Il s’agit de Bâbâ Tâhir1, poète persan, dont la simplicité des sentiments et du vocabulaire fait le charme de ses quatrains. On sait peu de choses sur lui ; on ignore même le temps où il vécut (entre le Xe et XIIe siècle apr. J.-C. probablement). Il était un de ces derviches errants, ces fous de Dieu qui passent pour saints en Orient, et que pour cela, tout le monde révère et respecte. Le surnom de ‘Uryân2 (« le Nu ») sous lequel il est désigné lui vient, disent certains, de ce qu’il se promenait sans vêtements dans les bazars et dans les rues ; mais il est tout aussi vraisemblable qu’il vivait dans le dénuement ou le renoncement, plutôt que dans la complète nudité : « Je suis le bohème mystique qu’on appelle “qalender” ; je n’ai ni feu ni lieu, nul point d’attache », dit-il. « Le jour, j’erre autour du monde, et la nuit, je m’endors une brique sous la tête… Il n’y a point dans l’univers de papillon aussi étourdi, de fou aussi étrange que moi. Les serpents et les fourmis ont tous une retraite, mais moi je n’ai pas même — infortuné ! — le mur d’une maison en ruines »3. En tout cas, l’on constate que son mysticisme ne lui épargna ni les tourments de l’amour ni les angoisses causées par la pensée de la mort. Il est, d’ailleurs, un des premiers derviches à avoir décrit ses transports amoureux dans la langue persane : « Le colchique des montagnes ne dure qu’une semaine, ainsi que la violette des bords de la rivière ; je veux crier, de ville en ville, que la fidélité des belles aux joues rosées ne dure qu’une semaine… Mon cœur est plein de feu, mes yeux pleins de larmes ; ma vie n’est qu’un vase rempli de tristesses et d’ennuis. Eh bien ! si, après ma mort, tu viens à passer près de ma tombe, ton parfum me rendra la vie »
iranien
« Anthologie persane (XIe-XIXe siècle) »
Il s’agit d’une anthologie persane (XIe-XIXe siècle). La poésie est le talent propre et particulier des Persans, et la partie de leur littérature où ils excellent : la vivacité de leur imagination, la politesse de leurs mœurs, la douceur de leur langue, telles sont peut-être les causes de leur fécondité poétique. Un homme qui ne sait pas un mot de persan ne laissera pas, en entendant réciter des vers persans, d’être épris du son et de la cadence qui y est très sensible. Allez en Iran, parlez aux gens dans la rue, aux bouchers, aux marchands ; ils feront entrer dans leur réponse des tournures qui suffiront à vous plonger dans une rêverie profonde. Comme dit Hâfez :
« Le secret de Dieu que le gnostique pèlerin ne dit à personne,
Je suis stupéfait, ne sachant d’où le marchand de vin l’a entendu »1.
Si les belles-lettres de l’islam comptent parmi les plus remarquables du monde, c’est avant tout grâce au génie iranien. Les premiers maîtres dans l’art de la grammaire étaient d’origine persane, même s’ils avaient passé leur jeunesse dans la pratique de la langue arabe. Tous les savants musulmans qui ont traité des principes fondamentaux de la science, tous ceux qui se sont distingués dans la jurisprudence, et la plupart de ceux qui ont cultivé l’exégèse coranique, appartenaient à la race persane ou s’étaient assimilés aux Persans par les manières et par l’éducation. Cela suffit pour démontrer la vérité de la parole attribuée au prophète Mahomet : « Si la science était suspendue au haut du ciel, il y aurait des gens parmi les Persans pour s’en emparer »2. Comme dit Jan Rypka : « Les Iraniens sont les Français de l’Orient. Chez les uns comme chez les autres, la production littéraire et artistique présente une étendue et une valeur inappréciables…
Bosḥâq, « Recueil de poésies gastronomiques »
Il s’agit des poésies gastronomiques d’Abû Esḥâq1, plus connu sous la forme contractée de Bosḥâq2. Ce que l’on sait de la vie de cet homme se réduit à peu de chose. Né à Chiraz, en Perse, il exerçait la profession de cardeur de coton, même s’il est connu grâce à ses poésies relatives à l’art culinaire. La date de sa mort est incertaine : elle flotte de 1423 à 1427 apr. J.-C. Suivant les biographes, c’était un joyeux compère, rempli de verve caustique, et ne s’épargnant pas lui-même dans ses plaisanteries. L’anecdote suivante le prouve. Son protecteur, le prince Eskandar Mîrzâ3, s’étonnait de ne pas l’avoir aperçu à ses audiences depuis quelque temps ; Bosḥâq alla s’excuser : « Altesse », dit-il, « il me faut un jour pour carder le coton, et trois jours pour trier les fils de ma barbe ». Il portait, en effet, une barbe démesurément longue. Son œuvre tient tout entière dans le petit volume qu’il intitula « Le Divan de la gastronomie » (« Dîvân-e aṭ‘ema »4). Voici comment il fut amené à ce sujet. Il cherchait depuis quelque temps un moyen d’honorer sa patrie, d’étonner son siècle et de séduire ses contemporains, lorsqu’un matin, « à l’heure où la fumée d’un appétit authentique s’échappe de la cuisine de l’estomac », comme il dit lui-même, sa maîtresse entra chez lui et lui dit : « Je n’ai plus d’appétit ; je suis dégoûtée de tout. Que faire ? » Il lui répondit : « Suis l’exemple de cet impuissant qui alla consulter un médecin. Ce dernier composa à l’usage de son client un livre anacréontique. À peine notre infirme en eut-il terminé la lecture qu’il triompha d’une jeune vierge. Moi aussi, je vais composer à ton intention un opuscule culinaire. Parcours-le une bonne fois, et ton appétit renaîtra ». Et Bosḥâq s’attela aussitôt à l’œuvre et fit « bouillir au feu du travail la casserole de l’invention », comme il dit lui-même. N’osant prétendre aux lauriers des Firdousi et des Hâfez, son ambition plus modeste le cantonna dans un genre inconnu en Perse avant lui : celui de la badinerie gastronomique. « En fine bouche qu’il était », dit Henri Ferté5, « il choisit l’art culinaire pour tremplin de son esprit gouailleur. L’Iran trouve en lui son Berchoux ou son Brillat-Savarin. On ne saurait toutefois comparer, à la lettre, son Divan à la “Gastronomie” ou à la “Physiologie du goût”, ces deux petits chefs-d’œuvre de spirituel badinage et de mesure toute française. La plaisanterie du gastronome persan semblerait trop souvent à nos lecteurs lourde et pédante. »
- En persan ابواسحاق. Parfois transcrit Abou Ishaq, Abō Isḥāq, Abu Ishaq ou Abû Isḥâḳ.
- En persan بسحق. Parfois transcrit Boushâq, Bushaq ou Bushak.
- En turc İskender Mirza. Parfois transcrit Mīrzā Iskandar. Ce prince, un des petits-fils de Tamerlan, avait réussi, à la mort de son grand-père, à se faire attribuer la Perse. En 1411 apr. J.-C. son oncle marcha contre lui et alla le forcer dans la ville d’Ispahan. Eskandar Mîrzâ prit la fuite ; mais des cavaliers, qui le poursuivirent, l’arrêtèrent et l’amenèrent à son oncle, qui le remit entre les mains de son frère, en lui recommandant d’en prendre soin. « Mais [son frère] lui fit crever les yeux, afin de lui ôter par là l’envie de remuer et d’entreprendre de régner une autre fois » (« Les Paroles remarquables, les Bons Mots et les Maximes des Orientaux »).
Ibn al-Moqaffa, « Le Livre de “Kalila et Dimna” »
Il s’agit du « Kalila et Dimna » (« Kalîla wa Dimna »1), ensemble de contes qui font l’admiration de l’Orient, et dont les animaux sont les principaux acteurs. Tous les éléments assurent à l’Inde l’honneur d’avoir donné naissance à ces contes : l’existence d’un recueil plus ancien, le « Pañcatantra », ne laisse aucun doute sur l’origine indienne ; et Firdousi confirme cette même origine dans son « Livre des rois », où il dit : « Il y a dans le trésor du radja un livre que les hommes de bien appellent “Pañcatantra”, et quand les hommes sont engourdis par l’ignorance, le “Pañcatantra” est comme l’herbe de leur résurrection… car il est le guide vers la [sagesse] »2. Ce fut au VIe siècle apr. J.-C. que Noûchirévân le Juste3, roi de Perse, engagea un médecin célèbre, Barzoui ou Barzouyèh4, à rapporter de l’Inde, outre le « Pañcatantra », divers autres ouvrages du même genre. Après un long séjour dans l’Inde, Barzouyèh parvint à force de ruses et d’adresse à s’en procurer des exemplaires. Son premier soin fut aussitôt d’en composer un recueil en pehlvi, auquel il donna le nom de « Kalila et Dimna », parce que le récit des aventures de ces deux chacals en formait la principale partie. Cette version du « Kalila et Dimna » eut le sort de tout ce qui constituait la littérature persane au temps des Sassanides : elle fut détruite lors de la conquête de la Perse par les Arabes et sacrifiée au zèle aveugle des premiers musulmans. Au VIIIe siècle apr. J.-C., le peu qui échappa à la destruction fut traduit en arabe par un autre Persan, Ibn al-Moqaffa5, avec tant de mérite et tant d’élégance, que ces mêmes musulmans l’accusèrent d’avoir travaillé, mais vainement, à imiter et même à surpasser le style du Coran. « Alors, arabe vraiment, le “Kalila”, ou iranien, indien même, en ses plus lointains refuges ? La réponse est à chercher dans l’histoire du livre. Et que nous dit-elle ? Qu’il est devenu, très vite, l’une des pièces essentielles d’un patrimoine, un livre-clef », dit M. André Miquel
- En arabe « كليلة ودمنة ». Parfois transcrit « Kolaïla ou Dimna » ou « Kalīlah wa Dimnah ».
- « Le Livre des rois ; traduit et commenté par Jules Mohl. Tome VI », p. 361.
- Surnom de Khosrow Ier, dit Chosroès le Grand, qui régna sur la Perse au VIe siècle apr. J.-C.
- En persan برزوی ou برزویه. Parfois transcrit Burzōy, Burzoyé, Burzōē, Borzūya, Burzuyah, Borzoueh, Borzouyeh, Borziyeh ou Berzouyèh.
- En arabe بن المقفع. Autrefois transcrit Ibn al-Muqaffa‘, Ibn Muqafaa, Ibn Moqafaa’, Ebn-almoukaffa, Ibn al-Mukaffâ, Ibn al-Moḳaffa‘, Ibn al-Mouqaffa’, Ibn al Mouqafaa, Aben Mochafa, Ebn-almocaffa ou Ebn-almokaffa. Par suite d’une faute, بن المقنع, transcrit Ebn-almocanna, Ebn Mocannaa, Ben Mocannâ ou Ben Mocannaah.
Rypka, « Dans l’intimité d’un mystique iranien »
Il s’agit du récit « Dans l’intimité d’un mystique iranien » du docteur Jan Rypka, professeur titulaire de philologie turque et iranienne à l’Université de Prague, doyen de la Faculté des lettres, membre fondateur de l’Institut oriental tchécoslovaque, officier de la Légion d’honneur (Paris), lauréat de la médaille Firdousi (Téhéran), etc. C’est un fait constant à toutes les époques que les gens d’esprit, désireux de se faire comprendre, inventent dans ce dessein toutes sortes d’artifices et cherchent à mettre en œuvre toutes les ressources dont ils disposent. Pareil souci a poussé le docteur Rypka à composer ce récit où il offre, par la bouche d’un mystique iranien, une étude éloquente et parfaite de l’âme humaine. Deux raisons conjuguées ont incité ce savant à faire parler un mystique iranien : il trouvait là, en même temps qu’un moyen de s’exprimer en toute liberté, un domaine familier à ses recherches ; quant au récit lui-même, il joignait l’agrément à la sagesse, celle-ci le faisant choisir par les philosophes, celui-là — par les esprits légers. Le mystique en question est un vieillard frêle et mince, d’âge incertain. Sa demeure, minuscule comme une cage d’oiseau, est tout à fait perdue dans le labyrinthe des petites ruelles qui entoure l’angle Nord-Est du bazar de Téhéran. Il n’a ni office ni prébende et il vit dans une pauvreté absolue, presque au jour le jour, les dons de ses fidèles constituant sa seule ressource matérielle. Et il donne encore aux autres ! Dans sa chambrette baignée de lumière, les hôtes s’installent généralement autour d’une longue table, sur de larges divans longeant les murs, assis, et le dos appuyé sur des coussins. Dans un coin se trouve une autre table, plus petite, couverte de livres et de manuscrits persans et arabes. C’est là le vrai centre autour duquel tourne la vie dans la maisonnette du maître. Lui-même aime à feuilleter ces livres toutes les fois qu’il a un moment de liberté ou se les fait réciter par d’excellents chanteurs. Son poète favori est Maghribi :
« Si je te salue, c’est que toi-même, tu es le salut. Si je te bénis, c’est que tu es toi-même la bénédiction.
Comment quelqu’un peut-il te donner à toi-même ? Car tu es à la fois ton propre bienfait et ton propre bienfaiteur »
Hâfez, « Le Divan : œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au XIVe siècle »
Il s’agit du Divan (Recueil de poésies) de Shams ad-din Mohammad1, plus connu sous le surnom de Hâfez2 (« sachant de mémoire le Coran »). La ville de Chiraz, l’Athènes de la Perse, a produit, à un siècle de distance, deux des plus grands poètes de l’Orient ; car il n’y avait pas un demi-siècle que Saadi n’était plus, lorsque Hâfez a paru sur la scène du monde et a illustré sa patrie. L’ardeur de son inspiration lyrique, qui célèbre Dieu sous les symboles apparemment irréligieux de l’amour du vin, des plaisirs des sens, et parfois même de la débauche, désespère interprètes et traducteurs, et fait de son œuvre un exemple parfait de poésie pure. Cette superposition de sens permet toute la gamme des interprétations et laisse le lecteur libre de choisir la signification le mieux en rapport avec son état d’âme du moment. Aussi, de tous les poètes persans, Hâfez est-il le plus universel. Longtemps inconnu en Occident, il a été révélé dans le « Divan oriental-occidental » de Gœthe, grâce à ce compliment, peut-être le plus beau que l’on puisse adresser à un poète, à savoir que sa poésie nous console et nous donne courage dans les vicissitudes de la vie : « À la montée et à la descente, tes chants, Hâfez, charment le pénible chemin de rochers, quand le guide, avec ravissement, sur la haute croupe du mulet, chante pour éveiller les étoiles et pour effrayer les brigands »3. Oui, chacun croit trouver chez Hâfez ce qu’il cherche : les âmes affligées — un consolateur, les artistes — un modèle sublime de raffinement, les mystiques — un esprit voisin de Dieu, les amants — un guide. Souvent la seule musique des vers suffit pour séduire les illettrés, et pour leur faire sentir tout un ordre de beautés, qu’ils n’avaient peut-être jamais si bien comprises auparavant :
« “Saman-buyân ghobâr-e gham čo benšinand benšânand.” Quand s’assoient ceux qui fleurent le jasmin, ils font tomber la poussière du chagrin. »
- En persan شمس الدین محمد. Parfois transcrit Chams-od-dîn Mohammad, Chams al-din Mohammad, Chams-ad-din Mohamed, Mohammed Schamseddin, Mohammed-Chems-eddyn, Muhammad Schams ad-din, Mohammed Shems ed-din ou Shams ud-dîn Muhammad.
- En persan حافظ. Parfois transcrit Haphyz, Hâfiz, Hhâfiz, Hafis, Hafes, Afez ou Hafedh.
Attar, « Le Mémorial des saints »
Il s’agit d’une traduction indirecte du « Mémorial des saints » (« Tezkiratalavlia »1) de Férid-eddin Attar2 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je considère Attar comme le meilleur poète mystique de la Perse. Certes, le nombre des Persans qui se sont distingués dans le genre est si considérable, et plusieurs d’entre eux ont acquis tant de gloire, que cette opinion peut paraître hasardée. Sous le rapport du choix des pensées et de la grâce de l’expression, Djélâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien inférieur ; mais de toutes les idées de ce célèbre disciple, je défierais d’en trouver une qui n’appartienne pas à Attar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : « Attar a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle »3 ; et encore : « Attar fut l’âme du mysticisme, et Sanaï fut ses yeux ; je ne fais que suivre leurs traces »4. Férid-eddin exerça d’abord la profession de parfumeur, ainsi que l’indique son surnom d’Attar (« qui fabrique ou qui vend des parfums »). Il avait une boutique très élégante, qui attirait les regards du public et qui flattait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était assis sur le devant de sa boutique avec l’apparence d’un homme important, un fou, ou pour mieux dire, un religieux très avancé dans la vie spirituelle5, vint à sa porte, jeta un regard sur les marchandises qui étaient étalées, puis poussa un profond soupir. Attar, étonné, le pria de passer son chemin. « Tu as raison », lui répondit l’inconnu, « le voyage de l’éternité est facile pour moi. Je ne suis pas embarrassé dans ma marche, car je n’ai au monde que mon froc. Il n’en est malheureusement pas ainsi de toi, qui possèdes tant de précieuses marchandises. Songe donc à te préparer à ce voyage. »
- En persan « تذکرة الاولیا ». Parfois transcrit « Tezkeret ül-Evliyâ », « Tezkiret el-Evliyâ », « Tazkirat-ul-Awlià », « Tazkarat al-Avliya », « Tazkerat ul-Awliyâ », « Taḏkerat al-Auliā », « Tadhkirat ‘l-Awliyâ » ou « Tadhkerat al-Owliyâ ».
- En persan فریدالدین عطار. Parfois transcrit Farîdoddîn ’Attâr, Féryd-eddyn Atthar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Feriduddin Attar, Fariduddine Attar, Faridaddin Attar ou Farîd-ud-Dîn ‘Attâr.
- En persan
« هفت شهر عشق راعطار گشت
ماهنوز اندر خم یک کوچهایم ».
Khayyam, « Les “Rubâ’iyât” : les quatrains du célèbre poète, mathématicien et astronome persan »
Il s’agit des « Quatrains » (« Rubayat »1) d’Omar Khayyam2, mathématicien et astronome persan (XIe-XIIe siècle). À force de sonder les étoiles, il mesura combien la vie paraissait petite et dérisoire devant l’insondable indifférence de l’univers. Face à elle, Descartes se fera des systèmes qui l’apaiseront, et Pascal se blottira contre Dieu. Khayyam, dont le génie égalait celui de ces deux savants, consacra une bonne partie de son existence à la poésie. Il chanta le sort des hommes, plongés dans l’Empire désert et muet du néant, et loua le vin, le seul bon, le seul fidèle ami. Véritables bréviaires du pessimisme, ses « Quatrains » circulèrent partout où la langue persane était comprise et admirée :
« Bois du vin. Déjà ton nom quitte ce monde
Quand le vin coule dans ton cœur, toute tristesse disparaît
Dénoue plutôt, boucle après boucle, la chevelure d’une idole
Et n’attends pas que, de tes os, les nœuds d’eux-mêmes se dénouent »3.
Soufi en apparence, incrédule en réalité, mêlant le blasphème à l’hymne divin, masquant d’un sourire les sanglots d’angoisse qui l’étranglaient, Khayyam fut peut-être le plus sceptique — et surtout le plus moderne — parmi les libres penseurs de la Perse : « Des critiques exercés ont tout de suite senti sous cette enveloppe singulière un frère de Gœthe ou de Henri Heine », dit Ernest Renan4. « Certainement, ni Moténabbi ni même aucun de ces admirables poètes arabes antéislamiques, traduits avec le plus grand talent, ne répondraient si bien à notre esprit et à notre goût. Qu’un pareil livre [que les “Quatrains”] puisse circuler librement dans un pays musulman, c’est là pour nous un sujet de surprise ; car, sûrement, aucune littérature européenne ne peut citer un ouvrage où, non seulement la religion positive, mais toute croyance morale soit niée avec une ironie si fine et si amère » ; témoin ce quatrain que Khayyam improvisa un soir qu’un coup de vent renversa à terre son pot de vin imprudemment posé au bord de la terrasse :
« Tu as brisé ma cruche de vin, ô Seigneur !
Tu as claqué sur moi la porte de la joie, ô Seigneur !
Sur le sol, tu as répandu mon vin grenat par maladresse
(Que ma bouche s’emplisse de terre !5) n’étais-tu pas ivre, Seigneur ? »
- En persan « رباعیات ». Autrefois transcrit « Robaïat », « Rubaiat », « Robāïates », « Roubâ’yât », « Robaiyat », « Roba’yat », « Roubayyat », « Robáijját », « Roubaïyat » ou « Rubâi’yât ».
- En persan عمر خیام. Parfois transcrit Khayam, Khaïyâm, Káyyám, Hrayyâm, Chajjám, Hajjam, Haiām, Kheyyâm, Khèyam ou Kéyam.
- p. 76.
« Menoutchehri : poète persan du XIe siècle de notre ère »
Il s’agit du Divan (Recueil de poésies) d’Abou-n-Nedjm Ahmed1, plus connu sous le surnom de Menoutchehri2. La raison de son surnom est qu’au début de sa carrière il composait des louanges en l’honneur de l’émir Menoutchehr. Cet émir mourut en l’an 1029 apr. J.-C. et Menoutchehri ajouta la lettre « i » pour indiquer le rapport grammatical entre sa personne et celle de l’objet de ses louanges. Plus tard, il fut remarqué par le sultan Mahmoud de Ghaznî et devint le poète favori de son fils et successeur Mas’oud. Ses poésies, qui appartiennent à l’aube de la littérature persane, n’offrent aucune trace de ce mysticisme des soufis qui va bientôt envahir tout l’Orient. Il est même à remarquer que Menoutchehri est exempt de toute teinte religieuse ou sectaire, et qu’il n’a été l’imitateur de personne : « En plusieurs points, il est original et n’a suivi… la trace de ses prédécesseurs en poésie, mais on trouve chez lui des reflets d’Abou-Nowâs. Bien que répétée plus d’une fois, l’allégorie sur la naissance du vin ne manque pas d’originalité. Une autre [poésie] sur la campagne du [Printemps] contre l’Hiver doit être signalée comme conçue avec un certain art, et la fin de cette pièce comme pleine d’élan et de brio », explique Albert de Biberstein Kazimirski3. Mais le plus beau mérite de Menoutchehri, la plus belle conquête qu’on lui doit, c’est d’avoir inspiré à Omar Khayyam les vers fameux qui suivent :
« Quand je mourrai, lavez mon corps avec du vin
Pour prières, louez pour moi les coupes pleines
Au jour de la résurrection, si vous désirez me revoir
Tamisez la poussière du seuil de la taverne »4
et qui font écho aux siens :
« Ô mes nobles amis, lorsque je mourrai, lavez mon corps du plus rouge vin.
Composez-en les aromates des pépins de raisin et faites mon suaire des feuilles de la vigne.
Creusez pour moi une tombe à l’ombre de la vigne, afin que la meilleure des places soit ma demeure.
Le jour où Dieu me portera au paradis, je demanderai à mon bienfaiteur un ruisseau plein de vin »
- En persan ابوالنجم احمد. Parfois transcrit Ab’onnajm Ahmad, Aboul Nedjm Ahmed, Abu al-Naim Ahmad, Abou’n-Nadjm Ahmad, Abunnajm Ahmad ou Abu-Najm Ahmad.
- En persan منوچهری. Parfois transcrit Menoutchehry, Manutschehri, Menuchehri, Menuçehrî, Manutchehri, Manoochehri, Manucheri, Manuchehri, Manučehri, Manouchehri, Manoutcheri, Manoutchehri, Minoutchehri, Minucheri, Minútchehri, Manūčihrī, Manuchihri ou Minūchihrī.
- p. 147.
- « Les “Rubâ’iyât” ; version française par Pierre Seghers », p. 42.
Saadi, « Le “Boustan”, ou Verger : poème persan »
Il s’agit du « Boustan »1 (« Le Verger ») de Saadi2, le prince des moralistes persans, l’écrivain de l’Orient qui s’accorde le mieux, je crois, avec les goûts de la vieille Europe par son inaltérable bon sens, par la finesse et la facilité élégante qui caractérisent toute son œuvre, par la sagesse indulgente avec laquelle il raille les travers des hommes et blâme doucement leurs folies. Saadi naquit à Chiraz l’an 1184 apr. J.-C. Il perdit ses parents de bonne heure et les pleura dignement, à en juger par ce qu’il dit sur les orphelins, qui lui inspirèrent quelques-uns de ses accents les plus émus : « Étends ton ombre tutélaire sur la tête de l’orphelin… arrache l’épine qui le blesse. Ne connais-tu pas l’étendue de son malheur ? L’arbrisseau arraché de ses racines peut-il encore se couvrir de feuillage ? Quand tu vois un orphelin baisser tristement la tête… ne laisse pas couler ses larmes ; ce sont des larmes qui font trembler le trône de Dieu. Sèche avec bonté ses yeux humides, essuie pieusement la poussière qui ternit son visage. Il a perdu l’ombre qui protégeait sa tête »3. L’orphelin Saadi partit pour Bagdad, où il suivit les cours de Sohraverdi, cheikh non moins célèbre par ses tendances mystiques que par son érudition : « Ce cheikh vénéré, mon guide spirituel… passait la nuit en oraison et dès l’aube il serrait soigneusement son tapis de prière (sans l’étaler aux regards)… Je me souviens que la pensée terrifiante de l’enfer avait tenu éveillé ce saint homme pendant une nuit entière ; le jour venu, je l’entendis qui murmurait ces mots : “Que ne m’est-il permis d’occuper à moi seul tout l’enfer, afin qu’il n’y ait plus de place pour d’autres damnés que moi !” »4 Ce fut peu de temps après avoir terminé ses études que Saadi commença cette vie de voyages qui était une sorte d’initiation imposée aux disciples spirituels du soufisme. La facilité avec laquelle les adeptes de cette doctrine allaient d’un bout à l’autre du monde musulman, la curiosité naturelle à son jeune âge, le peu de sûreté de son pays natal, toutes ces causes déterminèrent Saadi à s’éloigner de la Perse pendant de longues années. Il parcourut l’Asie Mineure, l’Égypte et l’Inde ; il éprouva les nombreux avantages des voyages qui « réjouissent l’esprit, procurent des profits, font voir des merveilles, entendre des choses singulières, parcourir du pays, converser avec des amis, acquérir des dignités et de bonnes manières… C’est ainsi que les soufis ont dit : “Tant que tu restes comme un otage dans ta boutique ou ta maison, jamais, ô homme vain, tu ne seras un homme. Pars et parcours le monde avant le jour fatal où tu le quitteras” »5.
Attar, « “Pend-namèh”, ou le Livre des conseils »
Il s’agit du « Livre des conseils » (« Pend namèh »1) attribué à Férid-eddin Attar2 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je considère Attar comme le meilleur poète mystique de la Perse. Certes, le nombre des Persans qui se sont distingués dans le genre est si considérable, et plusieurs d’entre eux ont acquis tant de gloire, que cette opinion peut paraître hasardée. Sous le rapport du choix des pensées et de la grâce de l’expression, Djélâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien inférieur ; mais de toutes les idées de ce célèbre disciple, je défierais d’en trouver une qui n’appartienne pas à Attar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : « Attar a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle »3 ; et encore : « Attar fut l’âme du mysticisme, et Sanaï fut ses yeux ; je ne fais que suivre leurs traces »4. Férid-eddin exerça d’abord la profession de parfumeur, ainsi que l’indique son surnom d’Attar (« qui fabrique ou qui vend des parfums »). Il avait une boutique très élégante, qui attirait les regards du public et qui flattait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était assis sur le devant de sa boutique avec l’apparence d’un homme important, un fou, ou pour mieux dire, un religieux très avancé dans la vie spirituelle5, vint à sa porte, jeta un regard sur les marchandises qui étaient étalées, puis poussa un profond soupir. Attar, étonné, le pria de passer son chemin. « Tu as raison », lui répondit l’inconnu, « le voyage de l’éternité est facile pour moi. Je ne suis pas embarrassé dans ma marche, car je n’ai au monde que mon froc. Il n’en est malheureusement pas ainsi de toi, qui possèdes tant de précieuses marchandises. Songe donc à te préparer à ce voyage. »
- En persan « پندنامه ». Parfois transcrit « Pand-nāmeh », « Pandnâme », « Pendname », « Pand-nāma » ou « Pand-nāmah ».
- En persan فریدالدین عطار. Parfois transcrit Farîdoddîn ’Attâr, Féryd-eddyn Atthar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Feriduddin Attar, Fariduddine Attar, Faridaddin Attar ou Farîd-ud-Dîn ‘Attâr.
- En persan
« هفت شهر عشق راعطار گشت
ماهنوز اندر خم یک کوچهایم ».
Attar, « Le Langage des oiseaux : poème de philosophie religieuse »
Il s’agit du « Langage des oiseaux »1 (« Mantik altaïr »2) de Férid-eddin Attar3 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je considère Attar comme le meilleur poète mystique de la Perse. Certes, le nombre des Persans qui se sont distingués dans le genre est si considérable, et plusieurs d’entre eux ont acquis tant de gloire, que cette opinion peut paraître hasardée. Sous le rapport du choix des pensées et de la grâce de l’expression, Djélâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien inférieur ; mais de toutes les idées de ce célèbre disciple, je défierais d’en trouver une qui n’appartienne pas à Attar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : « Attar a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle »4 ; et encore : « Attar fut l’âme du mysticisme, et Sanaï fut ses yeux ; je ne fais que suivre leurs traces »5. Férid-eddin exerça d’abord la profession de parfumeur, ainsi que l’indique son surnom d’Attar (« qui fabrique ou qui vend des parfums »). Il avait une boutique très élégante, qui attirait les regards du public et qui flattait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était assis sur le devant de sa boutique avec l’apparence d’un homme important, un fou, ou pour mieux dire, un religieux très avancé dans la vie spirituelle6, vint à sa porte, jeta un regard sur les marchandises qui étaient étalées, puis poussa un profond soupir. Attar, étonné, le pria de passer son chemin. « Tu as raison », lui répondit l’inconnu, « le voyage de l’éternité est facile pour moi. Je ne suis pas embarrassé dans ma marche, car je n’ai au monde que mon froc. Il n’en est malheureusement pas ainsi de toi, qui possèdes tant de précieuses marchandises. Songe donc à te préparer à ce voyage. »
- Titre emprunté au Coran, XXVII, 16 : « Salomon hérita de David et il dit : “Ô vous les hommes ! On nous a appris le langage des oiseaux. Nous avons été comblés de tous les biens” ».
- En persan « منطقالطیر ». Parfois transcrit « Mantegh ot-teyr », « Manteq ut-tayr », « Mantic uttaïr », « Manteq-at-tayr », « Manṭeq al-ṭeyr », « Mantik al thaïr », « Mantek at-tair » ou « Manṭiq al-ṭayr ».
- En persan فریدالدین عطار. Parfois transcrit Farîdoddîn ’Attâr, Féryd-eddyn Atthar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Feriduddin Attar, Fariduddine Attar, Faridaddin Attar ou Farîd-ud-Dîn ‘Attâr.
Attar, « Le Livre divin, “Elahi-nameh” »
Il s’agit du « Livre divin » (« Ilahi namèh »1) de Férid-eddin Attar2 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je considère Attar comme le meilleur poète mystique de la Perse. Certes, le nombre des Persans qui se sont distingués dans le genre est si considérable, et plusieurs d’entre eux ont acquis tant de gloire, que cette opinion peut paraître hasardée. Sous le rapport du choix des pensées et de la grâce de l’expression, Djélâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien inférieur ; mais de toutes les idées de ce célèbre disciple, je défierais d’en trouver une qui n’appartienne pas à Attar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : « Attar a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle »3 ; et encore : « Attar fut l’âme du mysticisme, et Sanaï fut ses yeux ; je ne fais que suivre leurs traces »4. Férid-eddin exerça d’abord la profession de parfumeur, ainsi que l’indique son surnom d’Attar (« qui fabrique ou qui vend des parfums »). Il avait une boutique très élégante, qui attirait les regards du public et qui flattait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était assis sur le devant de sa boutique avec l’apparence d’un homme important, un fou, ou pour mieux dire, un religieux très avancé dans la vie spirituelle5, vint à sa porte, jeta un regard sur les marchandises qui étaient étalées, puis poussa un profond soupir. Attar, étonné, le pria de passer son chemin. « Tu as raison », lui répondit l’inconnu, « le voyage de l’éternité est facile pour moi. Je ne suis pas embarrassé dans ma marche, car je n’ai au monde que mon froc. Il n’en est malheureusement pas ainsi de toi, qui possèdes tant de précieuses marchandises. Songe donc à te préparer à ce voyage. »
- En persan « الهینامه ». Parfois transcrit « Ilahi-name », « Ilahi nâma », « Ilāhī-nāmah », « Elāhī-nāma » ou « Elahi-nameh ».
- En persan فریدالدین عطار. Parfois transcrit Farîdoddîn ’Attâr, Féryd-eddyn Atthar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Feriduddin Attar, Fariduddine Attar, Faridaddin Attar ou Farîd-ud-Dîn ‘Attâr.
- En persan
« هفت شهر عشق راعطار گشت
ماهنوز اندر خم یک کوچهایم ».