Saikaku, «Cinq Amoureuses»

éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’Orient, Pa­ris

Il s’agit du «Kô­shoku go­nin onna» 1Cinq Amou­reuses» 2) d’Ihara Sai­kaku 3, mar­chand ja­po­nais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du ro­man, où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des écri­vains. On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son style à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le Ja­pon était en­tré dans une pé­riode de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les for­ti­fi­ca­tions ra­sées des villes avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce «monde flot­tant» («ukiyo» 4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les ac­teurs, les guer­riers, les cour­ti­sanes. Les por­traits de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son temps, mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’humour, tou­jours à l’écoute du «cœur des gens de ce monde» («yo no hito-go­koro» 5) comme il dit lui-même 6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. «Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur sa­gesse à s’en ac­com­mo­der, et leur iro­nie à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats», dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais «好色五人女». Haut
  2. Par­fois tra­duit «Cinq Li­ber­tines». Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Haut
  1. En ja­po­nais «浮世». Au­tre­fois trans­crit «ou­kiyo». Haut
  2. En ja­po­nais «世の人心». Haut
  3. Ihara Sai­kaku, «Sai­kaku ori­dome» («Le Tis­sage in­ter­rompu de Sai­kaku»), in­édit en fran­çais. Haut

«Le Dit des Heiké : le cycle épique des Taïra et des Minamoto»

éd. Publications orientalistes de France, coll. Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, Paris

éd. Pu­bli­ca­tions orien­ta­listes de France, coll. Les Œuvres ca­pi­tales de la lit­té­ra­ture ja­po­naise, Pa­ris

Il s’agit du «Dit des Heiké» («Heike mo­no­ga­tari» 1). Au XIIe siècle apr. J.-C., le Ja­pon fut le théâtre de luttes in­tes­tines et de guerres achar­nées qui culmi­nèrent avec la ba­taille d’Ichi-no-Tani 2, dans la­quelle les Taira, pro­tec­teurs du jeune Em­pe­reur et maîtres de Kyôto et du Ja­pon de l’Ouest, furent vain­cus par les Mi­na­moto, te­nants du Ja­pon orien­tal. L’incidence de ce branle-bas fut sen­sible dans le do­maine lit­té­raire. Alors que l’époque pré­cé­dente, re­la­ti­ve­ment pai­sible, avait vu se dé­ve­lop­per le genre des dits cour­tois, ce furent les dits guer­riers ou «gunki mo­no­ga­tari» 3 qui vinrent à éclo­sion dans ces an­nées trou­blées. Ré­di­gés d’après des tra­di­tions orales, ces dits guer­riers furent ré­ci­tés sur les mar­chés et les places pu­bliques, aux abords des ponts, aux croi­se­ments des che­mins par des «biwa-hô­shi» 4 — des aveugles qui por­taient l’habit des moines («hô­shi») et qui jouaient d’un luth à quatre cordes («biwa» 5). Ces aveugles por­taient la robe mo­na­cale, parce qu’ils étaient sans doute sous la pro­tec­tion des temples et des grandes bon­ze­ries. Du reste, la chro­nique qu’ils ré­ci­taient avait pour but non pas tant de conser­ver le sou­ve­nir des hé­ros, comme l’épopée eu­ro­péenne, mais d’exprimer la va­nité des splen­deurs ter­restres et le néant de la gloire; et au lieu de chan­ter «les armes et l’homme», elle rap­pe­lait dès la pre­mière ligne «l’impermanence de toutes choses». «[Cette chro­nique a] pu jouer une fonc­tion ri­tuelle, celle d’apaiser les âmes [de ceux] ayant péri dans les com­bats. Mais il s’agit aussi de cher­cher un sens aux évé­ne­ments chao­tiques qui ont mis fin à l’ordre an­cien», disent des orien­ta­listes

  1. En ja­po­nais «平家物語». Haut
  2. En ja­po­nais 一ノ谷の戦い. Haut
  3. En ja­po­nais 軍記物語. Haut
  1. En ja­po­nais 琵琶法師. Haut
  2. «Né dans le royaume de Perse et ses ré­gions li­mi­trophes, le “biwa” s’est dif­fusé en Asie orien­tale le long de la Route de la soie. Per­fec­tionné en Chine, il est par­venu dans l’archipel ja­po­nais vers le VIIIe siècle apr. J.-C.», dit M. Hyôdô Hi­romi (dans «De l’épopée au Ja­pon», p. 55-56). Haut

Nelligan, «Poésies complètes»

éd. TYPO, coll. Poésie, Montréal

éd. TYPO, coll. Poé­sie, Mont­réal

Il s’agit des «Poé­sies» d’Émile Nel­li­gan, le plus grand poète qué­bé­cois, le seul qui soit ho­noré de no­tices dans les dic­tion­naires étran­gers (XIXe siècle). Les bio­graphes s’accordent à le dé­crire comme un mince ado­les­cent, à la fi­gure pâle, qui al­lait le re­gard perdu dans les nuages, les doigts souillés d’encre, la re­din­gote en désordre, et parmi tout cela, l’air fier. Il pré­ten­dait que ses vers s’envoleraient un jour vers la France, d’où ils re­vien­draient sous la forme d’un beau livre, avec les bra­vos de tout Mont­réal. «C’est un drôle de gar­çon», di­saient les uns; «un peu po­seur», trou­vaient les autres 1. Mais sa fierté n’était qu’une fa­çade; elle ca­chait une sen­si­bi­lité exas­pé­rée, tan­tôt dé­bor­dante d’enthousiasme, tan­tôt as­som­brie d’une ner­veuse mé­lan­co­lie :

«C’est le règne du rire amer et de la rage
De se sa­voir poète et l’objet du mé­pris,
De se sa­voir un cœur et de n’être com­pris
Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage!…

Les cloches ont chanté; le vent du soir odore.
Et pen­dant que le vin ruis­selle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire so­nore,
Oh! si gai, que j’ai peur d’éclater en san­glots!
»

  1. Dans Charles ab der Hal­den, «Nou­velles Études de lit­té­ra­ture ca­na­dienne-fran­çaise», p. 342. Haut

Héraclite, «Fragments»

éd. Presses universitaires de France, coll. Épiméthée, Paris

éd. Presses uni­ver­si­taires de France, coll. Épi­mé­thée, Pa­ris

Il s’agit de frag­ments d’un rou­leau que le phi­lo­sophe grec Hé­ra­clite d’Éphèse 1 dé­posa, au Ve siècle av. J.-C., dans le temple d’Artémis. On dis­pute sur la ques­tion de sa­voir si ce rou­leau était un traité suivi, ou s’il consis­tait en pen­sées iso­lées, comme celles que le ha­sard des ci­ta­tions nous a conser­vées. Hé­ra­clite s’y ex­pri­mait, en tout cas, dans un style condensé, propre à éton­ner; il pre­nait à la fois le ton d’un pro­phète et le lan­gage d’un phi­lo­sophe; il ten­tait avec une rare au­dace de conci­lier l’unité («tout est un» 2) et le chan­ge­ment («tout s’écoule» 3). De là, cette épi­thète d’«obs­cur» si sou­vent ac­co­lée à son nom, mais qui ne me pa­raît pas moins exa­gé­rée, car : «Certes, la lec­ture d’Héraclite est d’un abord rude et dif­fi­cile. La nuit est sombre, les té­nèbres sont épaisses; mais si un ini­tié te guide, tu ver­ras clair dans ce livre plus qu’en plein so­leil» 4. À cette ap­pa­rente obs­cu­rité s’ajoutait chez Hé­ra­clite un fond de hau­teur et de fierté qui lui fai­sait mé­pri­ser presque tous les hommes. Il dé­dai­gnait même la so­ciété des sa­vants, et ce dé­dain était porté si loin, qu’il leur criait des in­jures. Pour au­tant, il n’était pas un homme in­sen­sible, et quand il s’affligeait des mal­heurs qui forment l’existence hu­maine, les larmes lui mon­taient aux yeux. La tra­di­tion rap­porte qu’Héraclite mou­rut dans le temple d’Artémis où «il s’était re­tiré et jouait aux os­se­lets avec des en­fants» 5. Se­lon Frie­drich Nietzsche, s’il est vrai que l’on a vu ce sage par­ti­ci­per aux jeux bruyants des en­fants, c’est qu’il pen­sait, en les ob­ser­vant, à ce que per­sonne n’a pensé à cette oc­ca­sion : il pen­sait au jeu du grand En­fant uni­ver­sel, c’est-à-dire Dieu : «Hé­ra­clite», dit Nietzsche 6, «n’a pas eu be­soin des hommes, même pas pour ac­croître ses connais­sances. Tout ce qu’on pou­vait éven­tuel­le­ment ap­prendre en ques­tion­nant les hommes et tout ce que les autres sages s’étaient ef­for­cés d’obtenir… lui im­por­tait peu. Il par­lait sans en faire grand cas de ces hommes qui in­ter­rogent, qui col­lec­tionnent, bref, de ces “his­to­riens”. “Je me suis cher­ché” 7, di­sait-il de lui-même en em­ployant le mot qui dé­fi­nit l’interprétation d’un oracle; comme s’il était le seul, lui et per­sonne d’autre, à vé­ri­ta­ble­ment réa­li­ser et ac­com­plir le pré­cepte del­phique “Connais-toi toi-même”.»

  1. En grec Ἡράκλειτος ὁ Ἐφέσιος. Haut
  2. En grec «ἓν πάντα εἶναι». p. 23. Haut
  3. En grec «πάντα ῥεῖ». p. 467. Haut
  4. En grec «Μὴ ταχὺς Ἡρακλείτου ἐπ’ ὀμφαλὸν εἴλεε βίϐλον τοὐφεσίου· μάλα τοι δύσϐατος ἀτραπιτός. Ὄρφνη καὶ σκότος ἐστὶν ἀλάμπετον· ἢν δέ σε μύστης εἰσαγάγῃ, φανεροῦ λαμπρότερ’ ἠελίου». Ano­nyme dans «An­tho­lo­gie grecque, d’après le ma­nus­crit pa­la­tin». Haut
  1. Dio­gène Laërce, «Vies et Doc­trines des phi­lo­sophes illustres». Haut
  2. «La Phi­lo­so­phie à l’époque tra­gique des Grecs», p. 364. Haut
  3. En grec «ἐδιζησάμην ἐμεωυτόν». p. 229. Haut

Ovide, «Les Élégies d’Ovide, pendant son exil. Tome I»

XVIIIᵉ siècle

XVIIIe siècle

Il s’agit des «Tristes» 1 d’Ovide 2. En l’an 8 apr. J.-C., alors que sa car­rière pa­rais­sait plus as­su­rée et plus confor­table que ja­mais, Ovide fut exilé à Tomes 3, sur la mer Noire, à l’extrême li­mite de l’Empire. Quelle fut la cause de son exil, et quelle rai­son eut l’Empereur Au­guste de pri­ver Rome et sa Cour d’un si grand poète, pour le confi­ner dans les terres bar­bares? C’est ce que l’on ignore, et ce qu’apparemment on igno­rera tou­jours. «Sa faute ca­pi­tale fut d’avoir été té­moin de quelque ac­tion se­crète qui in­té­res­sait la ré­pu­ta­tion de l’Empereur, ou plu­tôt de quelque per­sonne qui lui était bien chère : c’est… sur quoi nos sa­vants… qui veulent à quelque prix que ce soit de­vi­ner une énigme de dix-sept siècles, se trouvent fort par­ta­gés», ex­plique le père Jean-Ma­rin de Ker­vil­lars 4. Mais lais­sons de côté les hy­po­thèses in­nom­brables et in­utiles. Il suf­fit de sa­voir que, dans ses mal­heurs, Ovide ne trouva pas d’autre res­source que sa poé­sie, et qu’il l’employa tout en­tière à flé­chir la co­lère de l’Empereur : «On ne peut man­quer d’avoir de l’indulgence pour mes écrits», écrit notre poète 5, «quand on saura que c’est pré­ci­sé­ment dans le temps de mon exil et au mi­lieu de la bar­ba­rie qu’ils ont été faits. L’on s’étonnera même que, parmi tant d’adversités, j’aie pu tra­cer un seul vers de ma main… Je n’ai point ici de livres qui puissent ra­ni­mer ma verve et me nour­rir au tra­vail : au lieu de livres, je ne vois que des arcs tou­jours ban­dés; et je n’entends que le bruit des armes qui re­ten­tit de toutes parts… Ô prince le plus doux et le plus hu­main qui soit au monde…! Sans le mal­heur qui m’est ar­rivé sur la fin de mes jours, l’honneur de votre es­time m’aurait mis à cou­vert de tous les mau­vais bruits. Oui, c’est la fin de ma vie qui m’a perdu; une seule bour­rasque a sub­mergé ma barque échap­pée tant de fois du nau­frage. Et ce n’est pas seule­ment quelques gouttes d’eau qui ont re­jailli sur moi; tous les flots de la mer et l’océan tout en­tier sont ve­nus fondre sur une seule tête et m’ont en­glouti». Il est éton­nant que les cri­tiques n’aient pas fait de ces pages poi­gnantes le cas qu’elles mé­ritent. Aux prières adres­sées à un pou­voir im­pla­cable, Ovide mêle la la­men­ta­tion d’un homme perdu loin des siens, loin d’une ci­vi­li­sa­tion dont il était na­guère le plus brillant re­pré­sen­tant. Iti­né­raire du sou­ve­nir, de la nos­tal­gie, des heures vides, son che­mi­ne­ment tou­chera tous ceux que l’effet de la for­tune ou les vi­cis­si­tudes de la guerre au­ront ar­ra­chés à leur pa­trie.

  1. En la­tin «Tris­tia» ou «Tris­tium li­bri». Haut
  2. En la­tin Pu­blius Ovi­dius Naso. Haut
  3. Aujourd’hui Constanța, en Rou­ma­nie. Haut
  1. «Tome I», p. X. Haut
  2. id. p. 273-275 & 107 & 115. Haut

Kenkô, «Les Heures oisives, “Tsurezure-gusa”»

éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’Orient, Pa­ris

Il s’agit du chef-d’œuvre de la lit­té­ra­ture d’ermitage du Ja­pon : le «Ca­hier des heures oi­sives» («Tsu­re­zure-gusa» 1) du moine Yo­shida Kenkô ou Urabe Kenkô 2. Ce «Ca­hier» d’une forme très libre (Kenkô pré­tend qu’il s’agit de «ba­ga­telles» écrites «au gré de ses heures oi­sives» 3, d’où le titre) consti­tue un en­semble d’anecdotes cu­rieuses et édi­fiantes, em­prun­tées tant aux clas­siques chi­nois et ja­po­nais, qu’au vécu de l’auteur; d’impressions no­tées au ca­price de la plume; de ré­flexions de tout ordre sur l’instabilité de la vie, sur l’homme et la femme, sur la re­li­gion et la foi, sur l’amitié et l’amour; de règles sur le cé­ré­mo­nial et l’étiquette (XIIIe-XIVe siècle). Kenkô ne se rasa la tête qu’à qua­rante-deux ans, peu après la mort de l’Empereur Go Uda 4, au­quel il était at­ta­ché. Cela peut ex­pli­quer cer­taines anec­dotes amou­reuses de son œuvre, qu’il se­rait dif­fi­cile de conce­voir comme étant les pa­roles d’un re­li­gieux. S’il avait été moine dès son en­fance, il n’aurait pu écrire d’une ma­nière si vi­vante sur toutes les contin­gences de la vie hu­maine. Le mé­rite et le charme de Kenkô tiennent à sa pro­fonde culture, à son style simple et na­tu­rel, à son goût sûr et dé­li­cat, toutes qua­li­tés qui le rap­prochent de Mon­taigne. Je le tiens pour le plus grand mo­ra­liste, l’esprit le plus har­mo­nieux et le plus com­plet du Ja­pon. «Ses es­sais», dit un orien­ta­liste 5, «res­semblent à la conver­sa­tion po­lie d’un homme du monde et ont cet air de sim­pli­cité et cette ai­sance d’expression qui sont en réa­lité le fait d’un art consommé. On ne peut, pour com­men­cer l’étude de l’ancienne lit­té­ra­ture ja­po­naise, faire de meilleur choix que ce­lui du “Ca­hier des heures oi­sives”». À exa­mi­ner ce «Ca­hier» riche de confi­dences sin­cères, il sem­ble­rait y avoir chez Kenkô deux per­son­na­li­tés : l’homme du monde, adroit et poli, qui même dans la vertu conserva un cer­tain cy­nisme; et le bonze qui ne re­nonça au monde que pour échap­per à l’attention de ses contem­po­rains. Ces deux élé­ments de son ca­rac­tère se com­binent pour for­mer un type de vieux gar­çon ave­nant, et qui le de­vient plus en­core lorsqu’on mé­dite à loi­sir toutes les choses sen­sibles qu’il a dites, ou toutes celles qu’il a sen­ties sans les dire ou­ver­te­ment. «Le “Ca­hier des heures oi­sives” est un de ces écrits ori­gi­naux, si rares dans toutes les lit­té­ra­tures, qui mé­ritent une étude plus at­ten­tive que maints gros ou­vrages pré­ten­tieux», dit Mi­chel Re­von.

  1. En ja­po­nais «徒然草». Au­tre­fois trans­crit «Tsouré-zouré-gouça», «Tsouré-dzouré-gousa» ou «Tsu­red­zure Gusa». Haut
  2. En ja­po­nais 吉田兼好 ou 卜部兼好. En réa­lité, Kenkô est la lec­ture à la chi­noise des ca­rac­tères 兼好 qui se lisent Ka­neyo­shi à la ja­po­naise. Haut
  3. p. 45. Haut
  1. En ja­po­nais 後宇多. Au­tre­fois trans­crit Go-ouda. Haut
  2. William George As­ton. Haut

«Le Dit de Hôgen • Le Dit de Heiji : le cycle épique des Taïra et des Minamoto»

éd. Publications orientalistes de France, coll. Les Œuvres capitales de la littérature japonaise, Paris

éd. Pu­bli­ca­tions orien­ta­listes de France, coll. Les Œuvres ca­pi­tales de la lit­té­ra­ture ja­po­naise, Pa­ris

Il s’agit du «Dit de Hô­gen» («Hô­gen mo­no­ga­tari» 1) et du «Dit de Heiji» («Heiji mo­no­ga­tari» 2). Au XIIe siècle apr. J.-C., le Ja­pon fut le théâtre de luttes in­tes­tines et de guerres achar­nées qui culmi­nèrent avec la ba­taille d’Ichi-no-Tani 3, dans la­quelle les Taira, pro­tec­teurs du jeune Em­pe­reur et maîtres de Kyôto et du Ja­pon de l’Ouest, furent vain­cus par les Mi­na­moto, te­nants du Ja­pon orien­tal. L’incidence de ce branle-bas fut sen­sible dans le do­maine lit­té­raire. Alors que l’époque pré­cé­dente, re­la­ti­ve­ment pai­sible, avait vu se dé­ve­lop­per le genre des dits cour­tois, ce furent les dits guer­riers ou «gunki mo­no­ga­tari» 4 qui vinrent à éclo­sion dans ces an­nées trou­blées. Ré­di­gés d’après des tra­di­tions orales, ces dits guer­riers furent ré­ci­tés sur les mar­chés et les places pu­bliques, aux abords des ponts, aux croi­se­ments des che­mins par des «biwa-hô­shi» 5 — des aveugles qui por­taient l’habit des moines («hô­shi») et qui jouaient d’un luth à quatre cordes («biwa» 6). Ces aveugles por­taient la robe mo­na­cale, parce qu’ils étaient sans doute sous la pro­tec­tion des temples et des grandes bon­ze­ries. Du reste, la chro­nique qu’ils ré­ci­taient avait pour but non pas tant de conser­ver le sou­ve­nir des hé­ros, comme l’épopée eu­ro­péenne, mais d’exprimer la va­nité des splen­deurs ter­restres et le néant de la gloire; et au lieu de chan­ter «les armes et l’homme», elle rap­pe­lait dès la pre­mière ligne «l’impermanence de toutes choses». «[Cette chro­nique a] pu jouer une fonc­tion ri­tuelle, celle d’apaiser les âmes [de ceux] ayant péri dans les com­bats. Mais il s’agit aussi de cher­cher un sens aux évé­ne­ments chao­tiques qui ont mis fin à l’ordre an­cien», disent des orien­ta­listes

  1. En ja­po­nais «保元物語». Au­tre­fois trans­crit «Hô­ghenn mo­no­ga­tari». Haut
  2. En ja­po­nais «平治物語». Au­tre­fois trans­crit «Heïdji mo­no­ga­tari». Haut
  3. En ja­po­nais 一ノ谷の戦い. Haut
  1. En ja­po­nais 軍記物語. Haut
  2. En ja­po­nais 琵琶法師. Haut
  3. «Né dans le royaume de Perse et ses ré­gions li­mi­trophes, le “biwa” s’est dif­fusé en Asie orien­tale le long de la Route de la soie. Per­fec­tionné en Chine, il est par­venu dans l’archipel ja­po­nais vers le VIIIe siècle apr. J.-C.», dit M. Hyôdô Hi­romi (dans «De l’épopée au Ja­pon», p. 55-56). Haut

Nguyễn Du, «Kim-Vân-Kiêu»

éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’Orient, Pa­ris

Il s’agit du «Kim-Vân-Kiều» 1 (XIXe siècle), poème de plus de trois mille vers qui montrent l’âme viet­na­mienne dans toute sa sen­si­bi­lité, sa pu­reté et son ab­né­ga­tion, et qui comptent parmi les plus re­mar­quables du monde. «Il faut sus­pendre son souffle, il faut mar­cher avec pré­cau­tion pour être en me­sure de sai­sir [leur] beauté, tel­le­ment ils sont gra­cieux, jo­lis, gran­dioses, splen­dides», dit un écri­vain mo­derne 2. Leur au­teur, Nguyễn Du 3, laissa la ré­pu­ta­tion d’un homme mé­lan­co­lique et ta­ci­turne. Man­da­rin mal­gré lui, il rem­plis­sait les de­voirs de sa charge aussi bien ou même mieux que les autres, mais il resta, au fond, étran­ger aux am­bi­tions. Son grand dé­sir fut de se re­ti­rer dans la so­li­tude de son vil­lage; son grand bon­heur fut de ca­cher ses ta­lents : «Que ceux qui ont du ta­lent ne se glo­ri­fient donc pas de leur ta­lent!», dit-il 4. «Le mot “tài” [ta­lent] rime avec le mot “tai” [mal­heur].» Au cours de la ma­la­die qui lui fut fa­tale, Nguyễn Du re­fusa tout mé­di­ca­ment, et lorsqu’il ap­prit que ses pieds étaient déjà gla­cés, il dé­clara dans un sou­pir : «C’est bien ainsi!» Ce furent ses der­nières pa­roles. Le mé­rite in­com­pa­rable du «Kim-Vân-Kiều» n’a pas échappé à l’attention de Phạm Quỳnh, ce­lui des cri­tiques viet­na­miens du siècle der­nier qui a mon­tré le plus d’érudition et de jus­tesse dans ses opi­nions lit­té­raires, dont une, en par­ti­cu­lier, est de­ve­nue cé­lèbre : «Qu’avons-nous à craindre, qu’avons-nous à être in­quiets : le “Kiều” res­tant, notre langue reste; notre langue res­tant, notre pays reste»

  1. Par­fois trans­crit «Kim-Van-Kiéou» ou «Kim Ven Kièou». Outre cette ap­pel­la­tion com­mu­né­ment em­ployée, le «Kim-Vân-Kiều» porte en­core di­vers titres, se­lon les édi­tions, tels que : «Truyện Kiều» («His­toire de Kiều») ou «Đoạn Trường Tân Thanh» («Le Cœur brisé, nou­velle ver­sion»). Haut
  2. M. Hoài Thanh. Haut
  1. Au­tre­fois trans­crit Nguyên Zou. À ne pas confondre avec Nguyễn Dữ, l’auteur du «Vaste Re­cueil de lé­gendes mer­veilleuses», qui vé­cut deux siècles plus tôt. Haut
  2. p. 173. Haut

Akinari, «Contes de pluie et de lune, “Ugetsu-monogatari”»

éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’Orient, Pa­ris

Il s’agit de contes fan­tas­tiques d’Akinari Ueda 1, la fi­gure la plus at­ta­chante de la lit­té­ra­ture ja­po­naise du XVIIIe siècle. Fils d’une cour­ti­sane et d’un père in­connu, le jeune Aki­nari mena quelque temps une vie dis­so­lue, avant de ren­con­trer le phi­lo­logue Katô Umaki 2, de sé­jour à Ôsaka. Il se mit aus­si­tôt à l’école de ce­lui qui de­vint pour lui le maître et l’ami. Ce fut une ré­vé­la­tion : «Le maître pas­sait ses heures de loi­sir près de ma de­meure. Au ha­sard des ques­tions que je lui po­sais sur des mots an­ciens, nous en vînmes à par­ler du “Dit du genji”. Je lui po­sai çà et là quelques ques­tions, puis je co­piai en re­gard du texte ma tra­duc­tion en termes vul­gaires; comme je lui ex­po­sais en outre ma propre fa­çon de com­prendre, il sou­rit avec un signe d’approbation… Je lui de­man­dai sept ans des ren­sei­gne­ments par lettres» 3. Le ré­sul­tat de cette liai­son fut d’élever peu à peu les ho­ri­zons d’Akinari; de le dé­tour­ner des suc­cès fa­ciles qu’il avait ob­te­nus jusque-là pour le conduire à cet art vé­ri­table qu’il conquerra, la plume à la main, dans son «Ugetsu-mo­no­ga­tari» 4Dit de pluie et de lune»). Par «ugetsu», c’est-à-dire «pluie et lune», Aki­nari fait al­lu­sion au calme après la pluie, quand la lune se couvre de brumes — temps idéal pour les spectres et les dé­mons qui peuplent ses contes. Par «mo­no­ga­tari», c’est-à-dire «dit», Aki­nari in­dique qu’il re­noue par son grand style, par sa ma­nière noble et agréable de s’exprimer, avec les lettres an­ciennes de la Chine et du Ja­pon. «L’originalité, dans l’“Ugetsu-monogatari”, ré­side, en ef­fet, dans le style d’Akinari, même quand il tra­duit, même lorsqu’il com­pose — comme c’est le cas pour la “Mai­son dans les ro­seaux” — des pa­ra­graphes en­tiers avec des frag­ments gla­nés dans les clas­siques les mieux connus de tous. Dans le se­cond cas, le plai­sir du lec­teur ja­po­nais est par­fait : il y re­trouve à pro­fu­sion les al­lu­sions lit­té­raires dont il est friand, mais il les re­trouve dans un agen­ce­ment nou­veau qui leur rend une in­ten­sité in­at­ten­due, de telle sorte que, sous le pin­ceau d’Akinari, les pon­cifs les plus écu­lés se chargent d’une si­gni­fi­ca­tion nou­velle», dit M. René Sief­fert

  1. En ja­po­nais 上田秋成. Haut
  2. En ja­po­nais 加藤美樹. Haut
  1. Dans Pierre Hum­bert­claude, «Es­sai sur la vie et l’œuvre de Ueda Aki­nari». Haut
  2. En ja­po­nais «雨月物語». Haut

Erfan, «Ma femme est une sainte : nouvelles»

éd. de l’Aube, coll. Regards croisés, La Tour d’Aigues

éd. de l’Aube, coll. Re­gards croi­sés, La Tour d’Aigues

Il s’agit de «Ma femme est une sainte» de M. Ali Er­fan, écri­vain ira­nien de langue fran­çaise. Né à Is­pa­han en 1946, il fait par­tie de ces hommes de théâtre, ces ci­néastes, ces ar­tistes que l’évolution po­li­tique de leur pays a me­nés à la pri­son et à l’exil. Quand son deuxième film a été pro­jeté, le mi­nistre de la Culture ira­nien, pré­sent dans la salle, a dé­claré à la fin : «Le seul mur blanc sur le­quel on n’a pas en­core versé le sang des im­purs, c’est l’écran de ci­néma. Si on exé­cute ce traître, et que cet écran de­vient rouge, tous les ci­néastes com­pren­dront qu’on ne peut pas jouer avec les in­té­rêts du peuple mu­sul­man» 1. Il a quitté alors l’Iran pour pour­suivre une car­rière d’écrivain à Pa­ris. Bien que cette car­rière soit loin d’être fi­nie, je m’autorise, dès à pré­sent, à ré­su­mer les prin­ci­pales et dif­fé­rentes qua­li­tés de M. Er­fan et comme les élé­ments consti­tu­tifs de son gé­nie. 1º Le goût de l’intrigue trou­blante, ra­pide, sombre. «Mon ré­cit», dit M. Er­fan, «sera ra­pide comme l’ange de la mort lorsqu’il sur­git par la fe­nêtre ou par la fente sous la porte, s’empare de l’âme du pire des ty­rans et dis­pa­raît aus­si­tôt par le même che­min, en em­por­tant l’âme d’un poète» 2. 2º La nos­tal­gie de la pa­trie, de la langue na­tale, de l’enfance. Chaque fois qu’il en­tre­prend d’écrire, M. Er­fan cherche le temps de sa pre­mière jeu­nesse. Il goûte l’extase de la mé­moire, le plai­sir de re­trou­ver les choses per­dues et ou­bliées dans la langue na­tale. Et comme cette mé­moire re­trou­vée ne ra­conte pas ce qui s’est passé réel­le­ment, mais ce qui au­rait pu se pas­ser, c’est elle le vé­ri­table écri­vain; et M. Er­fan est son pre­mier lec­teur : «Main­te­nant, je connais [la langue fran­çaise]. Mais je ne veux pas par­ler… Ma­dame dit : “Mon chéri, dis : jas­min”. Je ne veux pas. Je veux pro­non­cer le nom de la fleur qui était dans notre mai­son. Com­ment s’appelait-elle? Pour­quoi est-ce que je ne me sou­viens pas? Cette grande fleur qui pous­sait au coin de la cour. Qui mon­tait, qui tour­nait. Elle grim­pait par-des­sus la porte de notre mai­son, et elle re­tom­bait dans la rue… Com­ment s’appelait-elle? Elle sen­tait bon. Ma­dame dit en­core : “Dis, mon chéri”. Moi, je pleure, je pleure…» 3 3º L’absence de phi­lo­so­phie mo­rale, d’idéal, de sen­ti­ment re­li­gieux. Si M. Er­fan n’a pas la joie de croire, c’est là son dé­faut, ou plu­tôt son mal­heur, mais un mal­heur te­nant à une cause fort grave, je veux dire les crimes que M. Er­fan a vu com­mettre au nom d’une re­li­gion dont les pré­ceptes ont été dé­na­tu­rés et dé­tour­nés de leur pro­pos et de leur vé­ri­table si­gni­fi­ca­tion : «Il ou­vrit sans hâte l’un des épais dos­siers [de la Ré­pu­blique is­la­mique], en re­tira un feuillet, l’examina et, tout d’un coup, s’écria : “En­fer­mez cette femme dans un sac de jute et je­tez-lui des pierres jusqu’à ce qu’elle crève comme un chien… Que le père étrangle son fils de ses propres mains… Vio­lez la fillette de douze ans mal­gré son re­pen­tir et, entre ses jambes, ti­rez son foie”»

  1. Dans Ma­thieu Lin­don, «L’Enfer pa­ra­di­siaque d’Ali Er­fan». Haut
  2. «Le Der­nier Poète du monde», p. 11. Haut
  1. id. p. 82. Haut

Diop, «Coups de pilon : poèmes»

éd. Présence africaine, Paris

éd. Pré­sence afri­caine, Pa­ris

Il s’agit des œuvres com­plètes de M. Da­vid Man­dessi Diop, poète de la né­gri­tude, fa­rouche dé­fen­seur de la cause afri­caine (XXe siècle). Né en France, d’un père sé­né­ga­lais et d’une mère ca­me­rou­naise, M. Diop fai­sait de ses poèmes de vraies armes de com­bat dans une pé­riode de lutte contre le co­lo­nia­lisme eu­ro­péen. En 1956, il pu­bliait dans la re­vue «Pré­sence afri­caine» un pam­phlet in­ti­tulé «Au­tour des condi­tions d’une poé­sie na­tio­nale chez les peuples noirs», le­quel de­vait ser­vir plus tard de pré­face à son re­cueil de poèmes «Coups de pi­lon». Dans ce pam­phlet, M. Diop dé­cri­vait la fran­co­pho­nie avec un pes­si­misme tra­gique, car tout suc­cès des lit­té­ra­tures d’expression fran­çaise lui sem­blait être un suc­cès de «la co­lo­ni­sa­tion qui, lorsqu’elle ne par­vient plus à main­te­nir ses su­jets en es­cla­vage, en fait des in­tel­lec­tuels do­ciles aux modes lit­té­raires oc­ci­den­tales» 1. On sai­sit alors le dé­chi­re­ment de M. Diop qui, privé de l’usage des langues afri­caines et coupé de ses terres an­ces­trales, était convaincu qu’en écri­vant dans une langue qui n’était pas celle de ses aïeux, il ne pou­vait réel­le­ment tra­duire le chant pro­fond du conti­nent afri­cain :

«Afrique, mon Afrique…
Je ne t’ai ja­mais connue
Mais mon re­gard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à tra­vers les champs ré­pandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton tra­vail
Le tra­vail de l’esclavage
L’esclavage de tes en­fants…
»

  1. p. 71. Haut