Il s’agit de l’« Œuvre poétique » de Tu Fu 1 qui se définit par la sobriété des sentiments et l’exact réalisme des tableaux. Sans se permettre des commentaires trop personnels, s’effaçant, disparaissant en tant qu’auteur devant ses poésies qui parlent d’elles-mêmes, Tu Fu peint les scènes familières de la vie courante, les misères du petit peuple en proie à la guerre, à la famine et aux injustices. Son « Œuvre poétique » adopte un ton égal et apparemment impassible, mais qu’un détail vient tout à coup rendre vivant, voire poignant, grâce au choix de deux ou trois mots (« derrière les portes de laque rouge, viandes et vins empestent ; sur les chemins, les affamés laissent leurs os gelés ») auxquels l’auteur sait donner leur valeur entière, et qu’on dirait écrits pour l’éternité. Tu Fu est, à ce titre, le plus classique des poètes chinois, même s’il y en a d’autres dont le génie est supérieur au sien 2. « Le trait principal de son talent, celui qui domine l’œuvre et vient le premier à l’esprit cherchant une impression générale, c’est le caractère conscient et comme réfléchi de ses œuvres. Tu Fu est un artiste toujours sûr et conscient de ses moyens, sachant toujours parfaitement le but auquel il tend. Il n’a guère d’élans imprévus, de digressions dues à des émotions spontanément écloses ; il règle ses œuvres et leur effet avec la perfection d’un mécanisme infaillible, ne laissant rien au hasard, n’omettant rien d’essentiel, n’ajoutant rien de superflu… Mais ce sont là, précisément, les traits essentiels des principes de l’école classique, les qualités idéales auxquelles tend… la mentalité artistique des Tang 3, période du classicisme chinois », dit M. Georges Margouliès.
poésie chinoise
« Wang Wei le Poète »
Il s’agit de Wang Wei 1, artiste chinois (VIIIe siècle apr. J.-C.), aussi illustre en poésie qu’en peinture et musique. La mort de son père le livra de bonne heure et tout entier à l’influence maternelle, qui imprima sur son génie une véritable empreinte bouddhique : c’est en elle qu’il faut voir la source de cet amour de la nature, de ce goût de la méditation, de ce détachement du monde, de cette « pureté détachée » (« qing yi » 2) qui pénètrent le caractère de Wang Wei et forment l’essence même de ses compositions. On peut supposer que c’est aussi sa mère qui le guida dans le choix de son surnom : Mo-jie 3. En effet, ces deux idéogrammes, joints à celui de son prénom Wei, forment le nom chinois du saint Vimalakîrti. Sa vie durant, Wang Wei observa un jeûne rigoureux et s’abstint de viandes. Dans sa chambre dépouillée, hormis un service à thé, un luth et un lit de cordes, on ne voyait qu’une table basse sur laquelle étaient rangées les écritures bouddhiques. On n’a pas raison de douter qu’il avait une bonne connaissance de ces écritures ; mais une froide impression d’immobilisme émane de ses poèmes qui, étant parfaits et sans défaut, cherchant et atteignant leurs effets, sont par là moins humains, moins vivants. Une autre explication de cet immobilisme, c’est l’influence de la peinture et la musique. Le grand lettré Su Dongpo écrivait : « Lorsque je goûte la poésie de Mo-jie, je trouve des peintures dans ses poèmes ; lorsque je contemple la peinture de Mo-jie, je trouve des poèmes dans sa peinture » 4. Un autre critique qualifiait sa poésie de « peinture sonore » (« you sheng hua » 5). On rapporte, comme preuve de son savoir dans ces deux différents arts, l’anecdote suivante : « [Se trouvant] un jour chez une personne qui possédait un tableau représentant des musiciens en train de jouer d’un instrument, Wang Wei regarda le tableau et dit : “C’est la première mesure du troisième refrain de la Danse de la robe d’arc-en-ciel 6”. Les curieux firent venir des musiciens pour jouer cette pièce. Leur pose instrumentale confirma l’affirmation de Wang Wei »
- En chinois 王維. Autrefois transcrit Uang Uei, Wang Wey, Ouang-oey, Ouang Oueï ou Ouan-ouey.
- En chinois 清逸. Autrefois transcrit « ts’ing yi ».
- En chinois 摩詰. Parfois transcrit Mouo Kie, Mo-k’i ou Moji.
- Dans Che Bing Chiu, « Wang Wei, le “Wangchuan ji” (“Recueil du Val de la Jante”) : un poète en sa villégiature ».
- En chinois 有聲畫. Parfois transcrit « yeou-cheng-houa ».
- En chinois 霓裳羽衣曲. Nom d’une mélodie venue d’Asie centrale et entrée en Chine sous les Tang, période où les échanges culturels avec l’Ouest étaient très riches.
« La Double Inspiration du poète Po Kiu-yi (772-846) »
Il s’agit de Bai Juyi 1, le poète le plus talentueux de la Chine, avec Li Po (IXe siècle apr. J.-C.). Au contraire de son pays, où sa popularité décrut au fil des siècles, le Viêt-nam et le Japon, sans doute grâce à leur lectorat féminin, le tinrent toujours pour un modèle suprême et allèrent jusqu’à en faire une sorte de dieu tutélaire. Déjà de son vivant, sa « Chanson des regrets éternels » (« Chang hen ge » 2) et sa « Ballade du luth » (« Pi pa xing » 3) jouissaient d’un prestige incomparable auprès des femmes : « Veuves et vierges ont souvent, à la bouche, un poème de moi… À ma vue, les chanteuses me désignent du doigt, en se disant entre elles : voici le maître de la “Chanson des regrets éternels” », dit-il dans une lettre 4. « Le trait principal… de Bai Juyi, qui fait son mérite principal en tant que poète », dit un critique 5, « c’est l’extrême simplicité de son élocution, le naturel de toute son œuvre ». Bai Juyi renonçait au langage trop savant, trop froid, trop dense que ses prédécesseurs polissaient et ciselaient depuis des siècles jusqu’à être souvent un peu obscurs. On prétend qu’il lisait ses vers à une vieille dame illettrée et ne cessait de les changer jusqu’à ce que cette dernière lui fît entendre qu’elle avait tout compris. On compare son style simple, abondant, régulier à l’eau d’une fontaine qui coule nuit et jour sur la petite place du village, et où tout le monde s’abreuve :
« Danseuse tartare ! Danseuse tartare !
L’âme répond au son des cordes,
Les mains répondent au tambour.
La musique prélude, elle s’élance, manches hautes.
Palpitante comme la neige, frémissante comme le roseau,
À droite et à gauche, inlassable, elle pivote,
Mille et mille tours se poursuivent sans trêve.
Rien de ce monde ne pourrait l’égaler :
Voiture, moins rapide ; tourbillon, moins primesautier.
La danse finie, à plusieurs reprises elle salue et remercie
Le souverain qui sourit légèrement »
- En chinois 白居易. Autrefois transcrit Pé-kiu-y, Po Kiu-i, Po Kiu-yi, Po Tchu-yi, Pai Chui, Bo Ju yi, Po Chü-i ou Po Chu yi.
- En chinois « 長恨歌 ». Autrefois transcrit « Tch’ang-hen-ko » ou « Ch’ang-hen ko ».
- En chinois « 琵琶行 ». Autrefois transcrit « P’i-pa-hing », « Pi pa sing » ou « Pï-pá hsing ».
- Dans Lo Ta-kang, « La Double Inspiration du poète Po Kiu-yi », p. 135.
- M. Georges Margouliès.
Yuan Mei, « Divers Plaisirs à la villa Sui : poèmes »
Il s’agit des « Poèmes » de Yuan Zicai 1, plus connu sous le surnom de Yuan Mei 2, poète et conteur chinois, que son indépendance, son savoir, sa liberté d’esprit mettaient en marge des académismes du temps. Il naquit en l’an 1716 apr. J.-C. Sa famille était loin d’être riche. Son père voyageait comme secrétaire dans des provinces reculées pour envoyer de quoi nourrir la maisonnée, tandis que sa mère restait à Hangzhou avec plusieurs fils et filles en bas âge et faisait des prodiges d’économie pour les élever. Déjà dans son enfance, Yuan Mei chérissait les livres plus qu’il ne chérissait la vie. Chaque fois qu’il passait devant une librairie, ses pieds s’arrêtaient naturellement, et l’eau lui en venait à la bouche ; mais les prix étaient trop élevés : « Il n’y avait que dans le rêve que j’en achetais », dit-il non sans amertume 3. Le goût des livres lui était « plus suave que celui d’un vin vieux » 4. Le but de sa vie était la satisfaction de ce goût, et non pas la réussite aux concours ni l’obtention des diplômes qui ouvraient les portes du mandarinat : « Une fois le livre ouvert, j’ignore les cent affaires. Quand j’ai un livre ancien, je suis comme ivre ; homme d’aujourd’hui je gaspille mon temps avec les hommes d’autrefois », dit-il dans un de ses poèmes 5. À l’âge de quarante ans, ayant acquis une certaine fortune, Yuan Mei s’adonna tout entier aux belles-lettres. Pour ne pas être distrait de ses travaux par « les pensées du monde de poussière » 6, il alla se fixer dans une villa qu’il avait achetée aux portes de Nankin. Dans son « Recueil de littérature de la maison sise sur la Colline du Grenier » (« Xiaocang shanfang wenji » 7), l’on peut lire de nombreux détails sur cette villa, son histoire et ses environs : « À deux “li” à l’Ouest du pont de la porte septentrionale de Nankin, je trouvai la Colline du Grenier… Là, au temps de l’Empereur Kangxi 8, un certain Sui, directeur de la Fabrique impériale de Soieries, avait élevé un pavillon sur le pic septentrional de la Colline, avait planté autour des arbres, des arbustes et avait circonscrit le tout d’un mur. Tous les habitants de Nankin venaient se promener et admirer la nature dans cet endroit : on l’appelait “Sui yuan” 9 (“villa Sui”, ou littéralement “jardin de Sui”), du nom de son propriétaire. Trente ans plus tard, lorsque je fus nommé [magistrat] à Nankin, ce jardin était presque entièrement détruit, et le pavillon s’était transformé en un vulgaire cabaret où les charretiers et les porteurs de chaises se disputaient tout le jour. À cette vue j’eus le cœur serré ; je pris ce jardin en pitié et demandai le prix du terrain »
Bao Zhao, « Sur les berges du fleuve »
Il s’agit de Bao Zhao 1, poète chinois (Ve siècle apr. J.-C.). Il était un véritable maître du « yuefu » 2 (« poème chanté »), auquel il redonna une vigueur nouvelle en y réintroduisant le ton de la langue populaire. Ses dix-neuf « yuefu » sur le thème de « La route est difficile » 3 (« Xing lu nan » 4) passent pour des modèles achevés de ce genre poétique ; ils ne traitent pas seulement de la difficulté des voyages solitaires, mais aussi des peines de la vie, en particulier de la mélancolie de l’âme. Plus tard, sous les Tang 5, Li Po s’en inspira et Tu Fu les admira. Des autres œuvres de Bao Zhao, je retiens surtout sa longue rhapsodie intitulée « Chant de la ville dévastée » 6 (« Wu cheng fu » 7). C’est une remarquable méditation sur la vanité des grandeurs humaines, dont voici les premiers vers : « Autrefois, au temps de grandeur, les essieux des chars se touchaient, les hommes étaient serrés épaule contre épaule le long de ces routes. La plaine était couverte de villages et de fermes, les cris et les chants emplissaient la voûte céleste. On exploitait les terrains de sel, on creusait les montagnes pour en extraire du cuivre. Les hommes étaient forts et pleins de talents… Aussi se sont-ils permis d’enfreindre les lois, de négliger les préceptes royaux ; ils ont dressé de hautes forteresses, creusé de profonds réservoirs d’eau, ils ont projeté de rendre leur destin brillant et de devenir les premiers de leur temps. Voici pourquoi ils ont élevé des bâtiments et des murailles si grands, pourquoi ils ont multiplié [les] pavillons et [les] tours d’observation ; leurs édifices s’élevaient comme les bords escarpés d’un torrent »
- En chinois 鮑照. Autrefois transcrit Pao Tchao ou Pao Chao.
- En chinois 樂府. Autrefois transcrit « yo-fou » ou « yüeh-fu ».
- Parfois traduit « Les Peines du voyage », « Difficultés de la route » ou « Ah ! que dure est la route ! ».
- En chinois « 行路難 » Autrefois transcrit « Hsing lu nan ».
Li He, « Poèmes »
éd. Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, Paris
Il s’agit de Li He 1, poète chinois (VIIIe-IXe siècle) qui mourut à vingt-sept ans des suites d’une tuberculose pulmonaire. Un caractère ombrageux et chagrin, doublement atteint par la maladie et par le deuil, dissimulé sous les dehors d’un orgueil incommensurable, telle fut la cause de ses malheurs et peut-être aussi de ses revers. L’homme était d’humeur à créer autour de lui une atmosphère plus hostile qu’accueillante. La légende veut qu’un de ses cousins l’ait haï à ce point qu’à la nouvelle de sa mort il jeta dans les égouts, avec un soupir de soulagement, les poèmes de Li He qu’il avait gardés. Une quinzaine d’années plus tard, ces poèmes, dont beaucoup s’étaient déjà perdus, auraient achevé de disparaître, si un de ses amis n’en avait retrouvé une copie miraculeusement cachée dans des bagages. Ce fut avec les yeux mouillés de larmes que cet ami écrivit au poète Du Mu pour lui demander la faveur d’une préface aux œuvres de celui qui n’avait laissé, après sa mort prématurée, ni héritage ni héritiers. La nuit suivante, Du Mu fut surpris dans son sommeil par les cris d’un messager urgent. Il réveilla son domestique, se fit présenter le paquet et le décacheta à la lueur d’une chandelle. Il consentit à rédiger la préface, ce qu’il fit en des termes élogieux : « Les nuages et brouillards dont les contours, lentement, se confondent les uns dans les autres ne peuvent donner tout à fait une juste image de la manière de Li He ; ni les vastes étendues d’eau, celle de ses sentiments ; ni la verdure au printemps, celle de sa vigueur ; ni la claire lumière de l’automne, celle de son style » 2. Et plus loin : « Avec de profonds soupirs, il s’afflige de choses dont personne n’avait jamais rien dit ni de nos jours ni jadis » 3.
« Les Poèmes de Cao Cao (155-220) »
éd. Collège de France-Institut des hautes études chinoises, coll. Bibliothèque de l’Institut des hautes études chinoises, Paris
Il s’agit des poèmes de Ts’ao Ts’ao 1, général et politicien chinois, défait dans la bataille de la falaise Rouge en 208 apr. J.-C. Cet homme ivre d’action qui, simple chef de bande à ses débuts, sut se tailler, dans la Chine disloquée et troublée de la fin des Han, la part du lion, et momentanément du moins, à unifier le pays sous son autorité — cet homme ivre d’action, dis-je, trouva parmi ses soucis d’État et de guerre assez de loisirs pour se livrer à la poésie. Aussi, les biographes le décrivent-ils assis à dos de cheval, « la longue lance en travers de sa selle », buvant du vin et « composant des vers inébranlables » 2 pleins d’énergie mâle et de force héroïque :
« Du vieux coursier, couché dans l’écurie,
L’idéal se situe à mille “li”
[c’est-à-dire sur un champ de bataille lointain].
Quand le héros touche au soir de la vie,
Son cœur vaillant n’a pas fini de battre » 3.
Sa réputation acquise, Ts’ao Ts’ao employa tous les ressorts de son génie pour obtenir d’être nommé premier ministre. Il réussit ; et élevé dans ce poste, il ne travailla désormais qu’à se faire des protégés, en embauchant ceux qui lui paraissaient dévoués à ses intérêts, et en destituant quiconque n’adhérait pas aveuglément à toutes ses volontés. Son ambition finit par éteindre en lui ses belles qualités. « Il avait délivré son [Empereur] d’un tyran qui le persécutait ; mais ce fut pour le faire gémir sous une autre tyrannie, moins cruelle sans doute, mais qui n’en était pas moins réelle », dit très bien le père Joseph Amiot 4. « Il devint fourbe, vindicatif, cruel, perfide, et ne garda pas même l’extérieur de ce qu’on appelait ses anciennes vertus. » Ts’ao Ts’ao mourut en 220 apr. J.-C., en emportant avec lui la haine d’une nation, dont il aurait pu être l’idole s’il s’était contenté d’être le premier des sujets de son souverain légitime. Peu de temps auparavant, il avait associé son fils au premier ministère et l’avait nommé son successeur dans la principauté de Ouei ; celui-ci donna à Ts’ao Ts’ao, son père, le titre posthume de « Ouei-Ou-Ti » 5 (« Empereur Ou des Ouei »).
« Les Dix-neuf Poèmes anciens »
Il s’agit des « Dix-neuf Poèmes anciens » 1 (« Gushi shijiu shou » 2), ensemble de dix-neuf poèmes chinois, tous anonymes, qui tirent leur beauté des images douces et symboliques et de l’expression toute personnelle de leur mélancolie. Très peu connus en Occident, ils datent probablement du déclin de la dynastie des Han (IIe siècle apr. J.-C.), qui fut marqué par de graves troubles politiques, et l’emprise du confucianisme se relâchant, par une émancipation de la poésie qui s’intéressa non plus aux choses, mais aux sentiments intimes. Pour la première fois en Chine, les « Dix-neuf Poèmes anciens » évoquèrent — certes sur un ton populaire, mais avec art tout de même, et un art qui a ses titres de noblesse — l’amertume de l’échec, la nostalgie de l’amour idéal, le sentiment douloureux de la fragilité humaine, la hantise du temps qui passe et de la mort : « Selon une brillante étude du professeur Yoshikawa 3, l’idée que l’homme est le jouet d’un destin incompréhensible et capricieux ne se développe en Chine que sous les Han. Bien qu’en réalité [cette] idée apparaisse déjà dans le “Shi Jing” et dans les “Élégies de Chu”… les personnages du “Shi Jing” croient en général à la justice du ciel, et ceux des “Élégies de Chu” accusent plutôt les hommes que le hasard de leurs malheurs. Il semble donc que la désolation silencieuse des “Dix-neuf Poèmes anciens” soit bien l’indice d’un pessimisme nouveau », explique M. Jean-Pierre Diény
- Autrefois traduit « Les Dix-Neuf Poèmes des temps très reculés ».
- En chinois « 古詩十九首 ». Autrefois transcrit « Kou che che kieou cheou » ou « Ku-shih shih-chiu shou ».
- Kôjirô Yoshikawa, « 推移の悲哀ー古詩十九首の主題 » (« La Tristesse de l’impermanence — le thème principal des “Dix-neuf Poèmes anciens” »), inédit en français.
« Élégies de Chu, “Chu ci” »
éd. Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, Paris
Il s’agit des « Élégies de Chu » (« Chu ci » 1), recueil chinois de vingt-cinq élégies ou poésies lyriques, dont les plus célèbres furent composées par Qu Yuan 2 (IIIe siècle av. J.-C.) et par son disciple Song Yu 3 (IIe siècle av. J.-C.). Au point de vue de la forme, les « Élégies de Chu » se distinguent par le retour invariable d’une sorte d’interjection plaintive, « xi ! » 4, qui se répète tous les deux vers. Quant au fond, elles n’ont d’autre but que celui d’exhaler des plaintes, et de reprocher au roi de Chu la faute qu’il commit en congédiant Qu Yuan. On raconte que ce malheureux poète avait une conduite exemplaire ; c’est pourquoi il aima mieux mourir que de rester dans l’entourage corrompu du roi. Il s’en éloigna donc, et parvenu aux bords de la rivière Mi Luo 5, il erra longtemps se parlant à lui-même : il avait dénoué ses cheveux en signe de deuil et les laissait tomber sur son visage amaigri. Un pêcheur le rencontrant dans cet état lui dit : « N’es-tu pas celui que l’on croyait un des plus grands de l’Empire ? Comment donc en es-tu réduit à une pareille situation ? » Qu Yuan répondit : « Le monde entier est dans le désordre ; moi seul, j’ai conservé ma pureté. Tous se sont assoupis dans l’ivresse ; moi seul, je suis resté vigilant. Voilà pourquoi je suis exilé ». Le pêcheur dit : « Le véritable sage ne se laisse embarrasser par aucune chose et sait vivre avec son siècle. Si le monde entier est dans le désordre, pourquoi ne sais-tu pas t’en accommoder ?… » Qu Yuan répondit : « J’ai entendu dire que celui qui vient de se purifier dans un bain, prend soin de secouer la poussière de son bonnet et de changer de vêtements. Quel homme voudrait donc, quand il est pur, se laisser souiller au contact de ce qui ne l’est pas ? J’aime mieux chercher la mort dans les eaux de cette rivière et servir de pâture aux poissons… » Il écrivit alors un dernier poème, et serrant une grosse pierre contre sa poitrine, il se précipita dans la rivière Mi Luo.
Mao Tsé-toung, « Poésies complètes »
Il s’agit des poèmes autobiographiques de Mao Tsé-toung 1. Alors que son « Petit Livre rouge » a été publié à des centaines de millions d’exemplaires ; alors que des traités théoriques aussi insipides, avouons-le, que ses essais « De la pratique » et « De la contradiction » ont été les Bibles d’un milliard de Chinois ; ce que Mao Tsé-toung a écrit de plus beau peut-être a été le moins imprimé : ses poèmes. Ils sont l’œuvre d’un homme qui fut d’abord bibliothécaire, calligraphe, stratège de la Longue Marche, avant d’être le fanatique religieux d’une pensée qui se prétendra marxiste et ne le sera jamais le moins du monde. En dépit de leur caractère national, et même nationaliste, Mao Tsé-toung hésita longuement avant de divulguer ces poèmes : sans doute trahissaient-ils quelque opposition, et même quelque déchirement, dans la conscience du chef d’État politique qu’il était devenu : « Je n’ai jamais désiré qu’ils soient officiellement publiés », se justifie-t-il 2, « à cause de leur style antique ; et j’ai peur de semer une mauvaise graine, qui pourrait influencer de façon incorrecte notre jeunesse. En outre, il y a dans mon travail très peu de poétique inspiration, et rien que de très ordinaire ». Replacés sur la carte, ces poèmes jouent le rôle de stèles érigées en des lieux donnés, pour souligner, commémorer, célébrer la geste révolutionnaire de Mao Tsé-toung, depuis son départ du village natal :
« Fragiles images de mon départ — maudite l’eau qui passe ! —
Du vieux jardin, il y a trente-deux ans
Le drapeau rouge alors s’enroulait aux lances des serfs
Et les mains noires tenaient haut le fouet des tyrans » 3
jusqu’à son retour aux monts Jing gang 4, qui avaient servi de premier bastion de l’Armée rouge et de berceau de la révolution communiste
- En chinois 毛澤東. Parfois transcrit Mao Tsö-tong, Mao Tsö-toung, Mao Tse-tung, Mao Ce Dun, Mao Ce-tung, Mao Zetong, Mao Tze Dong ou Mao Zedong.
- Dans le numéro inaugural de la revue « Shikan » (« 诗刊 »), c’est-à-dire « Poésie ».
Lu You, « Le Vieil Homme qui n’en fait qu’à sa guise : poèmes »
Il s’agit de Lu You 1, un des poètes chinois les plus féconds (XIIe siècle apr. J.-C.). La quantité innombrable des compositions poétiques de Lu You (dix mille de conservées, un nombre égal de perdues) ne manque pas d’étonner, et le sinologue est comme surpris et effrayé quand il voit se déployer devant lui le vaste champ de ces poésies, ne sachant trop quelles limites imposer à son étude ; et surtout, hésitant à faire un choix. Si, dans ce dessein, il se fie au goût des autochtones, c’est-à-dire s’il aborde seulement les poésies regardées comme sublimes par les Chinois, il fera fausse route. Trop souvent, celles-ci ne sont appréciées que pour leurs thèmes patriotiques et leur esprit de résistance, qui serviront de modèles aux « Poésies complètes » d’un Mao Tsé-toung. En vérité, Lu You fut un poète d’une inspiration extrêmement variée. Les fleurs qu’il cueillit furent des plus diverses. Il prit son bien là où il le trouva ; et les proclamations patriotiques de ses débuts ont tendance à s’éclipser, surtout vers la fin de sa vie, devant un éloge des paysages campagnards ou le détachement d’un sage niché au fond des montagnes et forêts : « Son œuvre prolifique tisse la chronique de son quotidien, avec… un penchant inné pour la nature et les joies de la vie campagnarde qui le rapproche de Tao Yuan ming. Sa philosophie de la vie, inspirée par le détachement taoïste, transparaît dans “Adresse à mes visiteurs” : “À l’ombre des mûriers les senteurs de cent herbes / À midi le vent frais le bruit des dévidoirs à soie / Visiteurs, taisez-vous sur les affaires du monde / Et partagez plutôt avec monts et forêts la longue journée d’été” », explique M. Guilhem Fabre 2. Lu You appelait son atelier « le nid aux livres » (« shu chao » 3). Il n’y recevait pas d’invités et n’y accueillait pas son épouse ni ses enfants. Perchés sur les étagères, alignés par devant, couchés pêle-mêle sur son lit, où qu’on portât le regard, on y voyait des livres. Qu’il mangeât, bût, se levât ou s’assît ; qu’il souffrît ou gémît ; qu’il fût triste ou se mît en colère, ce n’était jamais sans un livre. Si d’aventure il songeait à sortir, le désordre inextricable des livres l’enserrait comme des branches entremêlées, et il ne pouvait avancer. Alors, il disait en riant : « N’est-ce pas là ce que j’appelle mon “nid” ? » 4
- En chinois 陸游. Autrefois transcrit Lou Yeou, Lu Yiu ou Lu Yu. À ne pas confondre avec Lu Yu, l’auteur du « Classique du thé », qui vécut quatre siècles plus tôt.
- « Instants éternels : cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine » (éd. La Différence, Paris), p. 261.
« Lu You : mandarin, poète et résistant de la Chine des Song »
Il s’agit de Lu You 1, un des poètes chinois les plus féconds (XIIe siècle apr. J.-C.). La quantité innombrable des compositions poétiques de Lu You (dix mille de conservées, un nombre égal de perdues) ne manque pas d’étonner, et le sinologue est comme surpris et effrayé quand il voit se déployer devant lui le vaste champ de ces poésies, ne sachant trop quelles limites imposer à son étude ; et surtout, hésitant à faire un choix. Si, dans ce dessein, il se fie au goût des autochtones, c’est-à-dire s’il aborde seulement les poésies regardées comme sublimes par les Chinois, il fera fausse route. Trop souvent, celles-ci ne sont appréciées que pour leurs thèmes patriotiques et leur esprit de résistance, qui serviront de modèles aux « Poésies complètes » d’un Mao Tsé-toung. En vérité, Lu You fut un poète d’une inspiration extrêmement variée. Les fleurs qu’il cueillit furent des plus diverses. Il prit son bien là où il le trouva ; et les proclamations patriotiques de ses débuts ont tendance à s’éclipser, surtout vers la fin de sa vie, devant un éloge des paysages campagnards ou le détachement d’un sage niché au fond des montagnes et forêts : « Son œuvre prolifique tisse la chronique de son quotidien, avec… un penchant inné pour la nature et les joies de la vie campagnarde qui le rapproche de Tao Yuan ming. Sa philosophie de la vie, inspirée par le détachement taoïste, transparaît dans “Adresse à mes visiteurs” : “À l’ombre des mûriers les senteurs de cent herbes / À midi le vent frais le bruit des dévidoirs à soie / Visiteurs, taisez-vous sur les affaires du monde / Et partagez plutôt avec monts et forêts la longue journée d’été” », explique M. Guilhem Fabre 2. Lu You appelait son atelier « le nid aux livres » (« shu chao » 3). Il n’y recevait pas d’invités et n’y accueillait pas son épouse ni ses enfants. Perchés sur les étagères, alignés par devant, couchés pêle-mêle sur son lit, où qu’on portât le regard, on y voyait des livres. Qu’il mangeât, bût, se levât ou s’assît ; qu’il souffrît ou gémît ; qu’il fût triste ou se mît en colère, ce n’était jamais sans un livre. Si d’aventure il songeait à sortir, le désordre inextricable des livres l’enserrait comme des branches entremêlées, et il ne pouvait avancer. Alors, il disait en riant : « N’est-ce pas là ce que j’appelle mon “nid” ? » 4
- En chinois 陸游. Autrefois transcrit Lou Yeou, Lu Yiu ou Lu Yu. À ne pas confondre avec Lu Yu, l’auteur du « Classique du thé », qui vécut quatre siècles plus tôt.
- « Instants éternels : cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine » (éd. La Différence, Paris), p. 261.
Li Qing zhao, « Œuvres poétiques complètes »
éd. Gallimard, coll. UNESCO d’œuvres représentatives-Connaissance de l’Orient, Paris
Il s’agit de Li Qing zhao 1, poétesse chinoise (XIIe siècle apr. J.-C.). Née dans une famille mandarinale cultivée, elle épousa à dix-huit ans un jeune collectionneur, Zhao Ming cheng 2. L’union fut parfaite, les deux époux partageant une passion commune pour la calligraphie et la peinture au milieu des objets d’art, dont dix chambres de leur maison étaient remplies. Mais l’invasion des Jürčen 3 fit brûler ce trésor et obligea les deux époux à se réfugier au Sud du fleuve Bleu : « Les habitants », raconte Li Qing zhao 4, « s’enfuient, de l’Est à l’Ouest, du Sud au Nord. Les montagnards projettent d’entrer dans les villes. Les citadins pensent à gagner les montagnes et les forêts. Aux heures de midi, on voit stationner de longues files de réfugiés. Il n’y a plus personne qui ne soit sans abri ». Quatre ans plus tard, Li Qing zhao perdait son mari et fut réduite à mener une vie instable sans trouver le repos. Aussi, si ses premières œuvres reflètent la période heureuse de sa vie, celles qui suivent l’exode vers le Sud et la mort de l’époux expriment la douleur. Eh bien ! ce n’est que dans ces dernières œuvres, composées sur la route et au milieu des hasards, que Li Qing zhao montre des qualités propres à une grande poétesse, et j’ose dire que ses souffrances, ses plaintes, ses larmes sont la moitié de son génie. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer son poème composé sur l’air de « Sheng sheng man » 5 (« Chaque note est lente »). Les trois premiers vers (« Je tâtonne à gauche, je cherche à droite. Solitude fraîche, solitude froide. Mon cœur erre et se perd dans tant d’ombres, pâles, sombres. ») sont cités encore de nos jours pour illustrer une grande détresse. Quant au début du vers suivant (« La chaleur subite cède au froid… »), il est devenu un proverbe pour exprimer une situation changeante. Enfin, les deux derniers vers (« Dans un tel état, comment en finir avec ce seul mot terrible : “tristesse” ? ») sont déclamés par les gens instruits pour évoquer des malheurs qui s’accumulent.
- En chinois 李清照. Parfois transcrit Li Ts’ing-tchao, Li-tsing-chao, Li Ch’ing-chao ou Li Quingzhao.
- En chinois 趙明誠.
- Les actuels Mandchous.
- « Postface au “Catalogue des inscriptions sur pierre et sur bronze (金石錄)” de Zhao Ming cheng ».
- En chinois « 声声慢 ».