avec la même rime, sauf le der­nier vers ou le «re­frain», qui a une rime dif­fé­rente. «[Ces] odes sont gé­né­ra­le­ment goû­tées en Perse et semblent avoir mé­rité l’attention de quelques per­sonnes aux­quelles leurs études et leurs voyages ont rendu fa­mi­lières les mœurs et la poé­sie des Orien­taux; elles y ont re­mar­qué une grâce par­ti­cu­lière de style, une grande élé­va­tion d’esprit et une liai­son d’idées que l’on trouve ra­re­ment dans les gha­zels les plus re­nom­més, et même dans les odes du cé­lèbre Hâ­fez», ex­plique Jo­seph-Ma­rie Jouan­nin 5. Hâ­tef y chante le plus sou­vent le «Bien-Aimé», le «Vieillard», l’«Éter­nel» avec tout le mys­ti­cisme, avec toutes les conven­tions de la secte sou­fie à la­quelle il ap­par­tient, mais dans un style d’une rare sim­pli­cité, dans un lan­gage tendre et ému, porté au plus haut de­gré de per­fec­tion; en un mot, avec une grâce qui man­quait à ses contem­po­rains.

  1. En per­san احمد هاتف اصفهانی. Par­fois trans­crit Ah­med Hâ­tif Is­fa­hâni ou Aḥ­mad Hā­tef Eṣ­fahāni. Haut
  2. En per­san ملک‌الشعرا. Haut
  3. Jo­seph von Ham­mer-Purg­stall. Haut
  1. En per­san ترجیع‌بند. Par­fois trans­crit «tarjí‘-band». Haut
  2. p. 344. Haut

Bâbâ Tâhir, «Les Quatrains»

dans « Journal asiatique », sér. 8, vol. 6, p. 502-545

dans «Jour­nal asia­tique», sér. 8, vol. 6, p. 502-545

Il s’agit de Bâbâ Tâ­hir 1, poète per­san, dont la sim­pli­cité des sen­ti­ments et du vo­ca­bu­laire fait le charme de ses qua­trains. On sait peu de choses sur lui; on ignore même le temps où il vé­cut (entre le Xe et XIIe siècle apr. J.-C. pro­ba­ble­ment). Il était un de ces der­viches er­rants, ces fous de Dieu qui passent pour saints en Orient, et que pour cela, tout le monde ré­vère et res­pecte. Le sur­nom de ‘Uryân 2le Nu») sous le­quel il est dé­si­gné lui vient, disent cer­tains, de ce qu’il se pro­me­nait sans vê­te­ments dans les ba­zars et dans les rues; mais il est tout aussi vrai­sem­blable qu’il vi­vait dans le dé­nue­ment ou le re­non­ce­ment, plu­tôt que dans la com­plète nu­dité : «Je suis le bo­hème mys­tique qu’on ap­pelle “qa­len­der”; je n’ai ni feu ni lieu, nul point d’attache», dit-il. «Le jour, j’erre au­tour du monde, et la nuit, je m’endors une brique sous la tête… Il n’y a point dans l’univers de pa­pillon aussi étourdi, de fou aussi étrange que moi. Les ser­pents et les four­mis ont tous une re­traite, mais moi je n’ai pas même — in­for­tuné! — le mur d’une mai­son en ruines» 3. En tout cas, l’on constate que son mys­ti­cisme ne lui épar­gna ni les tour­ments de l’amour ni les an­goisses cau­sées par la pen­sée de la mort. Il est, d’ailleurs, un des pre­miers der­viches à avoir dé­crit ses trans­ports amou­reux dans la langue per­sane : «Le col­chique des mon­tagnes ne dure qu’une se­maine, ainsi que la vio­lette des bords de la ri­vière; je veux crier, de ville en ville, que la fi­dé­lité des belles aux joues ro­sées ne dure qu’une se­maine… Mon cœur est plein de feu, mes yeux pleins de larmes; ma vie n’est qu’un vase rem­pli de tris­tesses et d’ennuis. Eh bien! si, après ma mort, tu viens à pas­ser près de ma tombe, ton par­fum me ren­dra la vie»

  1. En per­san باباطاهر. Par­fois trans­crit Bâbâ Tâ­her. Haut
  2. En per­san عریان. Par­fois trans­crit Uriyan, ‘Oriyān ou Oryân. Haut
  1. p. 516 & 528. Haut

«Les Auteurs du printemps russe. Okoudjava • Vyssotski»

éd. Noir sur blanc, Montricher

éd. Noir sur blanc, Mon­tri­cher

Il s’agit de Bou­lat Okoud­java 1 et de Vla­di­mir Vys­sotski 2, les chan­teurs so­vié­tiques les plus émi­nents, mais aussi les plus per­sé­cu­tés par la haine et par la sot­tise du ré­gime. Ils res­tent à tout ja­mais comme un té­moi­gnage des hu­mi­lia­tions et du déses­poir in­fli­gés à tout un peuple par une tribu de bu­reau­crates bor­nés, ef­frayés par l’ombre de la vé­rité, ter­ro­ri­sés par la sin­cé­rité, trau­ma­ti­sés par le ta­lent. Toutes les chan­sons de ces deux pa­ro­liers ont un point com­mun : elles ré­vèlent, avec dou­leur, des pans en­tiers d’une «autre» his­toire, non pas l’histoire of­fi­cielle, écrite par le ré­gime, mais celle vé­cue par des mil­lions de gens — ma­rins, avia­teurs, pay­sans, étu­diants, ou­vriers d’usine — et jusque-là en­tiè­re­ment pas­sée sous si­lence dans les pu­bli­ca­tions. «Mes pro­ta­go­nistes ne sont pas de ces hauts per­son­nages chers à l’histoire ro­man­cée, mais de pe­tites gens, des obs­curs, des mé­diocres. Ce type d’humanité me convient mieux», dit Okoud­java 3. «En règle gé­né­rale, les grands ont conscience de leur gran­deur… et jouent les co­quettes pour la pos­té­rité… Les humbles, au contraire, conservent leur na­tu­rel et se tiennent sans af­fec­ta­tion. Avec eux, tout est simple, aisé. Ils n’en laissent pas moins leur trace dans les évé­ne­ments, peuvent nous ser­vir d’exemples, de mises en garde et de sources d’inspiration.» Un soir de tris­tesse et de so­li­tude, Okoud­java er­rait à tra­vers Mos­cou. Le ha­sard lui fit prendre le der­nier trol­ley­bus. Grâce à la pré­sence si­len­cieuse des autres voya­geurs, des gens simples, il trouva un re­mède aux tour­ments de son âme, à la «biéda» 4mal­heur») :

«Quand je suis im­puis­sant à vaincre le mal­heur,
Que le déses­poir me guette,
Je prends en marche le trol­ley bleu,
Le der­nier,
Au ha­sard.
Trol­ley de mi­nuit, file par les rues,
Fais ta ronde au long des bou­le­vards
Pour ra­mas­ser ceux qui, dans la nuit, ont fait
Nau­frage,
Nau­frage
»

  1. En russe Булат Окуджава. Par­fois trans­crit Okudžava, Okudz­hava, Okud­schawa, Okud­java ou Okudz­sava. Haut
  2. En russe Владимир Высоцкий. Par­fois trans­crit Vis­sotski, Vis­sotsky, Vys­sotsky, Vy­sotsky, Vı­sotski, Vı­sots­kiy, Vi­so­cki, Vy­so­ckij, Wys­sozki, Vy­sotski, Vis­zo­ckij ou Wy­so­cki. Haut
  1. «L’Amour-toujours, ou les Tri­bu­la­tions de Chi­pov : his­toire vraie ra­con­tée sur un air de vau­de­ville an­cien; pré­face in­édite de l’auteur pour l’édition fran­çaise; tra­duit du russe par Ma­rie-France Tol­stoï», p. 5. Haut
  2. En russe беда. Haut

«Anthologie persane (XIe-XIXe siècle)»

éd. Payot, coll. Bibliothèque historique, Paris

éd. Payot, coll. Bi­blio­thèque his­to­rique, Pa­ris

Il s’agit d’une an­tho­lo­gie per­sane (XIe-XIXe siècle). La poé­sie est le ta­lent propre et par­ti­cu­lier des Per­sans, et la par­tie de leur lit­té­ra­ture où ils ex­cellent : la vi­va­cité de leur ima­gi­na­tion, la po­li­tesse de leurs mœurs, la dou­ceur de leur langue, telles sont peut-être les causes de leur fé­con­dité poé­tique. Un homme qui ne sait pas un mot de per­san ne lais­sera pas, en en­ten­dant ré­ci­ter des vers per­sans, d’être épris du son et de la ca­dence qui y est très sen­sible. Al­lez en Iran, par­lez aux gens dans la rue, aux bou­chers, aux mar­chands; ils fe­ront en­trer dans leur ré­ponse des tour­nures qui suf­fi­ront à vous plon­ger dans une rê­ve­rie pro­fonde. Comme dit Hâ­fez :

«Le se­cret de Dieu que le gnos­tique pè­le­rin ne dit à per­sonne,
Je suis stu­pé­fait, ne sa­chant d’où le mar­chand de vin l’a en­tendu
» 1.

Si les belles-lettres de l’islam comptent parmi les plus re­mar­quables du monde, c’est avant tout grâce au gé­nie ira­nien. Les pre­miers maîtres dans l’art de la gram­maire étaient d’origine per­sane, même s’ils avaient passé leur jeu­nesse dans la pra­tique de la langue arabe. Tous les sa­vants mu­sul­mans qui ont traité des prin­cipes fon­da­men­taux de la science, tous ceux qui se sont dis­tin­gués dans la ju­ris­pru­dence, et la plu­part de ceux qui ont cultivé l’exégèse co­ra­nique, ap­par­te­naient à la race per­sane ou s’étaient as­si­mi­lés aux Per­sans par les ma­nières et par l’éducation. Cela suf­fit pour dé­mon­trer la vé­rité de la pa­role at­tri­buée au pro­phète Ma­ho­met : «Si la science était sus­pen­due au haut du ciel, il y au­rait des gens parmi les Per­sans pour s’en em­pa­rer» 2. Comme dit Jan Rypka : «Les Ira­niens sont les Fran­çais de l’Orient. Chez les uns comme chez les autres, la pro­duc­tion lit­té­raire et ar­tis­tique pré­sente une éten­due et une va­leur in­ap­pré­ciables…

  1. «Le Di­van : œuvre ly­rique d’un spi­ri­tuel en Perse au XIVe siècle», p. 639. Haut
  1. Dans Ibn Khal­doun, «Pro­lé­go­mènes». Haut

Bosḥâq, «Recueil de poésies gastronomiques»

dans « Journal asiatique », sér. 8, vol. 8, p. 166-182

dans «Jour­nal asia­tique», sér. 8, vol. 8, p. 166-182

Il s’agit des poé­sies gas­tro­no­miques d’Abû Esḥâq 1, plus connu sous la forme contrac­tée de Bosḥâq 2. Ce que l’on sait de la vie de cet homme se ré­duit à peu de chose. Né à Chi­raz, en Perse, il exer­çait la pro­fes­sion de car­deur de co­ton, même s’il est connu grâce à ses poé­sies re­la­tives à l’art cu­li­naire. La date de sa mort est in­cer­taine : elle flotte de 1423 à 1427 apr. J.-C. Sui­vant les bio­graphes, c’était un joyeux com­père, rem­pli de verve caus­tique, et ne s’épargnant pas lui-même dans ses plai­san­te­ries. L’anecdote sui­vante le prouve. Son pro­tec­teur, le prince Es­kan­dar Mîrzâ 3, s’étonnait de ne pas l’avoir aperçu à ses au­diences de­puis quelque temps; Bosḥâq alla s’excuser : «Al­tesse», dit-il, «il me faut un jour pour car­der le co­ton, et trois jours pour trier les fils de ma barbe». Il por­tait, en ef­fet, une barbe dé­me­su­ré­ment longue. Son œuvre tient tout en­tière dans le pe­tit vo­lume qu’il in­ti­tula «Le Di­van de la gas­tro­no­mie» («Dî­vân-e aṭ‘ema» 4). Voici com­ment il fut amené à ce su­jet. Il cher­chait de­puis quelque temps un moyen d’honorer sa pa­trie, d’étonner son siècle et de sé­duire ses contem­po­rains, lorsqu’un ma­tin, «à l’heure où la fu­mée d’un ap­pé­tit au­then­tique s’échappe de la cui­sine de l’estomac», comme il dit lui-même, sa maî­tresse en­tra chez lui et lui dit : «Je n’ai plus d’appétit; je suis dé­goû­tée de tout. Que faire?» Il lui ré­pon­dit : «Suis l’exemple de cet im­puis­sant qui alla consul­ter un mé­de­cin. Ce der­nier com­posa à l’usage de son client un livre ana­créon­tique. À peine notre in­firme en eut-il ter­miné la lec­ture qu’il triom­pha d’une jeune vierge. Moi aussi, je vais com­po­ser à ton in­ten­tion un opus­cule cu­li­naire. Par­cours-le une bonne fois, et ton ap­pé­tit re­naî­tra». Et Bosḥâq s’attela aus­si­tôt à l’œuvre et fit «bouillir au feu du tra­vail la cas­se­role de l’invention», comme il dit lui-même. N’osant pré­tendre aux lau­riers des Fir­dousi et des Hâ­fez, son am­bi­tion plus mo­deste le can­tonna dans un genre in­connu en Perse avant lui : ce­lui de la ba­di­ne­rie gas­tro­no­mique. «En fine bouche qu’il était», dit Henri Ferté 5, «il choi­sit l’art cu­li­naire pour trem­plin de son es­prit gouailleur. L’Iran trouve en lui son Ber­choux ou son Brillat-Sa­va­rin. On ne sau­rait tou­te­fois com­pa­rer, à la lettre, son Di­van à la “Gas­tro­no­mie” ou à la “Phy­sio­lo­gie du goût”, ces deux pe­tits chefs-d’œuvre de spi­ri­tuel ba­di­nage et de me­sure toute fran­çaise. La plai­san­te­rie du gas­tro­nome per­san sem­ble­rait trop sou­vent à nos lec­teurs lourde et pé­dante.»

  1. En per­san ابواسحاق. Par­fois trans­crit Abou Ishaq, Abō Isḥāq, Abu Ishaq ou Abû Isḥâḳ. Haut
  2. En per­san بسحق. Par­fois trans­crit Bou­shâq, Bu­shaq ou Bu­shak. Haut
  3. En turc İsk­ender Mirza. Par­fois trans­crit Mīrzā Is­kan­dar. Ce prince, un des pe­tits-fils de Ta­mer­lan, avait réussi, à la mort de son grand-père, à se faire at­tri­buer la Perse. En 1411 apr. J.-C. son oncle mar­cha contre lui et alla le for­cer dans la ville d’Ispahan. Es­kan­dar Mîrzâ prit la fuite; mais des ca­va­liers, qui le pour­sui­virent, l’arrêtèrent et l’amenèrent à son oncle, qui le re­mit entre les mains de son frère, en lui re­com­man­dant d’en prendre soin. «Mais [son frère] lui fit cre­ver les yeux, afin de lui ôter par là l’envie de re­muer et d’entreprendre de ré­gner une autre fois» («Les Pa­roles re­mar­quables, les Bons Mots et les Maximes des Orien­taux»). Haut
  1. En per­san «دیوان اطعمه». Haut
  2. «Re­cueil de poé­sies gas­tro­no­miques», p. 167. Haut

Hérodote, «L’Enquête. Tome II»

éd. Gallimard, coll. Folio-Classique, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Fo­lio-Clas­sique, Pa­ris

Il s’agit de l’«En­quête» («His­to­riê» 1) d’Hérodote d’Halicarnasse 2, le pre­mier des his­to­riens grecs dont on pos­sède les ou­vrages. Car bien qu’on sache qu’Hécatée de Mi­let, Cha­ron de Lamp­saque, etc. avaient écrit des his­to­rio­gra­phies avant lui, la sienne néan­moins est la plus an­cienne qui res­tait au temps de Ci­cé­ron, le­quel a re­connu Hé­ro­dote pour le «père de l’histoire» 3, tout comme il l’a nommé ailleurs, à cause de sa pré­séance, le «prince» 4 des his­to­riens.

Le su­jet di­rect d’Hérodote est, comme il le dit dans sa pré­face, «les grands ex­ploits ac­com­plis soit par les Grecs, soit par les [Perses], et la rai­son du conflit qui mit ces deux peuples aux prises»; mais des cha­pitres en­tiers sont consa­crés aux di­verses na­tions qui, de près ou de loin, avaient été en contact avec ces deux peuples : les Ly­diens, les Mèdes, les Ba­by­lo­niens sou­mis par Cy­rus; puis les Égyp­tiens conquis par Cam­byse; puis les Scythes at­ta­qués par Da­rius; puis les In­diens. Leurs his­toires ac­ces­soires, leurs ré­cits la­té­raux viennent se fondre dans le foi­son­ne­ment de la nar­ra­tion prin­ci­pale, comme des cours d’eau qui vien­draient gros­sir un tor­rent. Et ainsi, l’«En­quête» s’élargit, de proche en proche, et nous ouvre, pour la pre­mière fois, les an­nales de l’ensemble du monde ha­bité, en cher­chant à nous don­ner des le­çons in­di­rectes, quoique sen­sibles, sur notre condi­tion hu­maine. C’est dans ces le­çons; c’est dans l’habile pro­gres­sion des épi­sodes des­ti­née à te­nir notre at­ten­tion constam­ment en éveil; c’est dans la mo­ra­lité qui se fait sen­tir de toute part — et ce que j’entends par «mo­ra­lité», ce n’est pas seule­ment ce qui concerne la mo­rale, mais ce qui est ca­pable de consa­crer la mé­moire des morts et d’exciter l’émulation des vi­vants — c’est là, dis-je, qu’on voit la gran­deur d’Hérodote, mar­chant sur les traces d’Ho­mère

  1. En grec «Ἱστορίη». On ren­contre aussi la gra­phie «Ἱστορία» («His­to­ria»). Avant de de­ve­nir le nom d’un genre, l’«his­toire» dans son sens pri­mi­tif était une en­quête sé­rieuse et ap­pro­fon­die, une re­cherche in­tel­li­gente de la vé­rité. Haut
  2. En grec Ἡρόδοτος ὁ Ἁλικαρνασσεύς. Haut
  1. «Traité des lois» («De le­gi­bus»), liv. I, sect. 5. Haut
  2. «Dia­logues de l’orateur» («De ora­tore»), liv. II, sect. 55. Haut

Ibn al-Moqaffa, «Le Livre de “Kalila et Dimna”»

éd. Klincksieck, Paris

éd. Klinck­sieck, Pa­ris

Il s’agit du «Ka­lila et Dimna» («Ka­lîla wa Dimna» 1), en­semble de contes qui font l’admiration de l’Orient, et dont les ani­maux sont les prin­ci­paux ac­teurs. Tous les élé­ments as­surent à l’Inde l’honneur d’avoir donné nais­sance à ces contes : l’existence d’un re­cueil plus an­cien, le «Pañ­ca­tan­tra», ne laisse au­cun doute sur l’origine in­dienne; et Fir­dousi confirme cette même ori­gine dans son «Livre des rois», où il dit : «Il y a dans le tré­sor du radja un livre que les hommes de bien ap­pellent “Pañ­ca­tan­tra”, et quand les hommes sont en­gour­dis par l’ignorance, le “Pañ­ca­tan­tra” est comme l’herbe de leur ré­sur­rec­tion… car il est le guide vers la [sa­gesse]» 2. Ce fut au VIe siècle apr. J.-C. que Noû­chi­ré­vân le Juste 3, roi de Perse, en­ga­gea un mé­de­cin cé­lèbre, Bar­zoui ou Bar­zouyèh 4, à rap­por­ter de l’Inde, outre le «Pañ­ca­tan­tra», di­vers autres ou­vrages du même genre. Après un long sé­jour dans l’Inde, Bar­zouyèh par­vint à force de ruses et d’adresse à s’en pro­cu­rer des exem­plaires. Son pre­mier soin fut aus­si­tôt d’en com­po­ser un re­cueil en pehlvi, au­quel il donna le nom de «Ka­lila et Dimna», parce que le ré­cit des aven­tures de ces deux cha­cals en for­mait la prin­ci­pale par­tie. Cette ver­sion du «Ka­lila et Dimna» eut le sort de tout ce qui consti­tuait la lit­té­ra­ture per­sane au temps des Sas­sa­nides : elle fut dé­truite lors de la conquête de la Perse par les Arabes et sa­cri­fiée au zèle aveugle des pre­miers mu­sul­mans. Au VIIIe siècle apr. J.-C., le peu qui échappa à la des­truc­tion fut tra­duit en arabe par un autre Per­san, Ibn al-Mo­qaffa 5, avec tant de mé­rite et tant d’élégance, que ces mêmes mu­sul­mans l’accusèrent d’avoir tra­vaillé, mais vai­ne­ment, à imi­ter et même à sur­pas­ser le style du Co­ran. «Alors, arabe vrai­ment, le “Ka­lila”, ou ira­nien, in­dien même, en ses plus loin­tains re­fuges? La ré­ponse est à cher­cher dans l’histoire du livre. Et que nous dit-elle? Qu’il est de­venu, très vite, l’une des pièces es­sen­tielles d’un pa­tri­moine, un livre-clef», dit M. An­dré Mi­quel

  1. En arabe «كليلة ودمنة». Par­fois trans­crit «Ko­laïla ou Dimna» ou «Kalī­lah wa Dim­nah». Haut
  2. «Le Livre des rois; tra­duit et com­menté par Jules Mohl. Tome VI», p. 361. Haut
  3. Sur­nom de Khos­row Ier, dit Chos­roès le Grand, qui ré­gna sur la Perse au VIe siècle apr. J.-C. Haut
  1. En per­san برزوی ou برزویه. Par­fois trans­crit Burzōy, Bur­zoyé, Burzōē, Borzūya, Bur­zuyah, Bor­zoueh, Bor­zouyeh, Bor­ziyeh ou Ber­zouyèh. Haut
  2. En arabe بن المقفع. Au­tre­fois trans­crit Ibn al-Mu­qaffa‘, Ibn Mu­qa­faa, Ibn Mo­qa­faa’, Ebn-al­mou­kaffa, Ibn al-Mu­kaffâ, Ibn al-Moḳaffa‘, Ibn al-Mou­qaffa’, Ibn al Mou­qa­faa, Aben Mo­chafa, Ebn-al­mo­caffa ou Ebn-al­mo­kaffa. Par suite d’une faute, بن المقنع, trans­crit Ebn-al­mo­canna, Ebn Mo­can­naa, Ben Mo­cannâ ou Ben Mo­can­naah. Haut

Rypka, «Dans l’intimité d’un mystique iranien»

dans « L’Âme de l’Iran » (coll. Spiritualités vivantes, éd. A. Michel, Paris), p. 105-131

dans «L’Âme de l’Iran» (coll. Spi­ri­tua­li­tés vi­vantes, éd. A. Mi­chel, Pa­ris), p. 105-131

Il s’agit du ré­cit «Dans l’intimité d’un mys­tique ira­nien» du doc­teur Jan Rypka, pro­fes­seur ti­tu­laire de phi­lo­lo­gie turque et ira­nienne à l’Université de Prague, doyen de la Fa­culté des lettres, membre fon­da­teur de l’Institut orien­tal tché­co­slo­vaque, of­fi­cier de la Lé­gion d’honneur (Pa­ris), lau­réat de la mé­daille Fir­dousi (Té­hé­ran), etc. C’est un fait constant à toutes les époques que les gens d’esprit, dé­si­reux de se faire com­prendre, in­ventent dans ce des­sein toutes sortes d’artifices et cherchent à mettre en œuvre toutes les res­sources dont ils dis­posent. Pa­reil souci a poussé le doc­teur Rypka à com­po­ser ce ré­cit où il offre, par la bouche d’un mys­tique ira­nien, une étude élo­quente et par­faite de l’âme hu­maine. Deux rai­sons conju­guées ont in­cité ce sa­vant à faire par­ler un mys­tique ira­nien : il trou­vait là, en même temps qu’un moyen de s’exprimer en toute li­berté, un do­maine fa­mi­lier à ses re­cherches; quant au ré­cit lui-même, il joi­gnait l’agrément à la sa­gesse, celle-ci le fai­sant choi­sir par les phi­lo­sophes, ce­lui-là — par les es­prits lé­gers. Le mys­tique en ques­tion est un vieillard frêle et mince, d’âge in­cer­tain. Sa de­meure, mi­nus­cule comme une cage d’oiseau, est tout à fait per­due dans le la­by­rinthe des pe­tites ruelles qui en­toure l’angle Nord-Est du ba­zar de Té­hé­ran. Il n’a ni of­fice ni pré­bende et il vit dans une pau­vreté ab­so­lue, presque au jour le jour, les dons de ses fi­dèles consti­tuant sa seule res­source ma­té­rielle. Et il donne en­core aux autres! Dans sa cham­brette bai­gnée de lu­mière, les hôtes s’installent gé­né­ra­le­ment au­tour d’une longue table, sur de larges di­vans lon­geant les murs, as­sis, et le dos ap­puyé sur des cous­sins. Dans un coin se trouve une autre table, plus pe­tite, cou­verte de livres et de ma­nus­crits per­sans et arabes. C’est là le vrai centre au­tour du­quel tourne la vie dans la mai­son­nette du maître. Lui-même aime à feuille­ter ces livres toutes les fois qu’il a un mo­ment de li­berté ou se les fait ré­ci­ter par d’excellents chan­teurs. Son poète fa­vori est Magh­ribi :

«Si je te sa­lue, c’est que toi-même, tu es le sa­lut. Si je te bé­nis, c’est que tu es toi-même la bé­né­dic­tion.
Com­ment quelqu’un peut-il te don­ner à toi-même? Car tu es à la fois ton propre bien­fait et ton propre bien­fai­teur
»

«Les “Mou’allaqât”, ou un peu de l’âme des Arabes avant l’islam»

éd. Seghers, coll. PS, Paris

éd. Se­ghers, coll. PS, Pa­ris

Il s’agit des «Mu‘allaqât» 1, poé­sies ad­mi­rables où se peint avec beau­coup de charme la vie arabe avant Ma­ho­met (VIe siècle apr. J.-C.). On ra­conte qu’à la foire de ‘Ukaz’, ren­dez-vous com­mer­cial et lit­té­raire près de la Mecque, les poètes des di­verses tri­bus ré­ci­taient pu­bli­que­ment leurs vers, et qu’au plus digne d’entre eux était ré­ser­vée la ré­com­pense de voir sa com­po­si­tion ins­crite en lettres d’or et sus­pen­due avec des clous d’or aux portes vé­né­rées de la Ka‘ba. De là vient que les sept poé­sies les plus en vogue avant l’islam sont ap­pe­lées «Muḏah­ha­bât» 2Les Do­rées») ou plus sou­vent «Mu‘allaqât» («Les Sus­pen­dues»). Les Arabes du dé­sert ex­cel­laient sur­tout dans la poé­sie. La langue s’était tou­jours conser­vée plus pure et plus cor­recte sous leurs tentes; sou­vent une mère in­fli­geait une cor­rec­tion dou­lou­reuse à son en­fant cou­pable de quelque faute de gram­maire. Les poètes, en par­ti­cu­lier, gar­daient le dé­pôt du lan­gage choisi et des ma­nières dis­tin­guées. Ce lan­gage et ces ma­nières pré­sen­taient chez eux le même ca­rac­tère d’inaltérable no­blesse, tan­dis que par­tout dans les villes ils s’étaient vi­ciés : «Une poé­sie d’une ex­trême re­cherche, une langue qui sur­passe en dé­li­ca­tesse les idiomes les plus culti­vés… voilà ce qu’on trouve au dé­sert, cent ans avant Ma­ho­met, et cela chez des poètes vo­leurs de pro­fes­sion, à demi nus et af­fa­més», dit Er­nest Re­nan 3. «Des ca­rac­tères tels que ceux de T’arafa et d’Imru’ al-Qays, fan­fa­rons de dé­bauche et de bel es­prit, unis­sant les mœurs d’un bri­gand à la ga­lan­te­rie de l’homme du monde, à un scep­ti­cisme com­plet, sont certes un phé­no­mène unique dans l’histoire.»

  1. En arabe «معلقات». Par­fois trans­crit «Mua­lakát», «Mual­lakát», «Mou’allakât», «Moual­la­kats», «Moua­la­qat», «Mou’allaqât», «Moal­la­kât» ou «Moàl­la­cât». Haut
  2. En arabe «مذهبات». Par­fois trans­crit «Moud­hah­ha­bat», «Mou­dah­ha­bat», «Mud­hah­habāt», «Mod­hah­ha­bat» ou «Mo­dah­ha­bat». Haut
  1. «Le Dé­sert et le Sou­dan», p. 314. Haut