Il s’agit de la recension α de « La Naissance et la Vie d’Alexandre de Macédoine » (« Hê gennêsis kai hê zôê tou Alexandrou Makedonias » 1), récit égyptien d’expression grecque, plus connu sous le titre du « Roman d’Alexandre ». C’est le propre des hommes célèbres de léguer à la postérité un double souvenir : à côté de leur physionomie réelle et humaine se dessine, après leur mort, une figure romancée et de plus en plus fabuleuse, agrandie de créations fantastiques, de variantes merveilleuses, entourée d’une auréole de miracles. Tel fut le sort d’Alexandre le Grand. Aucun homme dans l’Antiquité n’a sollicité l’imagination populaire et militaire avec plus d’énergie que lui. Il y a plusieurs raisons à cela. C’était un conquérant et « le plus excusable des conquérants » 2 ; ses conquêtes avaient un caractère grandiose ; il avait, soit par politique, soit par vanité, encouragé certaines fictions sur sa vie et sur les liens qui l’unissaient à la divinité ; enfin, l’esprit humain parcourait avec complaisance les trois continents qu’il avait réunis, les villes prospères qu’il avait fondées et l’audace opiniâtre qu’il avait déployée. Les histoires légendaires sur ce héros grec, qu’elles appartiennent à l’Orient ou à l’Occident, ont été extrêmement nombreuses et variées, mais toutes remontent, par une série plus ou moins longue d’intermédiaires, à quelqu’une des cinq recensions (cinq rédactions indépendantes) du « Roman d’Alexandre » : α, β, γ, ε, λ. Le « Roman » original n’est assurément pas plus de Callisthène, que de Ptolémée, d’Aristote ou d’Ésope, auxquels il a été également attribué. On estime qu’il s’est transmis d’abord par les narrations orales qu’on débitait à Alexandrie, et qu’autour du IIIe siècle apr. J.-C., il a été rédigé en ouvrage. Il a pour but manifeste de rattacher Alexandre à l’Égypte, et d’en faire un héros proprement égyptien en lui donnant pour père Nectanébo II, dernier pharaon de ce pays. La prédilection toute particulière avec laquelle la fondation d’Alexandrie y est célébrée ; les détails parfois inédits sur cette ville ; le recours à des unités de temps et de lieu locales ; et bien d’autres indices achèvent de confirmer cette origine. Je ne peux faire mention ici qu’en passant des immenses succès du « Roman », qui en ont fait une œuvre universelle. Après une imitation arménienne (Ve siècle), il a connu une adaptation syriaque (VIe siècle), qui a été à l’origine de beaucoup de traditions sur Alexandre en Perse, en Éthiopie, en Arabie, et par la suite, en Turquie et jusqu’en Asie centrale. Quant à l’Europe, elle a donné du « Roman » au moins autant de versions qu’elle a compté de langues ; celles en français ont été si célèbres au XIIe, XIIIe, XIVe siècle, que le vers de douze syllabes qui y apparaît pour la première fois a reçu, comme on sait, le nom d’« alexandrin ».
Pseudo-Callisthène, « Le Roman d’Alexandre : la vie et les hauts faits d’Alexandre de Macédoine »
éd. Les Belles Lettres, coll. La Roue à livres, Paris
Il s’agit de la recension β de « La Naissance et la Vie d’Alexandre de Macédoine » (« Hê gennêsis kai hê zôê tou Alexandrou Makedonias » 1), récit égyptien d’expression grecque, plus connu sous le titre du « Roman d’Alexandre ». C’est le propre des hommes célèbres de léguer à la postérité un double souvenir : à côté de leur physionomie réelle et humaine se dessine, après leur mort, une figure romancée et de plus en plus fabuleuse, agrandie de créations fantastiques, de variantes merveilleuses, entourée d’une auréole de miracles. Tel fut le sort d’Alexandre le Grand. Aucun homme dans l’Antiquité n’a sollicité l’imagination populaire et militaire avec plus d’énergie que lui. Il y a plusieurs raisons à cela. C’était un conquérant et « le plus excusable des conquérants » 2 ; ses conquêtes avaient un caractère grandiose ; il avait, soit par politique, soit par vanité, encouragé certaines fictions sur sa vie et sur les liens qui l’unissaient à la divinité ; enfin, l’esprit humain parcourait avec complaisance les trois continents qu’il avait réunis, les villes prospères qu’il avait fondées et l’audace opiniâtre qu’il avait déployée. Les histoires légendaires sur ce héros grec, qu’elles appartiennent à l’Orient ou à l’Occident, ont été extrêmement nombreuses et variées, mais toutes remontent, par une série plus ou moins longue d’intermédiaires, à quelqu’une des cinq recensions (cinq rédactions indépendantes) du « Roman d’Alexandre » : α, β, γ, ε, λ. Le « Roman » original n’est assurément pas plus de Callisthène, que de Ptolémée, d’Aristote ou d’Ésope, auxquels il a été également attribué. On estime qu’il s’est transmis d’abord par les narrations orales qu’on débitait à Alexandrie, et qu’autour du IIIe siècle apr. J.-C., il a été rédigé en ouvrage. Il a pour but manifeste de rattacher Alexandre à l’Égypte, et d’en faire un héros proprement égyptien en lui donnant pour père Nectanébo II, dernier pharaon de ce pays. La prédilection toute particulière avec laquelle la fondation d’Alexandrie y est célébrée ; les détails parfois inédits sur cette ville ; le recours à des unités de temps et de lieu locales ; et bien d’autres indices achèvent de confirmer cette origine. Je ne peux faire mention ici qu’en passant des immenses succès du « Roman », qui en ont fait une œuvre universelle. Après une imitation arménienne (Ve siècle), il a connu une adaptation syriaque (VIe siècle), qui a été à l’origine de beaucoup de traditions sur Alexandre en Perse, en Éthiopie, en Arabie, et par la suite, en Turquie et jusqu’en Asie centrale. Quant à l’Europe, elle a donné du « Roman » au moins autant de versions qu’elle a compté de langues ; celles en français ont été si célèbres au XIIe, XIIIe, XIVe siècle, que le vers de douze syllabes qui y apparaît pour la première fois a reçu, comme on sait, le nom d’« alexandrin ».
Pseudo-Apollodore, « La Bibliothèque : un manuel antique de mythologie »
éd. de l’Aire, coll. Le Chant du monde, Vevey
Il s’agit de la « Bibliothèque » 1, le plus ancien abrégé qui nous soit parvenu sur la mythologie de la Grèce, ses dieux et ses héros (Ie ou IIe siècle apr. J.-C.). C’est un ouvrage relativement court, même en tenant compte de la perte d’une partie du troisième et dernier livre, qu’on ne connaît que par des « épitomés » (des « abrégés de l’abrégé »). Longtemps attribué au grammairien Apollodore d’Athènes, qui s’était occupé de mythologie, on est aujourd’hui certain qu’il n’est pas de lui. Il débute par l’origine des dieux et du monde, et va jusqu’aux pérégrinations des héros revenant de Troie. Il se termine donc par les événements qui forment la limite entre la fable et l’histoire. Bien qu’il soit d’un grand secours pour l’intelligence de certains auteurs anciens, cet ouvrage de vulgarisation ne reproduit pas le vrai esprit des mythes et est même considéré par les critiques comme médiocre, sans réel enthousiasme, sans génie. Pleines de vie, de sens, de vérité pour les poètes et les artistes qui les avaient animées de leur souffle, les fables mythologiques ne sont plus, dans la « Bibliothèque », que des lettres mortes, des objets de curiosité scolaire et non de foi. Il est évident que les Grecs cessèrent, dès cette époque, de croire en leurs dieux, et que les vénérables légendes nées de l’imagination primitive perdirent toute leur signification. Il faut considérer la « Bibliothèque » comme un catalogue de légendes desséchées et conservées en herbier, un inventaire fossilisé. Je ne veux pas nier ici l’utilité de ce genre d’ouvrage ; mais quel sacrilège, au point de vue religieux, de dépouiller de tous leurs ornements et de tout leur éclat les fables qui avaient inspiré les productions immortelles de la poésie et de l’art, et de les réduire à de viles listes de faits, lieux, alliances et filiations, « qui ressemblent aux mythes primitifs comme de vieilles fleurs en papier, jaunies et enfumées, ressemblent aux fleurs des champs » 2.
- En grec « Βιϐλιοθήκη ».
- Ernest Renan, « Les Religions de l’Antiquité ».
Firdousi, « Le Livre des rois. Tome III »
Il s’agit du « Livre des rois » (« Schah-nameh » 1) d’Aboulkasim Firdousi 2 (X-XIe siècle apr. J.-C.). Cette vaste chanson de geste de soixante mille distiques relate l’histoire de la Perse (l’Iran), depuis ses origines jusqu’à l’époque où la puissance de ses monarques croula sous les armes des Arabes musulmans. La première partie, légendaire et pleine de merveilleux, est la seule véritablement épique ; la seconde, relative à la Perse sassanide, est une succession de règnes historiques, auxquels président des rois, des héros particuliers à chacun d’eux : plutôt qu’avec l’épopée, elle offre des analogies avec « quelques grands romans en vers du Moyen Âge, le “Roman de Brut”, celui de “Rou” ou certaines histoires de France », comme le dit Étienne Quatremère 3. Avec « Le Livre des rois », la vieille culture persane paraît au grand jour pour prendre sa revanche de la conquête arabe. Celle-ci avait refoulé, pour quelque temps, cette culture dans les villages, où elle s’était conservée avec tout un ensemble de traditions et de légendes tenant lieu de souvenirs nationaux. « L’islamisme… fut un rude coup pour le vieil esprit, mais ce ne fut pas un coup mortel. L’arabe ne réussit à être que la langue de la religion. Aussitôt que le califat s’affaiblit, une réaction persane — d’abord sourde, bientôt ouverte — se manifeste », explique Ernest Renan 4. Avec Firdousi, la Perse reprend sa complète indépendance dans l’islam. Mais ce qui fait surtout le caractère de cet auteur et qui n’appartient qu’à lui, ce sont les considérations politiques et morales par lesquelles il termine chaque catastrophe, chaque choc des peuples, chaque effondrement des royaumes. Il y a une belle mélancolie et une sorte de sagesse résignée dans ces réflexions par lesquelles il interrompt un moment la course des événements. « Ô monde ! », dit l’une d’elles 5, « n’élève personne si tu veux le moissonner après ! Si tu l’enlèves, pourquoi l’as-tu élevé ? Tu hausses un homme au-dessus du firmament, mais tout à coup tu le précipites sous la terre obscure. » « Kobad », dit une autre 6, « n’avait plus que sept mois à vivre ; appelle-le donc “roi” si tu veux, ou “rien” si tu aimes mieux. Telle est la coutume de ce monde oppresseur : il ne faut pas s’attendre à ce qu’il tienne ses promesses [de longévité]. »
- En persan « شاهنامه ». Parfois transcrit « Shah Namu », « Çahname », « Chahnamè », « Schehname », « Schah-namé », « Schahnama », « Schah-namah », « Shah-nameh », « Shah Name », « Shahnamah », « Shahnama », « Šāh-nāma », « Šāhnāmah », « Şehname », « Şāh-nāme » ou « Šah-nameh ».
- En persan ابوالقاسم فردوسی. Parfois transcrit Firdawsi, Firdausī, Firdavsi, Firdovsi, Firdouçy, Firdocy, Firdoosee, Firdousee, Ferdousee, Ferdosee, Ferdoucy, Ferdowsī, Firdewsi, Firdevsî, Firdusi, Firdussi, Ferdusi, Firdôsî, Ferdossi, Firdoussi, Ferdoussi, Firdoussy, Firdousy, Ferdousy ou Ferdoussy.
- « Compte rendu sur “Le Livre des rois” », 1841, p. 398-399.
Firdousi, « Le Livre des rois. Tome II »
Il s’agit du « Livre des rois » (« Schah-nameh » 1) d’Aboulkasim Firdousi 2 (X-XIe siècle apr. J.-C.). Cette vaste chanson de geste de soixante mille distiques relate l’histoire de la Perse (l’Iran), depuis ses origines jusqu’à l’époque où la puissance de ses monarques croula sous les armes des Arabes musulmans. La première partie, légendaire et pleine de merveilleux, est la seule véritablement épique ; la seconde, relative à la Perse sassanide, est une succession de règnes historiques, auxquels président des rois, des héros particuliers à chacun d’eux : plutôt qu’avec l’épopée, elle offre des analogies avec « quelques grands romans en vers du Moyen Âge, le “Roman de Brut”, celui de “Rou” ou certaines histoires de France », comme le dit Étienne Quatremère 3. Avec « Le Livre des rois », la vieille culture persane paraît au grand jour pour prendre sa revanche de la conquête arabe. Celle-ci avait refoulé, pour quelque temps, cette culture dans les villages, où elle s’était conservée avec tout un ensemble de traditions et de légendes tenant lieu de souvenirs nationaux. « L’islamisme… fut un rude coup pour le vieil esprit, mais ce ne fut pas un coup mortel. L’arabe ne réussit à être que la langue de la religion. Aussitôt que le califat s’affaiblit, une réaction persane — d’abord sourde, bientôt ouverte — se manifeste », explique Ernest Renan 4. Avec Firdousi, la Perse reprend sa complète indépendance dans l’islam. Mais ce qui fait surtout le caractère de cet auteur et qui n’appartient qu’à lui, ce sont les considérations politiques et morales par lesquelles il termine chaque catastrophe, chaque choc des peuples, chaque effondrement des royaumes. Il y a une belle mélancolie et une sorte de sagesse résignée dans ces réflexions par lesquelles il interrompt un moment la course des événements. « Ô monde ! », dit l’une d’elles 5, « n’élève personne si tu veux le moissonner après ! Si tu l’enlèves, pourquoi l’as-tu élevé ? Tu hausses un homme au-dessus du firmament, mais tout à coup tu le précipites sous la terre obscure. » « Kobad », dit une autre 6, « n’avait plus que sept mois à vivre ; appelle-le donc “roi” si tu veux, ou “rien” si tu aimes mieux. Telle est la coutume de ce monde oppresseur : il ne faut pas s’attendre à ce qu’il tienne ses promesses [de longévité]. »
- En persan « شاهنامه ». Parfois transcrit « Shah Namu », « Çahname », « Chahnamè », « Schehname », « Schah-namé », « Schahnama », « Schah-namah », « Shah-nameh », « Shah Name », « Shahnamah », « Shahnama », « Šāh-nāma », « Šāhnāmah », « Şehname », « Şāh-nāme » ou « Šah-nameh ».
- En persan ابوالقاسم فردوسی. Parfois transcrit Firdawsi, Firdausī, Firdavsi, Firdovsi, Firdouçy, Firdocy, Firdoosee, Firdousee, Ferdousee, Ferdosee, Ferdoucy, Ferdowsī, Firdewsi, Firdevsî, Firdusi, Firdussi, Ferdusi, Firdôsî, Ferdossi, Firdoussi, Ferdoussi, Firdoussy, Firdousy, Ferdousy ou Ferdoussy.
- « Compte rendu sur “Le Livre des rois” », 1841, p. 398-399.
Su Dongpo, « Commémorations »
Il s’agit des « Commémorations » (« Ji » 1) de Su Dongpo. Des œuvres complètes de Su Dongpo, qui occupent sept volumes, on ne retient le plus souvent que des extraits de ses poèmes insérés dans les anthologies ; on oublie qu’il a, sa vie durant, mis à contribution de toutes sortes de manières la forme de la « commémoration » ou de la « stèle » — pièce brève, destinée à être gravée sur pierre pour saluer l’érection d’un bâtiment officiel ou d’une demeure privée. Un fonctionnaire zélé construisait-il, par exemple, un cabinet d’étude, il ne manquait pas d’aller visiter Su Dongpo et de lui adresser cette prière : « Je travaillerai dans ce cabinet matin et soir, et tous mes actes y seront préalablement réfléchis et pesés. Messire, vos écrits sont célèbres dans le monde. Que vous coûte une petite signature murale qui en gardera mémoire ? Ne me ferez-vous pas connaître des hommes de ce siècle ? » Des soixante et une « Commémorations » que Su Dongpo a ainsi composées de l’an 1063 jusqu’à sa mort (en l’an 1101), deux caractéristiques se dégagent : 1º l’élargissement du genre, qu’il a ouvert à des sujets nouveaux et traité dans un style original : éloge d’administrateurs passés ou présents, récits de promenades, réflexions sur la politique, considérations philosophiques, souvenirs, etc. ; 2º le non-respect des demandes et exigences faites par les commanditaires privés au moment de la commande : « L’une des stratégies les plus remarquables consiste — surtout pour les œuvres commémorant la construction de salles — à déjouer les attentes du commanditaire, à mettre en scène leur insistance répétée à réclamer des textes, à dénoncer avec humour l’absurdité des noms donnés aux lieux — “Salle de la pensée”, “Pavillon du zéphyr”, “Salle des mille merveilles” —, à remettre en question leurs prétentions à faire œuvre durable, à renvoyer enfin à la vanité des œuvres humaines », explique M. Stéphane Feuillas 2. Tour à tour précises ou fugaces, brillantes ou érudites, ces « Commémorations » brossent le portrait d’un esprit libre et franc, soucieux de mettre dans un texte qui peut sembler mineur en apparence, une leçon sur l’existence et les choses « afin que des centaines d’années plus tard, les promeneurs qui trouveront ce texte entre les murs écroulés et les puits taris, perplexes et confus, le méditent longtemps et profondément soupirent », comme il le dit très bien lui-même
- En chinois « 記 ».
Nosaka, « Les Embaumeurs : roman »
Il s’agit des « Embaumeurs » (« Tomuraishitachi » 1) de M. Akiyuki Nosaka 2, écrivain japonais de talent, mais qui, harcelé par le sentiment de culpabilité, a semé dans presque toutes les pages de ses récits l’obscénité la plus grotesque et la plus animale. Ce sentiment de culpabilité est né en lui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il a vu mourir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute décharnée après des mois de famine : « Quand je pense comment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne parvenait plus à relever la tête ni même à pleurer, comment elle mourut seule, comment enfin il ne restait que des cendres après sa crémation, je me rends compte que j’avais été trop préoccupé par ma propre survie. Dans les horreurs de la famine, j’avais mangé ses parts de nourriture » 3. Son travail d’écrivain s’est entièrement construit sur cette expérience qu’il a cependant travestie, narrée en se faisant plaisir à lui-même, dans « La Tombe des lucioles ». Car, en vérité, il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du récit. Il était cruel : c’est en mangeant le dû de sa sœur qu’il a survécu, et c’est en refoulant cette cruauté qu’il a écrit « La Tombe des lucioles » qui lui a permis par la suite de gagner sa vie : « J’ai triché avec cette souffrance — la plus grande, je crois, qui se puisse imaginer — celle d’[un parent plongé] dans l’incapacité de nourrir son enfant. Et moi qui suis plutôt d’un naturel allègre, j’en garde une dette, une blessure profonde, même si les souvenirs à la longue s’estompent » 4. C’est cette blessure infectée, saturée d’odeurs nauséabondes, que M. Nosaka ouvre au soleil dans ses récits et qu’il met sous le nez de son public, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche encore amère des absinthes humaines : Regardez !
- Akiyuki Nosaka, « 五十歩の距離 » (« La Distance de cinquante pas »), inédit en français.
- Philippe Pons, « “Je garde une blessure profonde” : un entretien avec le romancier ».
Tarsusi, « Alexandre le Grand en Iran : le “Dârâb Nâmeh” »
Il s’agit d’une traduction partielle du « Livre de Dârâb » (« Dârâb Nâmeh » 1) d’Abu Tâher Tarsusi 2, collection indigeste et confuse de légendes persanes sur Alexandre le Grand (XIe-XIIe siècle). Bien que le titre de cette collection fasse référence au roi perse Dârâb (c’est-à-dire Darius), auquel est consacré le premier tiers du livre, il s’agit, pour les deux autres tiers, d’un roman d’Alexandre le Grand ; car, dans le « Livre de Dârâb », ce vainqueur des nations est fils de Dârâb, et non de Philippe II, ce qui fait de lui un héritier légitime des rois perses. Par ailleurs, indépendamment des origines que le « Livre de Dârâb » lui prête, il est constamment éclipsé par sa femme, l’Iranienne Burândokht. « L’inclusion d’Alexandre dans la lignée légitime des rois perses a été expliquée comme une façon de sauvegarder et de magnifier l’identité nationale, sous la domination arabe », rappelle Mme Ève Feuillebois-Pierunek 3. On ne possède aucun renseignement sur l’auteur. Son nom de relation, Tarsusi, et sa variante, Tartusi, ont donné lieu à différentes conjectures. Certains ont dit que ce compilateur infatigable de légendes aurait émigré de la Perse au Proche-Orient, à Tarse (dans l’actuelle Turquie) ou alors à Tartous (dans l’actuelle Syrie). D’autres ont dit qu’il aurait fait le chemin inverse. Le cadre de son « Livre de Dârâb » est emprunté au chapitre consacré à Alexandre dans « Le Livre des rois » de Firdousi ; mais il est rempli et enflé par une masse énorme de traditions secondaires, qui nous transportent en pleine décadence, et où le célèbre conquérant est figuré tour à tour comme instruit ou ignorant, brave ou poltron, prophète musulman ou fils romain. De toute évidence, ne pouvant pas ou ne voulant pas consulter les historiographes grecs et latins, Tarsusi s’est borné à recueillir les fables indigènes, sans se mettre en peine de rechercher si elles offraient ou non un caractère de vérité et de cohérence. Il n’a tenu aucun compte de la chronologie. Des lambeaux de contes populaires ont été réunis bout à bout, sans choix, sans examen. Des pays, séparés dans la réalité par de grandes aires géographiques, ont été mêlés ensemble d’une façon absurde. Selon un passage, Alexandre, abandonné par sa mère, est recueilli par « Aristote le Romain » qui vit en savant ascète dans la montagne d’Altın (« or » en turc), au pied de laquelle se trouve la ville d’Alexandrette qui donne son nom… à Alexandre. Selon un autre passage, Alexandre fait un jour enchaîner et enfermer Aristote ; alors, une prière que celui-ci adresse à Allah a pour effet immédiat de faire oublier à Alexandre toutes les connaissances qu’il possède, au point « qu’après cela, il ne put lire un seul mot sur une feuille de papier ni interpréter un seul rêve » 4. Tels sont quelques-uns des contes de bas étage qui composent cet ouvrage, et que l’espace ne me permet pas d’énumérer.
- En persan « دارابنامه ». Parfois transcrit « Dārāb-nāme » ou « Darab-nama ».
- En persan ابوطاهر طرسوسی. Parfois transcrit Abū Ṭāhir Ṭarsūsī.
- « Les Figures d’Alexandre dans la littérature persane ».
- p. 132.
« Alexandre, le Macédonien iranisé : l’exemple du récit par Nezâmî (XIIᵉ siècle) »
dans « Alexandre le Grand dans les littératures occidentales et proche-orientales » (éd. Université Paris X-Nanterre, coll. Littérales, Nanterre), p. 227-241
Il s’agit d’une traduction partielle du « Livre d’Alexandre le Grand » 1 (« Eskandar-nâmeh » 2) de Nezâmî de Gandjeh 3, le maître du roman en vers, l’un des plus grands poètes de langue persane (XIIe siècle apr. J.-C.). Nezâmî fut le premier qui remania dans un sens romanesque le vieux fonds des traditions persanes. Sans se soucier d’en préserver la pureté et la couleur, il les amalgama librement tantôt aux récits plus ou moins légendaires des compilateurs arabes, tantôt aux fictions des romanciers alexandrins. Par sa sophistication poétique, il dépassa les uns et les autres. Ses œuvres les plus importantes, au nombre de cinq, furent réunies, après sa mort, dans un recueil intitulé « Khamseh » 4 (« Les Cinq ») en arabe ou « Pandj Gandj » 5 (« Les Cinq Trésors ») en persan. Maintes fois copiées, elles étaient de celles que tout honnête homme devait connaître, au point d’en pouvoir réciter des passages entiers. Au sein de leur aire culturelle, à travers cette immensité qui s’étendait de la Perse jusqu’au cœur de l’Asie et qui débordait même sur l’Inde musulmane, elles occupaient une place équivalente à celle qu’eut « L’Énéide » en Europe occidentale. « Les mérites et perfections manifestes de Nezâmî — Allah lui soit miséricordieux ! — se passent de commentaires. Personne ne pourrait réunir autant d’élégances et de finesses qu’il en a réuni dans son recueil “Les Cinq Trésors” ; bien plus, cela échappe au pouvoir du genre humain », dira Djâmî 6 en choisissant de se faire peindre agenouillé devant son illustre prédécesseur.
- Parfois traduit « Histoire fabuleuse d’Alexandre le Grand » ou « Alexandréide ».
- En persan « اسکندرنامه ». Parfois transcrit « Secander-nameh », « Sekander Námah », « Sikander Nama », « Escander—namèh », « Eskander Nāmeh », « Iskander-namé », « Iskender-nâmè », « Iskandar Nāma » ou « Sekandar-nâmeh ».
- En persan نظامی گنجوی. Parfois transcrit Nadhami, Nidhami, Nizhâmî, Nizhamy, Nizamy, Nizami, Nishâmi, Nisamy, Nisami, Nezâmy ou Nezhami.
- En arabe « خمسة ». Parfois transcrit « Khamsè », « Khamsah », « Khamsa », « Hamsa », « Hamsah », « Hamse », « Chamseh » ou « Hamseh ».
- En persan « پنج گنج ». Parfois transcrit « Pendsch Kendj », « Pendch Kendj », « Pandsch Gandsch », « Pendj Guendj », « Penj Ghenj », « Pentch-Ghandj » ou « Panj Ganj ».
- « Le Béhâristân », p. 185-186.
Nosaka, « La Tombe des lucioles »
Il s’agit de « La Tombe des lucioles » (« Hotaru no haka » 1) de M. Akiyuki Nosaka 2, écrivain japonais de talent, mais qui, harcelé par le sentiment de culpabilité, a semé dans presque toutes les pages de ses récits l’obscénité la plus grotesque et la plus animale. Ce sentiment de culpabilité est né en lui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il a vu mourir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute décharnée après des mois de famine : « Quand je pense comment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne parvenait plus à relever la tête ni même à pleurer, comment elle mourut seule, comment enfin il ne restait que des cendres après sa crémation, je me rends compte que j’avais été trop préoccupé par ma propre survie. Dans les horreurs de la famine, j’avais mangé ses parts de nourriture » 3. Son travail d’écrivain s’est entièrement construit sur cette expérience qu’il a cependant travestie, narrée en se faisant plaisir à lui-même, dans « La Tombe des lucioles ». Car, en vérité, il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du récit. Il était cruel : c’est en mangeant le dû de sa sœur qu’il a survécu, et c’est en refoulant cette cruauté qu’il a écrit « La Tombe des lucioles » qui lui a permis par la suite de gagner sa vie : « J’ai triché avec cette souffrance — la plus grande, je crois, qui se puisse imaginer — celle d’[un parent plongé] dans l’incapacité de nourrir son enfant. Et moi qui suis plutôt d’un naturel allègre, j’en garde une dette, une blessure profonde, même si les souvenirs à la longue s’estompent » 4. C’est cette blessure infectée, saturée d’odeurs nauséabondes, que M. Nosaka ouvre au soleil dans ses récits et qu’il met sous le nez de son public, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche encore amère des absinthes humaines : Regardez !
- Akiyuki Nosaka, « 五十歩の距離 » (« La Distance de cinquante pas »), inédit en français.
- Philippe Pons, « “Je garde une blessure profonde” : un entretien avec le romancier ».
Nosaka, « Les Pornographes : roman »
Il s’agit des « Pornographes » (« Erogotoshitachi » 1) de M. Akiyuki Nosaka 2, écrivain japonais de talent, mais qui, harcelé par le sentiment de culpabilité, a semé dans presque toutes les pages de ses récits l’obscénité la plus grotesque et la plus animale. Ce sentiment de culpabilité est né en lui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il a vu mourir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute décharnée après des mois de famine : « Quand je pense comment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne parvenait plus à relever la tête ni même à pleurer, comment elle mourut seule, comment enfin il ne restait que des cendres après sa crémation, je me rends compte que j’avais été trop préoccupé par ma propre survie. Dans les horreurs de la famine, j’avais mangé ses parts de nourriture » 3. Son travail d’écrivain s’est entièrement construit sur cette expérience qu’il a cependant travestie, narrée en se faisant plaisir à lui-même, dans « La Tombe des lucioles ». Car, en vérité, il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du récit. Il était cruel : c’est en mangeant le dû de sa sœur qu’il a survécu, et c’est en refoulant cette cruauté qu’il a écrit « La Tombe des lucioles » qui lui a permis par la suite de gagner sa vie : « J’ai triché avec cette souffrance — la plus grande, je crois, qui se puisse imaginer — celle d’[un parent plongé] dans l’incapacité de nourrir son enfant. Et moi qui suis plutôt d’un naturel allègre, j’en garde une dette, une blessure profonde, même si les souvenirs à la longue s’estompent » 4. C’est cette blessure infectée, saturée d’odeurs nauséabondes, que M. Nosaka ouvre au soleil dans ses récits et qu’il met sous le nez de son public, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche encore amère des absinthes humaines : Regardez !
- Akiyuki Nosaka, « 五十歩の距離 » (« La Distance de cinquante pas »), inédit en français.
- Philippe Pons, « “Je garde une blessure profonde” : un entretien avec le romancier ».
Josèphe, « Antiquités judaïques. Tome III. Livres XI à XV »
éd. E. Leroux, coll. Publications de la Société des études juives, Paris
Il s’agit des « Antiquités judaïques » (« Ioudaïkê archaiologia » 1) de Josèphe ben Matthias, historien juif, plus connu sous le surnom de Flavius Josèphe 2 (Ier siècle apr. J.-C.). Josèphe était né pour devenir grand rabbin ou roi ; les circonstances en firent un historien. Et telle fut la destinée singulière de sa vie qu’il se transforma en admirateur et en flatteur d’une dynastie d’Empereurs romains dont l’exploit fondamental fut l’anéantissement de Jérusalem, et sur les monnaies desquels figurait une femme assise, pleurant sous un palmier, avec la légende « Judæa capta, Judæa devicta » (« la Judée captive, la Judée vaincue »). « Au lieu de la renommée qu’il ambitionnait… et que semblaient lui promettre de précoces succès, il ne s’attira guère que la haine et le mépris de la plupart des siens, tandis que les Romains, d’abord ses ennemis, le comblèrent finalement de biens et d’honneurs », dit le père Louis-Hugues Vincent 3. C’est que ce descendant de famille illustre, ce prodige des écoles de Jérusalem, ce chef « des deux Galilées… et de Gamala » 4, racheta sa vie en pactisant avec l’ennemi ; abandonna ses devoirs de chef, d’homme d’honneur et de patriote ; et finit ses jours dans la douceur d’une retraite dorée, après être devenu citoyen de Rome et client de Vespasien. Il feignit de voir dans ce général étranger, destructeur de la Ville sainte et tueur d’un million de Juifs, le libérateur promis à ses aïeux ; il lui prédit, en se prosternant devant lui : « Tu seras maître, César, non seulement de moi, mais de la terre, de la mer et de tout le genre humain » 5 ; et cette basse flatterie, cette honteuse duplicité, est une tache indélébile sur la vie d’un homme par ailleurs estimable. Ayant pris le surnom de Flavius pour mieux montrer sa soumission, il consacra l’abondance de ses loisirs, la souplesse de son talent et l’étendue de son érudition à relever les succès des soldats qui détruisirent sa patrie et la rayèrent de la carte. « Il a décrit [cette destruction] tout entière ; il en a recueilli les moindres détails, et son exactitude scrupuleuse étonne encore le lecteur… L’israélite, ébloui de ces merveilles, ne se souvient pas que ce sont les dépouilles de ses concitoyens ; qu’il s’agit de la Judée anéantie ; que ce Dieu outragé est son Dieu, et qu’il assiste aux funérailles de son pays », dit Philarète Chasles
- En grec « Ἰουδαϊκὴ ἀρχαιολογία ».
- En latin Flavius Josephus. Autrefois transcrit Flave Josèphe ou Flavien Joseph.
- « Chronologie des œuvres de Josèphe », p. 366.
- En grec « τῆς Γαλιλαίας ἑκατέρας… καὶ Γάμαλα ». « Guerre des Juifs », liv. II, sect. 568.
- En grec « Δεσπότης… οὐ μόνον ἐμοῦ σὺ Καῖσαρ, ἀλλὰ καὶ γῆς καὶ θαλάττης καὶ παντὸς ἀνθρώπων γένους ». « Guerre des Juifs », liv. III, sect. 402.
Josèphe, « Antiquités judaïques. Tome II. Livres VI à X »
éd. E. Leroux, coll. Publications de la Société des études juives, Paris
Il s’agit des « Antiquités judaïques » (« Ioudaïkê archaiologia » 1) de Josèphe ben Matthias, historien juif, plus connu sous le surnom de Flavius Josèphe 2 (Ier siècle apr. J.-C.). Josèphe était né pour devenir grand rabbin ou roi ; les circonstances en firent un historien. Et telle fut la destinée singulière de sa vie qu’il se transforma en admirateur et en flatteur d’une dynastie d’Empereurs romains dont l’exploit fondamental fut l’anéantissement de Jérusalem, et sur les monnaies desquels figurait une femme assise, pleurant sous un palmier, avec la légende « Judæa capta, Judæa devicta » (« la Judée captive, la Judée vaincue »). « Au lieu de la renommée qu’il ambitionnait… et que semblaient lui promettre de précoces succès, il ne s’attira guère que la haine et le mépris de la plupart des siens, tandis que les Romains, d’abord ses ennemis, le comblèrent finalement de biens et d’honneurs », dit le père Louis-Hugues Vincent 3. C’est que ce descendant de famille illustre, ce prodige des écoles de Jérusalem, ce chef « des deux Galilées… et de Gamala » 4, racheta sa vie en pactisant avec l’ennemi ; abandonna ses devoirs de chef, d’homme d’honneur et de patriote ; et finit ses jours dans la douceur d’une retraite dorée, après être devenu citoyen de Rome et client de Vespasien. Il feignit de voir dans ce général étranger, destructeur de la Ville sainte et tueur d’un million de Juifs, le libérateur promis à ses aïeux ; il lui prédit, en se prosternant devant lui : « Tu seras maître, César, non seulement de moi, mais de la terre, de la mer et de tout le genre humain » 5 ; et cette basse flatterie, cette honteuse duplicité, est une tache indélébile sur la vie d’un homme par ailleurs estimable. Ayant pris le surnom de Flavius pour mieux montrer sa soumission, il consacra l’abondance de ses loisirs, la souplesse de son talent et l’étendue de son érudition à relever les succès des soldats qui détruisirent sa patrie et la rayèrent de la carte. « Il a décrit [cette destruction] tout entière ; il en a recueilli les moindres détails, et son exactitude scrupuleuse étonne encore le lecteur… L’israélite, ébloui de ces merveilles, ne se souvient pas que ce sont les dépouilles de ses concitoyens ; qu’il s’agit de la Judée anéantie ; que ce Dieu outragé est son Dieu, et qu’il assiste aux funérailles de son pays », dit Philarète Chasles
- En grec « Ἰουδαϊκὴ ἀρχαιολογία ».
- En latin Flavius Josephus. Autrefois transcrit Flave Josèphe ou Flavien Joseph.
- « Chronologie des œuvres de Josèphe », p. 366.
- En grec « τῆς Γαλιλαίας ἑκατέρας… καὶ Γάμαλα ». « Guerre des Juifs », liv. II, sect. 568.
- En grec « Δεσπότης… οὐ μόνον ἐμοῦ σὺ Καῖσαρ, ἀλλὰ καὶ γῆς καὶ θαλάττης καὶ παντὸς ἀνθρώπων γένους ». « Guerre des Juifs », liv. III, sect. 402.