Il s’agit du « Génie du christianisme » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Le Génie du christianisme. Tome II »
Il s’agit du « Génie du christianisme » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Le Génie du christianisme. Tome I »
Il s’agit du « Génie du christianisme » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
« Une Journée de nô »
éd. Gallimard-UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives-Connaissance de l’Orient, Paris
Il s’agit de « Sanemori » 1 et autres nô. Les Japonais ont le rare privilège de posséder, en propre, une forme de drame lyrique — le « nô » 2 (XIVe-XVe siècle apr. J.-C.) — qui malgré la différence absolue des traditions, des sujets et de certains modes d’expression, peut être comparée, sans trop de paradoxe, à la tragédie grecque du siècle de Périclès. Comme cette tragédie, le nô fut tout d’abord le développement et comme l’annexe des chants, danses et chœurs qui accompagnaient la célébration des cérémonies religieuses. Une déesse, disent les Japonais, inaugura cette forme théâtrale, et voici dans quelles circonstances, si l’on en croit le « Kojiki ». Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, irritée des méchancetés de son frère, décida, un jour, de se cacher dans la grotte rocheuse du ciel dont elle barra la porte. De ce fait, le ciel et la terre furent plongés dans de profondes ténèbres. Et chacun, on le pense bien, était fort inquiet. Les huit millions de dieux se rassemblèrent alors sur les bords de la Voie lactée, pour délibérer des mesures qu’il convenait de prendre, afin de faire cesser cette situation critique. Conformément à leur avis, on essaya bien des ruses pour forcer Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel à sortir de sa grotte, mais aucune ne réussit. C’est alors que Majesté-Féminine-Uzu-Céleste eut l’idée d’exécuter une danse originale : « Se coiffant de branches de fusain céleste… elle renversa un fût vide devant la porte de la grotte et claqua des talons. Tout en dansant jusqu’au paroxysme elle découvrit sa poitrine et baissa la ceinture de son vêtement jusqu’à son sexe. Alors la Haute-Plaine-du-Ciel devint bruyante, et les huit millions de “kamis” se mirent à rire » 3. Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, intriguée, entr’ouvrit la porte de sa prison volontaire. La lumière reparut au ciel et sur terre. Le divertissement divin de ce temps-là fut, dit-on, le premier des nô.
- « Le “Kojiki” », p. 83-84.
Volney, « Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des Empires »
Il s’agit des « Ruines, ou Méditation sur les révolutions des Empires » de Constantin-François de Chassebœuf, voyageur et littérateur français, plus connu sous le surnom de Volney (XVIIIe-XIXe siècle). Il perdit sa mère à deux ans et fut laissé entre les mains d’une vieille parente, qui l’abandonna dans un petit collège d’Ancenis. Le régime de ce collège était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée ; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu’en grondant et ne grondait qu’en frappant. Volney souffrait d’autant plus que son père ne venait jamais le voir et ne paraissait jamais avoir pour lui cette sollicitude que témoigne un père envers son fils. L’enfant avançait pourtant dans ses études et était à la tête de ses classes. Soit par nature, soit par suite de l’abandon de son père, soit les deux, il se plaisait dans la méditation solitaire et taciturne, et son génie n’attendait que d’être libéré pour se développer et pour prendre un essor rapide. L’occasion ne tarda pas à se présenter : une modique somme d’argent lui échut. Il résolut de l’employer à acquérir, dans un grand voyage, un fonds de connaissances nouvelles. La Syrie et l’Égypte lui parurent les pays les plus propres aux observations historiques et morales dont il voulait s’occuper. « Je me séparerai », se promit-il 1, « des sociétés corrompues ; je m’éloignerai des palais où l’âme se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s’avilit par la misère ; j’irai dans la solitude vivre parmi les ruines ; j’interrogerai les monuments anciens… par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les Empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. » Mais pour visiter ces pays avec fruit, il fallait en connaître la langue : « Sans la langue, l’on ne saurait apprécier le génie et le caractère d’une nation : la traduction des interprètes n’a jamais l’effet d’un entretien direct », pensait-il 2. Cette difficulté ne rebuta point Volney. Au lieu d’apprendre l’arabe en Europe, il alla s’enfermer durant huit mois dans un couvent du Liban, jusqu’à ce qu’il fût en état de parler cette langue commune à tant d’Orientaux.
« Les Pruniers refleuris : poème tonkinois »
Il s’agit des « Pruniers refleuris » (« Nhị độ mai »), poème composé par un lettré vietnamien sur la vie duquel on n’a pas de détails biographiques, et qui, du reste, n’a pas jugé nécessaire d’attacher son nom à son livre (XIXe siècle). Jadis ce poème était fort estimé dans la province du Tonkin, où il y avait peu de personnes qui ne fussent capables d’en réciter, ou plutôt d’en chanter, des passages. L’intrigue de ce poème n’a rien d’original en elle-même ; c’est une adaptation écourtée d’un roman chinois portant le même titre : « Er du mei » 1, c’est-à-dire « La Floraison redoublée des “mei” » (XVIe siècle). Mei, en vietnamien Mai, est le nom de la famille à laquelle appartient le héros de cette histoire, mais c’est aussi le nom d’une espèce de prunier, ou plutôt d’une espèce d’abricotier, qui revient souvent dans la rhétorique chinoise. C’est pour cela que la double floraison de ce prunier est interprétée, dans une scène mémorable, comme un augure de la restauration de la famille Mei ; et que le Premier ministre, le vilain de cette histoire, dit : « Nous allons chercher un moyen de détruire ce prunier » 2. Dans le préambule de l’adaptateur vietnamien, on lit : « À loisir, dans mon cabinet d’étude, je me reposais de mes travaux en m’amusant à la lecture. Je trouvai dans les récits non historiques celui de “La Floraison redoublée des pruniers” au temps de l’Empereur Đức-tông de la dynastie Đường. En ce temps, le [ciel] avait donné naissance à un fonctionnaire incorruptible. Il appartenait à la famille Mai, son nom honorifique était Bá Cao ; sa race était une race fidèle ; lui, était d’une nature distinguée et élevée… Son âme était droite comme le vol de la flèche, son cœur avait la limpidité de l’eau » 3. L’adaptation vietnamienne se recommande par une langue encore pure de toute influence occidentale et écrite selon le mètre populaire « lục bát » (« six-huit »). Ce mètre convient avec bonheur au caractère musical de la langue vietnamienne dont les six tons, une fois bien agencés, se prêtent à l’expression de tous les états d’âme, avec toutes les couleurs et tous les rythmes propres à la poésie. « Soutenue par la cadence de la métrique ou écrite dans la simplicité du langage parlé, cette œuvre… a le don de répondre au goût changeant du lecteur qui aime à se laisser transporter en esprit, loin de la réalité, dans un monde très différent de la monotonie et de la petitesse du siècle présent », dit M. Trần Cửu Chấn
- En chinois « 二度梅 ». Autrefois transcrit « Erh-tou-mei » ou « Eul tou mei ». Traduit en français sous le titre des « Pruniers merveilleux ».
- p. 30.
Santôka, « Zen Saké Haïku : poèmes choisis »
Il s’agit d’une traduction partielle des haïkus de Shôichi Taneda 1, poète mendiant japonais, plus connu sous le surnom de Santôka 2 (« le feu au sommet de la montagne »). Il naquit au milieu de cinq frères et sœurs. Son père, riche propriétaire mais piètre père de famille, passait son temps à politiquer et courir le jupon. Un jour que ce dernier était en villégiature dans les montagnes avec une de ses maîtresses, son épouse, âgée de trente-trois ans, se jeta dans le puits de la propriété familiale. Qu’elle a dû être grande l’amertume du petit Santôka à la vue du corps inanimé de sa mère qu’on sortait du puits. Pour ajouter à ce malheur, un de ses frères mourut en bas âge, et un autre se donna la mort en 1918. Quant à notre poète, après un mariage raté, il fut tour à tour brasseur de saké, encadreur de tableaux, traducteur. Il partit pour Tôkyô. Mélancolique, inconstant au travail, il occupait ses loisirs de bibliothécaire à des lectures bouddhiques. Dans le grand tremblement de terre qui ravagea la capitale, sa chambre s’écroula. Il retourna à Kumamoto. Une nuit de décembre 1924, ivre, il s’immobilisa devant un tramway que le conducteur ne parvint à arrêter qu’à grand-peine. On l’emmena dans un temple proche de là, le Hôon-ji, où il se fit moine. L’année suivante et toutes les autres jusqu’à sa mort, il s’en alla errer sur les routes du Japon, par les nuits d’hiver, sans gîte, sans feu ni lieu, comme s’il lui fallait marcher pour vivre : « Je ne suis rien d’autre qu’un moine mendiant », dit-il 3. « On ne peut pas dire grand-chose de moi sinon que je suis un pèlerin fou qui passe sa vie entière à déambuler, comme ces plantes aquatiques qui dérivent de rive en rive. Cela peut sembler pitoyable, pourtant je trouve la paix dans cette vie dépouillée… » Il faut lire ses poésies comme le carnet qu’un routard aurait laissé tomber de sa poche, et dans lequel il aurait noté ses observations à l’état brut, dans une langue plate et relâchée, qui évacue le rythme traditionnel des 5-7-5 syllabes. La route est la plus belle conquête de l’homme libre : voilà, en substance, la seule philosophie de Santôka. Il jouit au Japon d’une faveur égale à celle de Kerouac en Amérique dont on a aussi un « Livre des haïkus ». Pour tout dire, je ne crois pas, mais peut-être je me trompe, que l’un et l’autre soient d’immenses talents, mais ils représentent pour la foule du grand public la figure la plus exacte et la plus vive du poète : un gueux sous la pluie, un bohème trempé dans ses haillons, un vagabond loin des lois et des usages, rebut éternel du monde.
Tchiyo, « Bonzesse au jardin nu : poèmes »
Il s’agit d’une traduction partielle de Kaga no Tchiyo-jo 1, poétesse et nonne japonaise (XVIIIe siècle apr. J.-C.), également connue sous le surnom de Tchiyo-ni 2 (« Tchiyo la nonne »). Un maître du haïku, Roghennbô 3, passa par la ville de province où habitait Tchiyo, encore toute jeune. « N’importe comment », pensa-t-elle, « je solliciterai d’un haïkiste aussi célèbre des conseils sur l’art de composer… » Et poussée par le démon de la poésie, elle s’en alla frapper à la porte de l’auberge et prier Roghennbô de lui donner une leçon de poésie. Fatigué par le long voyage, il lui dit de prendre l’encre et le papier et de composer quelque chose sur un sujet tout indiqué par la saison : le coucou. Puis, sans plus s’inquiéter d’elle, il commença à dormir en ronflant. Après avoir longuement réfléchi, Tchiyo composa une poésie et demanda timidement : « Excusez-moi, s’il vous plaît… — Qu’est-ce qu’il y a ? », dit le poète brusquement réveillé. Et toujours allongé, il lut la poésie qui lui était présentée sur un rouleau de papier. Il fut très surpris de voir qu’une fille de quinze ans était capable d’écrire avec tant de talent ; mais cachant son véritable sentiment, il déclara : « Voici une poésie qui n’a pas de sens. Compose donc quelque chose de plus vivant ». Et peu après, il se remit à ronfler. L’élève continua à méditer et à écrire. Elle composa vingt poésies, trente poésies, sans oser les montrer. À mesure que les heures s’écoulaient, des tas de papiers noircis s’entassaient. Ayant perdu la notion du temps, elle se désola : « Ah ! Dieu n’a pas voulu m’accorder le talent d’une vraie poétesse. Dès aujourd’hui, c’est fini ; je renonce complètement à écrire ». Au même instant, le son d’une cloche, venant on ne sait d’où, annonça l’arrivée de l’aurore. Roghennbô, qui était moine, se souleva d’un bond sur sa couche : « Comme j’ai bien dormi ! Mais… serait-ce déjà le matin ? » 4 Au bruit de la voix qui frappait l’air, Tchiyo revint tout à coup à la réalité. Sans penser, désespérément, elle murmura cette exquise poésie :
« Coucou !
Coucou ! à ces mots,
Le jour est venu »
- En japonais 加賀千代女. Parfois transcrit Kaga no Chiyo-jo.
- En japonais 千代尼. Parfois transcrit Chiyo-ni.
« Une Poétesse japonaise au XVIIIᵉ siècle : Kaga no Tchiyo-jo »
Il s’agit d’une traduction partielle de Kaga no Tchiyo-jo 1, poétesse et nonne japonaise (XVIIIe siècle apr. J.-C.), également connue sous le surnom de Tchiyo-ni 2 (« Tchiyo la nonne »). Un maître du haïku, Roghennbô 3, passa par la ville de province où habitait Tchiyo, encore toute jeune. « N’importe comment », pensa-t-elle, « je solliciterai d’un haïkiste aussi célèbre des conseils sur l’art de composer… » Et poussée par le démon de la poésie, elle s’en alla frapper à la porte de l’auberge et prier Roghennbô de lui donner une leçon de poésie. Fatigué par le long voyage, il lui dit de prendre l’encre et le papier et de composer quelque chose sur un sujet tout indiqué par la saison : le coucou. Puis, sans plus s’inquiéter d’elle, il commença à dormir en ronflant. Après avoir longuement réfléchi, Tchiyo composa une poésie et demanda timidement : « Excusez-moi, s’il vous plaît… — Qu’est-ce qu’il y a ? », dit le poète brusquement réveillé. Et toujours allongé, il lut la poésie qui lui était présentée sur un rouleau de papier. Il fut très surpris de voir qu’une fille de quinze ans était capable d’écrire avec tant de talent ; mais cachant son véritable sentiment, il déclara : « Voici une poésie qui n’a pas de sens. Compose donc quelque chose de plus vivant ». Et peu après, il se remit à ronfler. L’élève continua à méditer et à écrire. Elle composa vingt poésies, trente poésies, sans oser les montrer. À mesure que les heures s’écoulaient, des tas de papiers noircis s’entassaient. Ayant perdu la notion du temps, elle se désola : « Ah ! Dieu n’a pas voulu m’accorder le talent d’une vraie poétesse. Dès aujourd’hui, c’est fini ; je renonce complètement à écrire ». Au même instant, le son d’une cloche, venant on ne sait d’où, annonça l’arrivée de l’aurore. Roghennbô, qui était moine, se souleva d’un bond sur sa couche : « Comme j’ai bien dormi ! Mais… serait-ce déjà le matin ? » 4 Au bruit de la voix qui frappait l’air, Tchiyo revint tout à coup à la réalité. Sans penser, désespérément, elle murmura cette exquise poésie :
« Coucou !
Coucou ! à ces mots,
Le jour est venu »
- En japonais 加賀千代女. Parfois transcrit Kaga no Chiyo-jo.
- En japonais 千代尼. Parfois transcrit Chiyo-ni.
« Supplément aux “Contes d’Uji” »
éd. Publications orientalistes de France, coll. Contes et Romans du Moyen Âge-Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, Paris
Il s’agit du « Supplément aux “Histoires d’Uji” » 1 (« Uji shûi monogatari » 2). Ce Grand Conseiller d’Uji, appelé Minamoto no Takakuni 3 (XIe siècle apr. J.-C.), était un homme dont la forte corpulence supportait mal les chaleurs de l’été, et qui se retirait chaque année, du cinquième au huitième mois, à Uji, non loin de Kyôto, sur la route de Nara. Là, dans une tenue négligée, se faisant éventer d’un grand éventail, il faisait appeler à lui les passants, sans se soucier de leur rang, et les priait de raconter des histoires du passé, cependant que lui-même, étendu à l’intérieur, notait leurs paroles toujours avec bonheur dans un cahier : « Il y avait des récits de l’Inde, des récits de la Chine, et aussi des récits du Japon. Il en était d’édifiants, il en était de plaisants, il en était de terrifiants, il en était d’émouvants, il en était de répugnants. Quelques-uns étaient sans rime ni raison, d’autres étaient des plus adroits, bref, il en était de toute sorte et de toute espèce », dit le « Supplément aux “Histoires d’Uji” » 4. La partie des « Histoires qui sont maintenant du passé » relative au Japon occupe à elle seule, avec ses vingt et un tomes sur trente et un, plus des deux tiers du texte, tandis que les parties consacrées à l’Inde et à la Chine ne comprennent chacune que cinq tomes. Trois tomes sont aujourd’hui manquants 5 et deux autres 6 ne nous sont parvenus qu’en un état incomplet. Tel quel pourtant, le recueil est encore d’une étonnante richesse, et les mille cinquante-neuf historiettes qu’il contient font penser à un envoûtant kaléidoscope qui nous présente à chaque secousse, comme par un coup de magie, des figures inattendues et merveilleuses : « Un défilé de personnages appartenant à toutes les catégories de la société anime un monde d’une grande richesse humaine, où les sentiments et les soucis des humbles n’ont pas une dignité moindre que ceux des grands… La variété des récits, badins ou burlesques, instructifs ou édifiants, fantastiques ou touchants, donne la possibilité de s’exprimer à toutes les émotions, des plus nobles aux moins raffinées » 7. Tous débutent par la formule « maintenant c’est du passé » (prononcée « ima wa mukashi » à la japonaise, « konjaku » à la chinoise), qui embrasse l’idée bouddhique selon laquelle le passé existe au même titre et avec la même réalité que le « maintenant ».
- Parfois traduit « Contes faisant suite au “Recueil d’Ouji” » ou « Supplément aux “Contes d’Uji” ».
- En japonais « 宇治拾遺物語 ». Parfois transcrit « Ouji shouï monogatari »
- En japonais 源隆国. Autrefois transcrit Minamoto no Takakouni.
- p. 7.
- VIII, XVIII et XXXI.
- XXII et XXIII.
- Jean Guillamaud, « Histoire de la littérature japonaise ».
Rohan, « La Pagode à cinq étages et Autres Récits »
éd. Les Belles Lettres, coll. Japon, Paris
Il s’agit de « La Pagode à cinq étages » 1 (« Gojûnotô » 2), « Face au crâne » 3 (« Taidokuro » 4) et autres œuvres de Kôda Shigeyuki 5, plus connu sous le surnom de Kôda Rohan 6, feuilletoniste japonais (XIXe-XXe siècle). Fortement marqué par le bouddhisme, il fut surtout un indépendant et un solitaire. Durant son séjour en Hokkaidô, ayant abandonné son poste avantageux d’ingénieur-télégraphe, il s’était lié d’amitié avec un moine, et peu après son retour à Tôkyô, s’étant rasé les cheveux, il s’était si souvent plongé dans la lecture de soûtras que ses parents avaient cru un moment qu’il se ferait moine. Voici en quels termes il se décrit 7 : « Je ne claironne pas mes goûts artistiques. Je ne suis qu’un simple escargot de cinq pieds qui ne peut tenir en place, et rampe du Nord au Sud et d’Est en Ouest, poussé par le désir de voir autant du monde que permettent les yeux incertains de ses antennes… “Loin des villages, dormons avec la rosée, sur un oreiller d’herbes”. C’est un poème que je composai une nuit où je m’étais arrêté épuisé dans un coin de campagne lors d’un voyage en solitaire dans le Michinoku. Dès lors, je pris le nom de Rohan [“compagnon de la rosée”] 8 ». Au temple de Tennô à Tôkyô, connu pour sa pagode à cinq étages, il vit, un jour, une beauté qui visitait une tombe, un chrysanthème à la main. Il pensa à elle une bonne semaine, se la représentant en déesse Kishimojin, une grenade à la main. Sorte de sculpture bouddhique vivante, elle devint le sujet du « Bouddha d’Amour » 9 (« Fûryû-butsu » 10), son premier feuilleton. Le 19 octobre 1889, Uchida Roan, critique célèbre, salua la venue de cette œuvre qui ne laissait voir que peu de signes extérieurs d’influence occidentale dans une période d’occidentalisation forcenée : « Ah ! pour la première fois après la mort de Saikaku il y a deux cents ans, ce style splendide… le ciel ne l’a pas encore détruit ! »
- Parfois traduit « La Pagode aux cinq toits » ou « La Pagode à cinq niveaux ».
- En japonais « 五重塔 ».
- Parfois traduit « Tête à tête avec le squelette ».
- En japonais « 対髑髏 ». Également connu sous le titre d’« Engaien » (« 縁外縁 »), c’est-à-dire « Liaison contre destin ».
- En japonais 幸田成行. Parfois transcrit Nariyuki Koda ou Kôda Nariyouki.
- En japonais 幸田露伴.
- « Face au crâne », ch. I.
- Il y a aussi, dans le choix de ce nom de « compagnon de la rosée », une allusion aux « Vies des sages éminents » (« 高士傳 »), inédites en français : « Guang dut dormir avec la rosée et affronter l’hiver… Il s’allongea et ne bougea plus. Les gens le tinrent pour mort. Lorsqu’ils le regardèrent, il était comme avant ».
- Parfois traduit « Le Bouddha sculpté par Amour », « Un Bouddha en ce monde », « Un Bouddha dans ce monde », « Bouddha d’élégance » ou « Bouddha élégant ».
- En japonais « 風流仏 ».
« Choix de pièces du théâtre lyrique japonais »
dans « Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient », vol. 26, p. 257-358 ; vol. 27, p. 1-147 ; vol. 29, p. 107-259 ; vol. 31, p. 449-483 ; vol. 32, p. 23-69
Il s’agit de « Yo-uchi Soga » 1 (« Les Soga au combat de nuit » 2) et autres nô. Les Japonais ont le rare privilège de posséder, en propre, une forme de drame lyrique — le « nô » 3 (XIVe-XVe siècle apr. J.-C.) — qui malgré la différence absolue des traditions, des sujets et de certains modes d’expression, peut être comparée, sans trop de paradoxe, à la tragédie grecque du siècle de Périclès. Comme cette tragédie, le nô fut tout d’abord le développement et comme l’annexe des chants, danses et chœurs qui accompagnaient la célébration des cérémonies religieuses. Une déesse, disent les Japonais, inaugura cette forme théâtrale, et voici dans quelles circonstances, si l’on en croit le « Kojiki ». Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, irritée des méchancetés de son frère, décida, un jour, de se cacher dans la grotte rocheuse du ciel dont elle barra la porte. De ce fait, le ciel et la terre furent plongés dans de profondes ténèbres. Et chacun, on le pense bien, était fort inquiet. Les huit millions de dieux se rassemblèrent alors sur les bords de la Voie lactée, pour délibérer des mesures qu’il convenait de prendre, afin de faire cesser cette situation critique. Conformément à leur avis, on essaya bien des ruses pour forcer Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel à sortir de sa grotte, mais aucune ne réussit. C’est alors que Majesté-Féminine-Uzu-Céleste eut l’idée d’exécuter une danse originale : « Se coiffant de branches de fusain céleste… elle renversa un fût vide devant la porte de la grotte et claqua des talons. Tout en dansant jusqu’au paroxysme elle découvrit sa poitrine et baissa la ceinture de son vêtement jusqu’à son sexe. Alors la Haute-Plaine-du-Ciel devint bruyante, et les huit millions de “kamis” se mirent à rire » 4. Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, intriguée, entr’ouvrit la porte de sa prison volontaire. La lumière reparut au ciel et sur terre. Le divertissement divin de ce temps-là fut, dit-on, le premier des nô.
- En japonais « 夜討曽我 ».
- Les deux frères Soga sont les héros d’une célèbre vendetta. On sait que Gorô (« cinquième fils ») et Jûrô (« dixième fils »), de leurs vrais noms Tokimune et Sukenari, aidés par la maîtresse de ce dernier, pénétrèrent dans la tente de Kudô Suketsune, leur parent et l’assassin de leur père, et qu’ils le tuèrent. On sait moins la suite de l’histoire ; dans le tumulte qui s’ensuivit, Sukenari fut massacré, et Tokimune fut fait prisonnier.
- En japonais 能. Parfois transcrit « noh » ou « nou ».
- « Le “Kojiki” », p. 83-84.
An-sky, « Le Dibbouk : légende dramatique en trois actes »
éd. Rieder, coll. Judaïsme, Paris
Il s’agit du « Dibbouk » (« Der Dibuk » 1) de Shloyme-Zanvl Rappoport 2, dit Sh. An-sky 3, une légende d’exorcisme féminin, éveillant de profondes et subtiles résonances, toute pétrie de mysticisme sentimental, assurément le chef-d’œuvre du théâtre yiddish. Pénible est le sort de l’écrivain en général, mais celui de l’écrivain juif l’est tout particulièrement. Son écriture est déchirée ; il habite entre deux mondes, il s’exprime en au moins trois langues 4 et il se tient à la croisée de quatre directions ; et ce tiraillement, An-sky l’endura vraiment. Né en 1863 en Biélorussie, il abandonna cette province de l’Empire russe à l’âge de dix-sept ans, dès que s’éveilla en lui l’aspiration d’œuvrer pour le bien des travailleurs opprimés, des masses ouvrières. Ses idées révolutionnaires le menèrent d’abord à Saint-Pétersbourg, puis à Berlin, Berne et Paris, où il vivait en bohème, logé chez des amis, non seulement parce qu’il n’avait pas de domicile fixe, mais aussi parce qu’il devait toujours se cacher pour échapper aux rafles. Parmi ses écrits d’alors, en plus de son « Essai sur la littérature populaire », fondé sur des notes prises pendant son immersion parmi le petit peuple russe, on relève, dans les manuscrits de ses archives, ce genre de titres : « Quelle littérature pour les travailleurs allemands ? », « La Capitale du monde : impressions de Paris », « La Vie des travailleurs parisiens », « Les Pauvres des rues, les Chanteurs de rue », « Les Lits de Paris », « Les Anarchistes à Paris », « Les Pauvres de Paris », « Le Marché central de Paris pendant la nuit », etc. Cependant, ayant reçu une aide financière, An-sky suspendit ses activités littéraires pour se consacrer à l’ethnologie juive et monter une expédition, en compagnie de quelques complices, destinée à rassembler in extremis, avant le chaos de la Première Guerre, contes, objets, musiques, chansons et autres éléments de la vie des shtetls de l’Ukraine et de la Pologne. Trois campagnes ethnographiques furent lancées de 1912 à 1914.
- Il y a trois versions de cette pièce. 1º « Mej dvoukh mirov » (« Меж двух миров »), c’est-à-dire « Entre deux mondes » : l’original russe d’An-sky. 2º « Ha Dybbuk » (« הדיבוק ») : la version hébraïque de Chaïm Bialik. 3º « Tsvishn Tsvey Veltn, oder der Dibuk » : la version yiddish d’An-sky à partir de celle de Bialik.
- En russe Шлойме-Занвл Раппопорт. Autrefois transcrit Chloïme-Zaïnvl Rapoport, Schloimo Zaïnwill Rapoport, Schlomo Sanwel Rapoport, Shlome Zanvil Rappoport, Shloyme-Zanvlben Rappoport, Szlojme-Zajnwel Rapoport ou Solomon Seinwil Rapoport.
- En russe Ан-ский. Parfois transcrit An-skii, An-skij ou An-ski. Rappoport fabriqua son surnom à partir du prénom de sa mère (Anna) : Annensky. Comme un écrivain portant ce nom existait déjà, il abrégea le sien en An-sky.
- « Le trilinguisme permet d’exprimer “les potentialités universelles du judaïsme” aux non-Juifs ; car, on le sait, les Juifs n’ont jamais dans l’histoire parlé qu’une seule langue. Dans l’Antiquité, c’était l’hébreu, l’araméen et le grec ; en Espagne cohabitaient l’hébreu, l’arabe et le judéo-espagnol ; en Pologne et en Russie, le yiddish, l’hébreu et le russe », dit M. Henri Minczeles.