Li Po, « L’Immortel banni sur terre “buvant seul sous la lune” »

éd. A. Michel, Paris

éd. A. Mi­chel, Pa­ris

Il s’agit de Li Po 1, le poète le plus ta­len­tueux de la , avec Bai Juyi (VIIIe siècle apr. J.-C.). C’est un ex­tra­va­gant, en qui s’opposent la vo­lonté d’approcher des et l’enlisement dans l’ivrognerie, l’ fi­dèle et la fière et in­domp­table, mais qui tra­duit avec une mer­veilleuse ai­sance, dans une par­faite, les les plus vrais et les plus uni­ver­sels. Aussi, ses poèmes sont-ils, de­puis plus de mille deux cents ans, si po­pu­laires en Chine, qu’on les trouve par­tout ins­crits : dans le ca­bi­net du let­tré comme dans la mai­son du la­bou­reur, sur les bronzes, sur les por­ce­laines et jusque sur les po­te­ries d’un usage jour­na­lier. En voici le plus cé­lèbre :

«De­vant le lit le clair de lune,
Comme du givre sur le sol
la tête je contemple la lune sur la mon­tagne
Bais­sant la tête je songe au pays na­tal
» 2.

Li Po na­quit en l’an 701 apr. J.-C. Sa mère lui donna le nom de Tai Po («le grand brillant»), parce que dans le qu’elle le conçut, il lui sem­bla que l’éclatante étoile du ber­ger s’arrêtait sur sa tête. Après avoir fait ses études à un âge très pré­coce, Li Tai Po, ou plus sim­ple­ment Li Po, s’adonna à la pour la­quelle il se sen­tait né : «Avec le maître de la Fa­laise de l’Est, je me re­tire au Sud [des monts] Min-shan. J’y vis per­ché pen­dant plu­sieurs an­nées sans ja­mais mettre le pied dans une ville. J’apprivoise des rares, plus d’un mil­lier. Quand je les ap­pelle, ils viennent man­ger dans ma main, sans mé­fiance… À Chiang-ling, je ren­contre Sima Cheng-chen 3… Il me dit que j’ai l’allure d’un im­mor­tel et l’ossature d’un ïste. Il m’invite à l’accompagner dans les de l’esprit au-delà des huit pôles» 4. En l’an 742 apr. J.-C., Li Po ar­riva à Ch’ang-an, où était alors la Cour. Il fut in­tro­duit chez le sa­vant Ho Che-chang 5, qui fut ravi d’avoir dans sa mai­son quelqu’un avec qui il pût s’entretenir des choses de l’esprit. Ho Che-chang ne tarda pas à faire de son hôte le meilleur de ses amis; il lui fai­sait lire ses poèmes et était si charmé de la beauté de plu­sieurs d’entre eux, qu’il lui dit un jour, dans un ac­cès d’admiration : «Vous n’êtes pas un , vous êtes un es­prit qu’on a ren­voyé du sur la pour faire aux hommes» 6. Ho Che-chang ne s’en tint pas à des sen­ti­ments sté­riles; il tra­vailla à faire la for­tune de son ami. Il en parla à l’Empereur comme d’un pro­dige et lui ins­pira l’envie de le voir. «J’ai dans ma mai­son», dit-il à ce sei­gneur, «une des mer­veilles de votre règne : c’est un poète, tel peut-être qu’il n’en a point en­core paru de sem­blable; il réunit toutes les par­ties qui font le grand homme en ce genre. Je n’ai osé en par­ler plus tôt à Votre Ma­jesté, à cause d’un dé­faut dont il pa­raît dif­fi­cile qu’il se cor­rige : il aime le et en boit quel­que­fois avec ex­cès; mais que ses poé­sies sont belles! Ju­gez-en vous-même, sei­gneur», conti­nua-t-il en lui met­tant entre les mains quelques poèmes. Ainsi, Li Po en­tra dans les bonnes grâces de l’Empereur.

  1. En 李白. Par­fois trans­crit Ly-pê, Li-pé, Li Peh, Li Bo, Li Bai ou Li Pai. Icône Haut
  2. p. 209. Icône Haut
  3. Sima Cheng-chen (司馬承禎) est un des pa­triarches de l’école taoïste de la Pu­reté su­prême (上清). Icône Haut
  1. p. 19-20 & 24. Icône Haut
  2. En chi­nois 賀知章. Par­fois trans­crit Ho-tché-tchang ou He Zhiz­hang. Icône Haut
  3. De là, cette épi­thète de «tse hsien» (謫仙) ou «im­mor­tel banni (sur terre)», si sou­vent ap­pli­quée à Li Po. Icône Haut

Nosaka, « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés : récits »

éd. Ph. Picquier, Arles

éd. Ph. Pic­quier, Arles

Il s’agit de «La Vigne des morts sur le col des dé­char­nés» («Ho­ne­gami tôge ho­toke-ka­zura» 1) de M.  2, écri­vain de ta­lent, mais qui, har­celé par le sen­ti­ment de , a semé dans presque toutes les pages de ses ré­cits l’obscénité la plus gro­tesque et la plus ani­male. Ce sen­ti­ment de culpa­bi­lité est né en lui au len­de­main de la Se­conde mon­diale, quand il a vu mou­rir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute dé­char­née après des mois de fa­mine : «Quand je pense com­ment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne par­ve­nait plus à re­le­ver la tête ni même à pleu­rer, com­ment elle mou­rut seule, com­ment en­fin il ne res­tait que des cendres après sa cré­ma­tion, je me rends compte que j’avais été trop pré­oc­cupé par ma propre sur­vie. Dans les hor­reurs de la fa­mine, j’avais mangé ses parts de nour­ri­ture» 3. Son tra­vail d’écrivain s’est en­tiè­re­ment construit sur cette qu’il a ce­pen­dant tra­ves­tie, nar­rée en se fai­sant plai­sir à lui-même, dans «La Tombe des lu­cioles». Car, en , il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du ré­cit. Il était cruel : c’est en man­geant le dû de sa sœur qu’il a sur­vécu, et c’est en re­fou­lant cette qu’il a écrit «La Tombe des lu­cioles» qui lui a per­mis par la suite de ga­gner sa  : «J’ai tri­ché avec cette — la plus grande, je crois, qui se puisse ima­gi­ner — celle d’[un pa­rent plongé] dans l’incapacité de nour­rir son en­fant. Et qui suis plu­tôt d’un na­tu­rel al­lègre, j’en garde une dette, une bles­sure pro­fonde, même si les sou­ve­nirs à la longue s’estompent» 4. C’est cette bles­sure in­fec­tée, sa­tu­rée d’odeurs nau­séa­bondes, que M. No­saka ouvre au dans ses ré­cits et qu’il met sous le nez de son pu­blic, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche en­core amère des ab­sinthes hu­maines : Re­gar­dez!

  1. En ja­po­nais «骨餓身峠死人葛». Icône Haut
  2. En ja­po­nais 野坂昭如. Icône Haut
  1. Akiyuki No­saka, «五十歩の距離» («La Dis­tance de cin­quante pas»), in­édit en . Icône Haut
  2. Phi­lippe Pons, «“Je garde une bles­sure pro­fonde” : un en­tre­tien avec le ro­man­cier». Icône Haut

Nosaka, « Le Dessin au sable et l’Apparition vengeresse qui mit fin au sortilège : récit »

éd. Ph. Picquier, Arles

éd. Ph. Pic­quier, Arles

Il s’agit du « au sable et l’Apparition ven­ge­resse qui mit fin au sor­ti­lège» («Su­nae shi­bari go­ni­chi kai­dan» 1) de M.  2, écri­vain de ta­lent, mais qui, har­celé par le sen­ti­ment de , a semé dans presque toutes les pages de ses ré­cits l’obscénité la plus gro­tesque et la plus ani­male. Ce sen­ti­ment de culpa­bi­lité est né en lui au len­de­main de la Se­conde mon­diale, quand il a vu mou­rir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute dé­char­née après des mois de fa­mine : «Quand je pense com­ment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne par­ve­nait plus à re­le­ver la tête ni même à pleu­rer, com­ment elle mou­rut seule, com­ment en­fin il ne res­tait que des cendres après sa cré­ma­tion, je me rends compte que j’avais été trop pré­oc­cupé par ma propre sur­vie. Dans les hor­reurs de la fa­mine, j’avais mangé ses parts de nour­ri­ture» 3. Son tra­vail d’écrivain s’est en­tiè­re­ment construit sur cette qu’il a ce­pen­dant tra­ves­tie, nar­rée en se fai­sant plai­sir à lui-même, dans «La Tombe des lu­cioles». Car, en , il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du ré­cit. Il était cruel : c’est en man­geant le dû de sa sœur qu’il a sur­vécu, et c’est en re­fou­lant cette qu’il a écrit «La Tombe des lu­cioles» qui lui a per­mis par la suite de ga­gner sa  : «J’ai tri­ché avec cette — la plus grande, je crois, qui se puisse ima­gi­ner — celle d’[un pa­rent plongé] dans l’incapacité de nour­rir son en­fant. Et qui suis plu­tôt d’un na­tu­rel al­lègre, j’en garde une dette, une bles­sure pro­fonde, même si les sou­ve­nirs à la longue s’estompent» 4. C’est cette bles­sure in­fec­tée, sa­tu­rée d’odeurs nau­séa­bondes, que M. No­saka ouvre au dans ses ré­cits et qu’il met sous le nez de son pu­blic, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche en­core amère des ab­sinthes hu­maines : Re­gar­dez!

  1. En ja­po­nais «砂絵呪縛後日怪談». Par­fois trans­crit «Su­nae shi­bari go­ni­chi no kai­dan», «Su­nae shi­bari go­jitsu no kai­dan» ou «Su­nae ju­baku go­jitsu kai­dan». Icône Haut
  2. En ja­po­nais 野坂昭如. Icône Haut
  1. Akiyuki No­saka, «五十歩の距離» («La Dis­tance de cin­quante pas»), in­édit en . Icône Haut
  2. Phi­lippe Pons, «“Je garde une bles­sure pro­fonde” : un en­tre­tien avec le ro­man­cier». Icône Haut

Nguyễn Trãi, « Recueil de poèmes en langue nationale »

éd. du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris

éd. du Centre na­tio­nal de la scien­ti­fique (CNRS), Pa­ris

Il s’agit du «Re­cueil de poèmes en na­tio­nale» 1Quốc âm thi tập») de , let­tré (XIVe-XVe siècle) qui mar­qua de son et mi­li­taire la d’indépendance me­née contre les . Son père, Nguyễn Phi Khanh, était grand man­da­rin à la Cour. Quand les ar­mées chi­noises des Ming en­va­hirent le pays, il fut ar­rêté avec plu­sieurs autres di­gni­taires et en­voyé en à Nan­kin. Nguyễn Trãi sui­vit le cor­tège des pri­son­niers jusqu’à la fron­tière. Bra­vant le joug, les en­traves et les coups de ses geô­liers, le grand man­da­rin or­donna à son fils : «Tu ne dois pas pleu­rer la sé­pa­ra­tion d’un père et de son fils. Pleure sur­tout l’humiliation de ton . Quand tu se­ras en âge, venge-!» 2 Nguyễn Trãi gran­dit. Il tint la pro­messe so­len­nelle faite à son père, en ras­sem­blant le peuple en­tier au­tour de Lê Lợi, qui chassa les Ming avant de de­ve­nir Em­pe­reur du . Hé­las! la dy­nas­tie des Lê ainsi fon­dée prit vite om­brage des conseils et de la no­to­riété de Nguyễn Trãi. Écarté d’une Cour qu’il ve­nait de conduire à la vic­toire, notre pa­triote se fit er­mite et poète : «Je ne cours point après les hon­neurs ni ne re­cherche les pré­bendes; [je] ne suis ni joyeux de ga­gner ni triste de perdre. Les eaux ho­ri­zonnent ma fe­nêtre, les — ma porte. Les poèmes em­plissent mon sac, l’alcool — ma gourde… Que reste-t-il de ceux que l’ambition ta­lon­nait sans ré­pit? Des à l’abandon sous l’herbe épaisse» 3. Toute sa , Nguyễn Trãi eut cette seule pré­oc­cu­pa­tion : l’ de la pa­trie qui, dans son cœur, était in­sé­pa­rable de l’amour du peuple. Res­tant as­sis, ser­rant une froide cou­ver­ture sur lui, il pas­sait des nuits sans som­meil, son­geant com­ment re­le­ver le pays et pro­cu­rer au peuple une du­rable après ces longues guerres : «Dans mon cœur, une seule pré­oc­cu­pa­tion sub­siste : les af­faires du pays. Toutes les nuits, je veille jusqu’aux pre­miers tin­te­ments de cloche» 4. On tient gé­né­ra­le­ment la «Grande Pro­cla­ma­tion de la pa­ci­fi­ca­tion des Chi­nois» pour le chef-d’œuvre de Nguyễn Trãi, dans le­quel, aujourd’hui en­core, chaque Viet­na­mien re­con­naît avec émo­tion l’une des les plus ra­fraî­chis­santes de son iden­tité na­tio­nale : «Notre pa­trie, le Grand Viêt, de­puis tou­jours, était de vieille . Terre du Sud, elle a ses fleuves, ses mon­tagnes, ses mœurs et ses cou­tumes dis­tincts de ceux du Nord…» Mais son «Re­cueil de poèmes en langue na­tio­nale» qui dé­crit, avec par­fois une teinte d’amertume, les charmes de la vie ver­tueuse et so­li­taire, et qui change en ta­bleaux en­chan­teurs les scènes de la sau­vage et né­gli­gée, m’apparaît comme étant le plus réussi et le plus propre à être goûté d’un pu­blic étran­ger.

  1. Au­tre­fois tra­duit «Re­cueil des poé­sies en langue na­tio­nale» ou «Col­lec­tion de poèmes en langue na­tio­nale». Icône Haut
  2. Dans Dương Thu Hương, «Les Col­lines d’eucalyptus : ». Icône Haut
  1. «Re­cueil de poèmes en langue na­tio­nale», p. 200. Icône Haut
  2. id. p. 132. Icône Haut

Attar, « Le Langage des oiseaux : poème de philosophie religieuse »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du « des » 1Man­tik al­taïr» 2) de  3 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je consi­dère At­tar comme le meilleur poète de la . Certes, le nombre des Per­sans qui se sont dis­tin­gués dans le genre est si consi­dé­rable, et plu­sieurs d’entre eux ont ac­quis tant de gloire, que cette opi­nion peut pa­raître ha­sar­dée. Sous le rap­port du choix des pen­sées et de la grâce de l’expression, Djé­lâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien in­fé­rieur; mais de toutes les idées de ce cé­lèbre dis­ciple, je dé­fie­rais d’en trou­ver une qui n’appartienne pas à At­tar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : «At­tar a par­couru les sept ci­tés de l’, tan­dis que j’en suis tou­jours au tour­nant d’une ruelle» 4; et en­core : «At­tar fut l’ du mys­ti­cisme, et Sa­naï fut ses yeux; je ne fais que suivre leurs traces» 5. Fé­rid-ed­din exerça d’abord la pro­fes­sion de par­fu­meur, ainsi que l’indique son sur­nom d’Attar («qui fa­brique ou qui vend des par­fums»). Il avait une bou­tique très élé­gante, qui at­ti­rait les re­gards du pu­blic et qui flat­tait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était as­sis sur le de­vant de sa bou­tique avec l’apparence d’un im­por­tant, un fou, ou pour mieux dire, un re­li­gieux très avancé dans la  6, vint à sa porte, jeta un sur les mar­chan­dises qui étaient éta­lées, puis poussa un pro­fond sou­pir. At­tar, étonné, le pria de pas­ser son che­min. «Tu as », lui ré­pon­dit l’inconnu, «le voyage de l’éternité est fa­cile pour . Je ne suis pas em­bar­rassé dans ma marche, car je n’ai au que mon froc. Il n’en est mal­heu­reu­se­ment pas ainsi de toi, qui pos­sèdes tant de pré­cieuses mar­chan­dises. Songe donc à te pré­pa­rer à ce voyage.»

  1. Titre em­prunté au , XXVII, 16 : «Sa­lo­mon hé­rita de Da­vid et il dit : “Ô vous les hommes! On nous a ap­pris le lan­gage des oi­seaux. Nous avons été com­blés de tous les biens”». Icône Haut
  2. En «منطقالطیر». Par­fois trans­crit «Man­tegh ot-teyr», «Man­teq ut-tayr», «Man­tic ut­taïr», «Man­teq-at-tayr», «Manṭeq al-ṭeyr», «Man­tik al thaïr», «Man­tek at-tair» ou «Manṭiq al-ṭayr». Icône Haut
  3. En per­san فریدالدین عطار. Par­fois trans­crit Farîdoddîn’Attâr, Fé­ryd-ed­dyn At­thar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Fe­ri­dud­din At­tar, Fa­ri­dud­dine At­tar, Fa­ri­dad­din At­tar ou Fa­rîd-ud-Dîn ‘At­târ. Icône Haut
  1. En per­san

    «هفت شهر عشق راعطار گشت
    ماهنوز اندر خم یک کوچهایم
    ».

    Icône Haut

  2. En per­san

    «عطار روح بود و سنایی دو چشم او
    ما از پی سنایی و عطار آمدیم
    ».

    Icône Haut

  3. Les fous sont re­gar­dés comme des dans la Perse et dans l’Inde, et ran­gés parmi les . Icône Haut

Attar, « Le Livre divin, “Elahi-nameh” »

éd. A. Michel, coll. Spiritualités vivantes-Islam, Paris

éd. A. Mi­chel, coll. Spi­ri­tua­li­tés vi­vantes-, Pa­ris

Il s’agit du «Livre di­vin» («Ilahi na­mèh» 1) de  2 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je consi­dère At­tar comme le meilleur poète de la . Certes, le nombre des Per­sans qui se sont dis­tin­gués dans le genre est si consi­dé­rable, et plu­sieurs d’entre eux ont ac­quis tant de gloire, que cette opi­nion peut pa­raître ha­sar­dée. Sous le rap­port du choix des pen­sées et de la grâce de l’expression, Djé­lâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien in­fé­rieur; mais de toutes les idées de ce cé­lèbre dis­ciple, je dé­fie­rais d’en trou­ver une qui n’appartienne pas à At­tar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : «At­tar a par­couru les sept ci­tés de l’, tan­dis que j’en suis tou­jours au tour­nant d’une ruelle» 3; et en­core : «At­tar fut l’ du mys­ti­cisme, et Sa­naï fut ses yeux; je ne fais que suivre leurs traces» 4. Fé­rid-ed­din exerça d’abord la pro­fes­sion de par­fu­meur, ainsi que l’indique son sur­nom d’Attar («qui fa­brique ou qui vend des par­fums»). Il avait une bou­tique très élé­gante, qui at­ti­rait les re­gards du pu­blic et qui flat­tait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était as­sis sur le de­vant de sa bou­tique avec l’apparence d’un im­por­tant, un fou, ou pour mieux dire, un re­li­gieux très avancé dans la  5, vint à sa porte, jeta un sur les mar­chan­dises qui étaient éta­lées, puis poussa un pro­fond sou­pir. At­tar, étonné, le pria de pas­ser son che­min. «Tu as », lui ré­pon­dit l’inconnu, «le voyage de l’éternité est fa­cile pour . Je ne suis pas em­bar­rassé dans ma marche, car je n’ai au que mon froc. Il n’en est mal­heu­reu­se­ment pas ainsi de toi, qui pos­sèdes tant de pré­cieuses mar­chan­dises. Songe donc à te pré­pa­rer à ce voyage.»

  1. En «الهی‌نامه». Par­fois trans­crit «Ilahi-name», «Ilahi nâma», «Ilāhī-nā­mah», «Elāhī-nāma» ou «Elahi-na­meh». Icône Haut
  2. En per­san فریدالدین عطار. Par­fois trans­crit Farîdoddîn’Attâr, Fé­ryd-ed­dyn At­thar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Fe­ri­dud­din At­tar, Fa­ri­dud­dine At­tar, Fa­ri­dad­din At­tar ou Fa­rîd-ud-Dîn ‘At­târ. Icône Haut
  3. En per­san

    «هفت شهر عشق راعطار گشت
    ماهنوز اندر خم یک کوچهایم
    ».

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  1. En per­san

    «عطار روح بود و سنایی دو چشم او
    ما از پی سنایی و عطار آمدیم
    ».

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  2. Les fous sont re­gar­dés comme des dans la Perse et dans l’Inde, et ran­gés parmi les . Icône Haut

Attar, « Le Livre des secrets, “Asrâr-nâma” »

éd. Les Deux Océans, Paris

éd. Les Deux Océans, Pa­ris

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle du «Livre des se­crets» («As­rar na­mèh» 1) de  2 (XIIe-XIIIe siècle apr. J.-C.). Je consi­dère At­tar comme le meilleur poète de la . Certes, le nombre des Per­sans qui se sont dis­tin­gués dans le genre est si consi­dé­rable, et plu­sieurs d’entre eux ont ac­quis tant de gloire, que cette opi­nion peut pa­raître ha­sar­dée. Sous le rap­port du choix des pen­sées et de la grâce de l’expression, Djé­lâl-ed-dîn Roûmî ne lui est en rien in­fé­rieur; mais de toutes les idées de ce cé­lèbre dis­ciple, je dé­fie­rais d’en trou­ver une qui n’appartienne pas à At­tar. Et Roûmî lui-même confesse cette lourde dette quand il dit : «At­tar a par­couru les sept ci­tés de l’, tan­dis que j’en suis tou­jours au tour­nant d’une ruelle» 3; et en­core : «At­tar fut l’ du mys­ti­cisme, et Sa­naï fut ses yeux; je ne fais que suivre leurs traces» 4. Fé­rid-ed­din exerça d’abord la pro­fes­sion de par­fu­meur, ainsi que l’indique son sur­nom d’Attar («qui fa­brique ou qui vend des par­fums»). Il avait une bou­tique très élé­gante, qui at­ti­rait les re­gards du pu­blic et qui flat­tait aussi bien les yeux que l’odorat. Un jour qu’il était as­sis sur le de­vant de sa bou­tique avec l’apparence d’un im­por­tant, un fou, ou pour mieux dire, un re­li­gieux très avancé dans la spi­ri­tuelle 5, vint à sa porte, jeta un sur les mar­chan­dises qui étaient éta­lées, puis poussa un pro­fond sou­pir. At­tar, étonné, le pria de pas­ser son che­min. «Tu as », lui ré­pon­dit l’inconnu, «le voyage de l’éternité est fa­cile pour . Je ne suis pas em­bar­rassé dans ma marche, car je n’ai au que mon froc. Il n’en est mal­heu­reu­se­ment pas ainsi de toi, qui pos­sèdes tant de pré­cieuses mar­chan­dises. Songe donc à te pré­pa­rer à ce voyage.»

  1. En «اسرار‌نامه». Par­fois trans­crit «As­rar-nâmé», «As­râr-nâma» ou «Asrār-nā­mah». Icône Haut
  2. En per­san فریدالدین عطار. Par­fois trans­crit Farîdoddîn’Attâr, Fé­ryd-ed­dyn At­thar, Farīd al-Dīn ‘Aṭṭār, Fe­ri­dud­din At­tar, Fa­ri­dud­dine At­tar, Fa­ri­dad­din At­tar ou Fa­rîd-ud-Dîn ‘At­târ. Icône Haut
  3. En per­san

    «هفت شهر عشق راعطار گشت
    ماهنوز اندر خم یک کوچهایم
    ».

    Icône Haut

  1. En per­san

    «عطار روح بود و سنایی دو چشم او
    ما از پی سنایی و عطار آمدیم
    ».

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  2. Les fous sont re­gar­dés comme des dans la Perse et dans l’Inde, et ran­gés parmi les . Icône Haut

Heredia, « Œuvres poétiques complètes. Tome I. Les Trophées »

éd. Les Belles Lettres, coll. Les Textes français, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. Les Textes , Pa­ris

Il s’agit des «Tro­phées» de  1, poète de l’école du Par­nasse (XIXe siècle). On nomme par­nas­siens le groupe d’ fran­çais qui se consti­tua au­tour de la re­vue «Le Par­nasse contem­po­rain», et qui se pro­posa comme but l’admiration de l’antique : «Que j’entende par­ler de l’ ou de l’Inde, aus­si­tôt mon es­prit s’agite pour fran­chir l’ qui m’emprisonne; que le nom de la soit pro­noncé, et voilà mon par­tie : je vogue sur la Io­nienne, je dé­barque au Pi­rée, et je re­vois l’un après l’autre ces sen­tiers si sou­vent par­cou­rus sur le char des en com­pa­gnie des hé­ros ou des » 2. L’impression que fit l’ sur ces écri­vains fut très pro­fonde. Mé­con­tents du in­dus­triel où les poètes de­ve­naient d’heure en heure plus in­utiles, et où l’art res­tait pré­sent par et comme un dé­cor in­si­gni­fiant, les par­nas­siens cou­rurent en troupe vers les temples rui­nés de l’Antiquité. Ils s’attachèrent à elle; ils se firent ses ser­vi­teurs; ils se mon­trèrent in­justes pour tout ce qui ne la tou­chait pas : «Al­lons res­pec­tueu­se­ment de­man­der des le­çons à la muse io­nienne! C’est… une si grande que d’avoir, à l’abri des… fié­vreuses de l’art mé­lan­co­lique et tour­menté de nos époques mo­dernes, un re­fuge dans le monde jeune et se­rein de la . Plai­gnons ceux dont la ne pé­nètre ja­mais dans cette ré­gion à la fois hé­roïque et pai­sible où se meuvent les poètes, les et les !» 3 He­re­dia et Le­conte de Lisle furent les der­niers re­pré­sen­tants de cette école; ils en furent aussi les plus fi­dèles, car ils en ap­pli­quèrent la doc­trine avec le plus de fer­meté et d’imperturbable confiance, sans dé­faillance. C’est que pour ces deux créoles — na­tifs l’un de , l’autre de — l’Antiquité se mêle et se confond avec l’île na­tale, im­men­sé­ment agran­die par leur ima­gi­na­tion, aug­men­tée de tout pays où la , belle et ro­buste, a dé­ployé des éner­gies pri­mi­tives, que ce soit au pied de l’Himalaya ou dans les val­lons de la Grèce, dans les champs si­ci­liens ou sous le . «Il n’est pas be­soin d’être un grand psy­cho­logue pour com­prendre que [l’] sou­vent af­fi­ché par [He­re­dia et Le­conte de Lisle] n’est en qu’une es­pèce d’exorcisme, d’incantation, pour échap­per [au ] du dé­part, de l’, de la rup­ture avec la na­tale», dit avec M. Ed­gard Pich

  1. À ne pas confondre avec José María He­re­dia y He­re­dia, cou­sin ger­main de He­re­dia et au­teur de l’ode au «Nia­gara». Icône Haut
  2. Vic­tor de La­prade, «Ques­tions d’art et de ». Icône Haut
  1. id. Icône Haut

Erfan, « Le Dernier Poète du monde : nouvelles »

éd. de l’Aube, coll. L’Aube poche, La Tour d’Aigues

éd. de l’Aube, coll. L’Aube poche, La Tour d’Aigues

Il s’agit du «Der­nier Poète du » de M. , écri­vain de fran­çaise. Né à Is­pa­han en 1946, il fait par­tie de ces hommes de , ces ci­néastes, ces que l’ de leur pays a me­nés à la pri­son et à l’. Quand son deuxième film a été pro­jeté, le mi­nistre de la ira­nien, pré­sent dans la salle, a dé­claré à la fin : «Le seul mur blanc sur le­quel on n’a pas en­core versé le des im­purs, c’est l’écran de ci­néma. Si on exé­cute ce traître, et que cet écran de­vient rouge, tous les ci­néastes com­pren­dront qu’on ne peut pas jouer avec les in­té­rêts du mu­sul­man» 1. Il a quitté alors l’ pour pour­suivre une d’écrivain à Pa­ris. Bien que cette car­rière soit loin d’être fi­nie, je m’autorise, dès à pré­sent, à ré­su­mer les prin­ci­pales et dif­fé­rentes qua­li­tés de M. Er­fan et comme les élé­ments consti­tu­tifs de son . 1º Le goût de l’intrigue trou­blante, ra­pide, sombre. «Mon ré­cit», dit M. Er­fan, «sera ra­pide comme l’ange de la lorsqu’il sur­git par la fe­nêtre ou par la fente sous la porte, s’empare de l’ du pire des ty­rans et dis­pa­raît aus­si­tôt par le même che­min, en em­por­tant l’âme d’un poète» 2. 2º La de la pa­trie, de la langue na­tale, de l’enfance. Chaque fois qu’il en­tre­prend d’écrire, M. Er­fan cherche le de sa pre­mière . Il goûte l’extase de la , le plai­sir de re­trou­ver les choses per­dues et ou­bliées dans la langue na­tale. Et comme cette mé­moire re­trou­vée ne ra­conte pas ce qui s’est passé réel­le­ment, mais ce qui au­rait pu se pas­ser, c’est elle le vé­ri­table écri­vain; et M. Er­fan est son pre­mier lec­teur : «Main­te­nant, je connais [la langue fran­çaise]. Mais je ne veux pas par­ler… Ma­dame dit : “Mon chéri, dis : jas­min”. Je ne veux pas. Je veux pro­non­cer le nom de la fleur qui était dans notre mai­son. Com­ment s’appelait-elle? Pour­quoi est-ce que je ne me sou­viens pas? Cette grande fleur qui pous­sait au coin de la cour. Qui mon­tait, qui tour­nait. Elle grim­pait par-des­sus la porte de notre mai­son, et elle re­tom­bait dans la rue… Com­ment s’appelait-elle? Elle sen­tait bon. Ma­dame dit en­core : “Dis, mon chéri”. , je pleure, je pleure…» 3 3º L’absence de , d’, de sen­ti­ment re­li­gieux. Si M. Er­fan n’a pas la de croire, c’est là son dé­faut, ou plu­tôt son mal­heur, mais un mal­heur te­nant à une cause fort grave, je veux dire les crimes que M. Er­fan a vu com­mettre au nom d’une dont les pré­ceptes ont été dé­na­tu­rés et dé­tour­nés de leur pro­pos et de leur vé­ri­table si­gni­fi­ca­tion : «Il ou­vrit sans hâte l’un des épais dos­siers [de la is­la­mique], en re­tira un feuillet, l’examina et, tout d’un coup, s’écria : “En­fer­mez cette femme dans un sac de jute et je­tez-lui des pierres jusqu’à ce qu’elle crève comme un chien… Que le père étrangle son fils de ses propres mains… Vio­lez la fillette de douze ans mal­gré son re­pen­tir et, entre ses jambes, ti­rez son foie”»

  1. Dans Ma­thieu Lin­don, «L’Enfer pa­ra­di­siaque d’Ali Er­fan». Icône Haut
  2. «Le Der­nier Poète du monde», p. 11. Icône Haut
  1. id. p. 82. Icône Haut

Saikaku, « Chroniques galantes de prospérité et de décadence »

éd. Ph. Picquier, coll. Le Pavillon des corps curieux, Arles

éd. Ph. Pic­quier, coll. Le Pa­villon des cu­rieux, Arles

Il s’agit du «Kô­shoku sei­suiki» 1Chro­niques ga­lantes de pros­pé­rité et de » 2) d’ 3, mar­chand qui, après la de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du , où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des . On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le était en­tré dans une pé­riode de et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les ra­sées des avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « flot­tant» («ukiyo» 4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de , les , les , les . Les de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son , mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’, tou­jours à l’écoute du «cœur des gens de ce monde» («yo no hito-go­koro» 5) comme il dit lui-même 6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. «Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur à s’en ac­com­mo­der, et leur à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats», dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais «好色盛衰記». Icône Haut
  2. Par­fois tra­duit «Chro­niques li­ber­tines de gran­deur et de dé­ca­dence». Icône Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Icône Haut
  1. En ja­po­nais «浮世». Au­tre­fois trans­crit «ou­kiyo». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «世の人心». Icône Haut
  3. Ihara Sai­kaku, «Sai­kaku ori­dome» («Le in­ter­rompu de Sai­kaku»), in­édit en . Icône Haut

Saikaku, « L’Homme qui ne vécut que pour aimer »

éd. Ph. Picquier, Arles

éd. Ph. Pic­quier, Arles

Il s’agit du «Kô­shoku ichi­dai otoko» 1L’ qui ne vé­cut que pour ai­mer» 2) d’ 3, mar­chand qui, après la de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du , où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des . On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le était en­tré dans une pé­riode de et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les ra­sées des avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « flot­tant» («ukiyo» 4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de , les , les , les . Les de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son , mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’, tou­jours à l’écoute du «cœur des gens de ce monde» («yo no hito-go­koro» 5) comme il dit lui-même 6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. «Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur à s’en ac­com­mo­der, et leur à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats», dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais «好色一代男». Icône Haut
  2. Par­fois tra­duit «La d’un li­ber­tin». Icône Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Icône Haut
  1. En ja­po­nais «浮世». Au­tre­fois trans­crit «ou­kiyo». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «世の人心». Icône Haut
  3. Ihara Sai­kaku, «Sai­kaku ori­dome» («Le in­ter­rompu de Sai­kaku»), in­édit en . Icône Haut

Saikaku, « Enquêtes à l’ombre des cerisiers de notre pays • Vieux Papiers, Vieilles Lettres »

éd. Publications orientalistes de France, coll. Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, Paris

éd. Pu­bli­ca­tions de , coll. Les Œuvres ca­pi­tales de la , Pa­ris

Il s’agit du «Hon­chô ôin hiji» 1En­quêtes à l’ombre des ce­ri­siers de notre pays») et «Yo­rozu no fu­mi­hôgu» 2Vieux pa­piers, vieilles lettres» 3) d’ 4, mar­chand qui, après la de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du , où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des . On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le était en­tré dans une pé­riode de et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les ra­sées des avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « flot­tant» («ukiyo» 5), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de , les , les , les . Les de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son , mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’, tou­jours à l’écoute du «cœur des gens de ce monde» («yo no hito-go­koro» 6) comme il dit lui-même 7. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. «Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur à s’en ac­com­mo­der, et leur à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats», dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais «本朝桜陰比事». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «万の文反古». Icône Haut
  3. Par­fois tra­duit «Dix Mille Lettres au re­but» ou «Lettres je­tées». Icône Haut
  4. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Icône Haut
  1. En ja­po­nais «浮世». Au­tre­fois trans­crit «ou­kiyo». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «世の人心». Icône Haut
  3. Ihara Sai­kaku, «Sai­kaku ori­dome» («Le in­ter­rompu de Sai­kaku»), in­édit en . Icône Haut

Saikaku, « Du devoir des guerriers : récits »

éd. Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Connais­sance de l’, Pa­ris

Il s’agit du «Buke giri mo­no­ga­tari» 1Ré­cits de fi­dèles à leur de­voir» 2) d’ 3, mar­chand qui, après la de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du , où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des . On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le était en­tré dans une pé­riode de et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les ra­sées des avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce « flot­tant» («ukiyo» 4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de , les , les guer­riers, les . Les de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son , mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’, tou­jours à l’écoute du «cœur des gens de ce monde» («yo no hito-go­koro» 5) comme il dit lui-même 6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. «Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur à s’en ac­com­mo­der, et leur à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats», dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais «武家義理物語». Icône Haut
  2. Par­fois tra­duit «Ré­cits au su­jet du “giri” des fa­milles mi­li­taires». Icône Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Icône Haut
  1. En ja­po­nais «浮世». Au­tre­fois trans­crit «ou­kiyo». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «世の人心». Icône Haut
  3. Ihara Sai­kaku, «Sai­kaku ori­dome» («Le in­ter­rompu de Sai­kaku»), in­édit en . Icône Haut