Il s’agit des « Martyrs » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
« Anthologie grecque, d’après le manuscrit palatin. Tome I »
Il s’agit de l’« Anthologie grecque » d’après le manuscrit palatin du Xe siècle apr. J.-C. Le terme « anthologie », composé d’« anthos » 1 (« fleur ») et de « legô » 2 (« cueillir »), signifie un choix, un bouquet de compositions légères qui nous charment par leurs inspirations, trop courtes, d’ailleurs, pour jamais nous fatiguer ; mais plus particulièrement et par excellence, ce terme désigne dans la langue des classicistes l’« Anthologie grecque ». C’est une immense collection de quatre mille petits poèmes, formant une chaîne non interrompue depuis les temps héroïques jusqu’aux derniers temps du Bas-Empire. On y voit les changements opérés, de siècle en siècle, dans les foyers de la culture grecque éparpillés un peu partout en Europe, en Afrique et en Asie. Méléagre 3 (IIe-Ie siècle av. J.-C.) est l’un des poètes qui a fourni à l’« Anthologie » le plus de poèmes ; mais ce qui lui fait honneur encore davantage, c’est d’avoir eu l’idée de la première « Anthologie » connue. Il lui donna le titre simple et élégant de « Guirlande » ou « Couronne » (« Stephanos » 4), parce qu’il la regarda comme une couronne de fleurs et qu’il symbolisa chaque auteur par une fleur assortie : telle poétesse par un lys, telle autre par un iris, Sappho par une rose, Archiloque le satirique par la feuille d’acanthe « aux piquants redoutables » et ainsi de suite. Philippe de Thessalonique 5 (IIe siècle apr. J.-C.) et Agathias 6 (VIe siècle apr. J.-C.) firent publier des recueils d’après le même procédé. Enfin, Constantin Céphalas 7 s’empara de ces anthologies, pour en coordonner une nouvelle, dont l’unique exemplaire sera découvert dans la poussière de la Bibliothèque palatine, à Heidelberg. De là, le nom de « manuscrit palatin ». Napoléon le réclamera pour la Bibliothèque nationale de France en 1797 ; les Alliés le remettront à l’Allemagne en 1816.
- En grec ἄνθος.
- En grec λέγω.
- En grec Μελέαγρος. Parfois transcrit Méléagros. « Méléagros est un bien étrange poète, qui naquit en Judée, près du lac de Génésareth. Juif ? ou Syrien ? ou Grec ? On ne sait. Mais amoureux des femmes hébraïques et des poètes de l’Hellas », explique Pierre Louÿs (« Lettre à Paul Valéry du 31.X.1891 » dans Suzanne Larnaudie, « Paul Valéry et la Grèce », éd. Droz, Genève, p. 38).
- En grec « Στέφανος ».
« Proverbes et Autres Citations populaires du Viêt-nam »
Il s’agit d’un recueil de proverbes vietnamiens. Nul genre d’enseignement n’est plus ancien que celui des proverbes. Son origine remonte aux âges les plus reculés du globe. Dès que les hommes, mus par un instinct irrésistible ou poussés par la volonté divine, se furent réunis en société ; dès qu’ils eurent constitué un langage suffisant à l’expression de leurs besoins, les proverbes prirent naissance en tant que résumé naturel des idées communes de l’humanité. « S’ils avaient pu se conserver, s’ils étaient parvenus jusqu’à nous sous leur forme primitive », dit Pierre-Marie Quitard 1, « ils seraient le plus curieux monument du progrès des premières sociétés ; ils jetteraient un jour merveilleux sur l’histoire de la civilisation, dont ils marqueraient le point de départ avec une irrécusable fidélité. » La Bible, qui contient plusieurs livres de proverbes, dit : « Celui qui applique son âme à réfléchir sur la Loi du Très-Haut… recherche le sens secret des proverbes et revient sans cesse sur les énigmes des maximes » 2. Les sages de la Grèce eurent la même pensée que la Bible. Confucius imita les proverbes et fut à son tour imité par ses disciples. De même que l’âge de l’arbre peut se juger par le tronc ; de même, les proverbes nous apprennent le génie ou l’esprit propre à chaque nation, et les détails de sa vie privée. On en tenait certains en telle estime, qu’on les disait d’origine céleste : « C’est du ciel », dit Juvénal 3, « que nous est venue la maxime : “Connais-toi toi-même”. Il la faudrait graver dans son cœur et la méditer toujours. » C’est pourquoi, d’ailleurs, on les gravait sur le devant des portes des temples, sur les colonnes et les marbres. Ces inscriptions, très nombreuses du temps de Platon, faisaient dire à ce philosophe qu’on pouvait faire un excellent cours de morale en voyageant à pied, si l’on voulait les lire ; les proverbes étant « le fruit de l’expérience de tous les peuples et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formules »
- « Études historiques, littéraires et morales sur les proverbes français et le langage proverbial », p. 2.
- « Livre de l’Ecclésiastique », XXXIX, 1-3.
Hallâj, « Recueil du “Dîwân” • Hymnes et Prières • Sentences prophétiques et philosophiques »
éd. du Cerf, coll. Patrimoines-Islam, Paris
Il s’agit du Divan (Recueil de poésies) et autres œuvres de Husayn ibn Mansûr, mystique et poète persan d’expression arabe, plus connu sous le surnom de Hallâj 1 (« cardeur de coton »). « Ce sobriquet de “cardeur”, donné à Hallâj parce qu’il lisait dans les cœurs, y discriminant, comme le peigne à carder, la vérité d’avec la fausseté, peut fort bien lui avoir été donné tant en souvenir du réel métier de son père, que par allusion au sien propre », explique Louis Massignon 2. Pour avoir révélé son union intime avec Dieu, et pour avoir dit devant tout le monde, sous l’empire de l’extase : « Je suis la souveraine Vérité » (« Anâ al-Haqq » 3), c’est-à-dire « Je suis Dieu que j’aime, et Dieu que j’aime est moi » 4, Hallâj fut supplicié en 922 apr. J.-C. On raconte qu’à la veille de son supplice, dans sa cellule, il ne cessa de répéter : « illusion, illusion », jusqu’à ce que la plus grande partie de la nuit fût passée. Alors, il se tut un long moment. Puis, il s’écria : « vérité, vérité » 5. Lorsqu’ils l’amenèrent pour le crucifier, et qu’il aperçut le gibet et les clous, il rit au point que ses yeux en pleurèrent. Puis, il se tourna vers la foule et y reconnut son ami Shiblî : « As-tu avec toi ton tapis de prière ? — Oui. — Étends-le-moi » 6. Shiblî étendit son tapis. Alors, Hallâj récita, entre autres, ce verset du Coran : « Toute âme goûtera la mort… car qu’est-ce que la vie ici-bas sinon la jouissance précaire de vanités ? » 7 Et après avoir achevé cette prière, il dit un poème de son cru :
« Tuez-moi, ô mes fidèles, car c’est dans mon meurtre qu’est ma vie.
Ma mise à mort réside dans ma vie, et ma vie dans ma mise à mort »
Hallâj, « Le Livre “Tâwasîn” • Le Jardin de la connaissance »
Il s’agit du « Livre du Tâ et du Sîn » (« Kitâb al-Tâ-wa-Sîn » 1) et autres œuvres de Husayn ibn Mansûr, mystique et poète persan d’expression arabe, plus connu sous le surnom de Hallâj 2 (« cardeur de coton »). « Ce sobriquet de “cardeur”, donné à Hallâj parce qu’il lisait dans les cœurs, y discriminant, comme le peigne à carder, la vérité d’avec la fausseté, peut fort bien lui avoir été donné tant en souvenir du réel métier de son père, que par allusion au sien propre », explique Louis Massignon 3. Pour avoir révélé son union intime avec Dieu, et pour avoir dit devant tout le monde, sous l’empire de l’extase : « Je suis la souveraine Vérité » (« Anâ al-Haqq » 4), c’est-à-dire « Je suis Dieu que j’aime, et Dieu que j’aime est moi » 5, Hallâj fut supplicié en 922 apr. J.-C. On raconte qu’à la veille de son supplice, dans sa cellule, il ne cessa de répéter : « illusion, illusion », jusqu’à ce que la plus grande partie de la nuit fût passée. Alors, il se tut un long moment. Puis, il s’écria : « vérité, vérité » 6. Lorsqu’ils l’amenèrent pour le crucifier, et qu’il aperçut le gibet et les clous, il rit au point que ses yeux en pleurèrent. Puis, il se tourna vers la foule et y reconnut son ami Shiblî : « As-tu avec toi ton tapis de prière ? — Oui. — Étends-le-moi » 7. Shiblî étendit son tapis. Alors, Hallâj récita, entre autres, ce verset du Coran : « Toute âme goûtera la mort… car qu’est-ce que la vie ici-bas sinon la jouissance précaire de vanités ? » 8 Et après avoir achevé cette prière, il dit un poème de son cru :
« Tuez-moi, ô mes fidèles, car c’est dans mon meurtre qu’est ma vie.
Ma mise à mort réside dans ma vie, et ma vie dans ma mise à mort »
- En arabe « كتاب الطاوسين ». Par suite d’une faute, « كتاب الطواسين », transcrit « Kitâb al Tawâsîn » ou « Kitaab at-Tawaaseen ».
- En arabe حلاج. Parfois transcrit Halladsch, Ḥallâdj, Haladž, Hallage, Hallac ou Ḥallāǧ.
- « La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj. Tome I », p. 142.
- En arabe « اناالحق ». Parfois transcrit « Ana alhakk », « Ana’l Hagg » ou « En el-Hak ».
« Le Public populaire bagdadien : typologie de cette collectivité d’après ses proverbes »
dans Louis Massignon, « La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj. Tome I. La Vie de Hallâj » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, Paris), p. 311-316
Il s’agit d’un recueil de proverbes irakiens. Nul genre d’enseignement n’est plus ancien que celui des proverbes. Son origine remonte aux âges les plus reculés du globe. Dès que les hommes, mus par un instinct irrésistible ou poussés par la volonté divine, se furent réunis en société ; dès qu’ils eurent constitué un langage suffisant à l’expression de leurs besoins, les proverbes prirent naissance en tant que résumé naturel des idées communes de l’humanité. « S’ils avaient pu se conserver, s’ils étaient parvenus jusqu’à nous sous leur forme primitive », dit Pierre-Marie Quitard 1, « ils seraient le plus curieux monument du progrès des premières sociétés ; ils jetteraient un jour merveilleux sur l’histoire de la civilisation, dont ils marqueraient le point de départ avec une irrécusable fidélité. » La Bible, qui contient plusieurs livres de proverbes, dit : « Celui qui applique son âme à réfléchir sur la Loi du Très-Haut… recherche le sens secret des proverbes et revient sans cesse sur les énigmes des maximes » 2. Les sages de la Grèce eurent la même pensée que la Bible. Confucius imita les proverbes et fut à son tour imité par ses disciples. De même que l’âge de l’arbre peut se juger par le tronc ; de même, les proverbes nous apprennent le génie ou l’esprit propre à chaque nation, et les détails de sa vie privée. On en tenait certains en telle estime, qu’on les disait d’origine céleste : « C’est du ciel », dit Juvénal 3, « que nous est venue la maxime : “Connais-toi toi-même”. Il la faudrait graver dans son cœur et la méditer toujours. » C’est pourquoi, d’ailleurs, on les gravait sur le devant des portes des temples, sur les colonnes et les marbres. Ces inscriptions, très nombreuses du temps de Platon, faisaient dire à ce philosophe qu’on pouvait faire un excellent cours de morale en voyageant à pied, si l’on voulait les lire ; les proverbes étant « le fruit de l’expérience de tous les peuples et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formules »
- « Études historiques, littéraires et morales sur les proverbes français et le langage proverbial », p. 2.
- « Livre de l’Ecclésiastique », XXXIX, 1-3.
Hujwirî, « Somme spirituelle, “Kashf al-Mahjûb” »
éd. Sindbad, coll. La Bibliothèque de l’islam, Paris
Il s’agit d’Abû’l-Hasan ‘Alî al-Hujwirî 1, théologien persan né à Hujwir, banlieue de la ville de Ghaznî, dans l’actuel Afghanistan (XIe siècle apr. J.-C.). On ne connaît guère sa biographie, sinon qu’il fit de nombreux voyages et qu’il visita la Syrie, le Turkestan, l’Azerbaïdjan, l’Irak et les bords de la mer Caspienne. Le dernier, cependant, fut celui qu’il effectua à Lahore, dans l’actuel Pakistan, où il fut retenu — contre son gré, paraît-il — pendant des décennies et jusqu’à sa mort. Dans son « Kashf al-Mahjûb » 2 (« Somme spirituelle », ou littéralement « Révélation des choses voilées » 3), il se plaint de la perte de ses livres laissés à Ghaznî : « Mon cheikh », dit-il 4, « racontait d’autres anecdotes [encore], mais il m’est impossible d’en rapporter plus, mes livres ayant été laissés à Ghaznî — que Dieu la protège ! — tandis que moi-même je suis forcé de rester à Lahore, parmi les gens vils ». Il est curieux que ces « gens vils » lui aient édifié, depuis, un immense mausolée à Lahore, où il est vénéré sous le surnom de Dâtâ Gandj Bakhsh 5. Le « Kashf al-Mahjûb » est le plus ancien traité de soufisme en langue persane. Hélas ! le soufisme, tel que le conçoit Hujwirî, a d’énergiques partis pris et ressemble fort à ce qu’est l’islamisme. Il consiste surtout dans l’austérité des mœurs, dans la répression du luxe, dans une animosité systématique envers les femmes ; tout cela conçu non comme une discipline privée qu’on accepte pour soi, mais comme une loi d’État, dont le roi et les princes sont les gardiens. Dans une foule de cas, sous prétexte d’hérésie, Hujwirî atténue, altère, explique mal ce qui touche à l’extase des soufis mystiques. Il avoue que ces soufis, quelque inégaux et peu corrects qu’ils soient, ont de beaux traits ; il les cite, et ils sont si beaux qu’ils font lire sa critique : « Toutes les paroles de Hallâj », prétend-il 6, « ressemblent à celles des débutants : certaines sont plus fortes, d’autres plus faibles, d’autres plus faciles, d’autres plus inconvenantes… Il vous faut savoir que les paroles de Hallâj ne doivent pas être prises comme modèles, car il était un extatique, non pondéré, et un homme doit être pondéré avant que ses paroles fassent autorité… On rapporte qu’il disait “que les langues qui parlent sont la destruction des cœurs silencieux”… : en vérité, cette phrase est dépourvue de sens ». Et Hujwirî de s’appuyer sur des théologiens comme lui qui, à proprement parler, ne font pas partie du soufisme.
- En persan هجویری. Parfois transcrit Houdjviri, Houjwiri, Hodjvîri, Hojuirî, Hajvery, Hajveri, Hajweri, Hujweri, Hujwuri, Houdjouari, Hujwiry, Hudjwīrī ou Hujvīrī.
- En persan « کشفالمحجوب ». Parfois transcrit « Kashf-ul-Mahjab », « Kašf al-Maḥǧûb », « Kachf al-Maḥjoûb », « Kashf-ul-Mahjup », « Kaschf-ol Mahdjoub », « Keshf el-Mahdjoub », « Kashf al Mahjoob », « Kashf-al-Mehjub » ou « Kashf al-Maḥdjūb ».
- Parfois traduit « Dévoilement des mystères » ou « Révélation du caché ».
Pindare, « Olympiques • Pythiques • Néméennes • Isthmiques • Fragments »
Il s’agit de Pindare 1, poète grec (Ve siècle av. J.-C.). Pausanias rapporte « qu’étant tout jeune et s’en allant à Thespies pendant les grandes chaleurs, Pindare fut surpris du sommeil vers le milieu de la journée, et que s’étant mis hors du chemin pour se reposer, des abeilles vinrent faire leur miel sur ses lèvres ; ce qui fut la première marque du génie que devait avoir Pindare à la poésie » 2. Car cette merveille, qu’on dit être aussi arrivée par la suite à Platon et à saint Ambroise, a toujours été regardée comme le présage d’une extraordinaire habileté dans le discours. Plutarque cite Pindare plus d’une fois, et toujours avec éloge. Horace le proclame le premier des poètes lyriques et se sert de cette comparaison énergique 3 : « Comme descend de la montagne la course d’un fleuve que les pluies ont enflé par-dessus ses rives familières ; ainsi bouillonne et se précipite, immense, Pindare à la bouche profonde ». On peut dire que Pindare était très dévot et très religieux envers les dieux, et l’on en voit des preuves dans plusieurs de ses fragments, comme quand il dit « que l’homme ne saurait, avec sa faible intelligence, pénétrer les desseins des dieux » 4. Et un peu plus loin : « Les âmes des impies volent sous le ciel, autour de la terre, en proie à de cruelles douleurs, sous le joug de maux inévitables. Mais au ciel habitent les âmes des justes dont la voix célèbre, dans des hymnes, la grande divinité » 5. Platon appelle Pindare « divin » (« theios » 6) et rapporte quantité de témoignages de ce poète sur la survivance de l’âme humaine après la mort : « Pindare dit que l’âme humaine est immortelle ; que tantôt elle s’éclipse (ce qu’il appelle mourir), tantôt elle reparaît, mais qu’elle ne périt jamais ; que pour cette raison, il faut mener la vie la plus sainte possible, car “les âmes qui ont payé à Proserpine la dette de leurs anciennes fautes, elle les rend au bout de neuf ans à la lumière du soleil” » 7. Hélas ! ce beau fragment appartient à quelque ode de Pindare que nous n’avons plus. De tant d’œuvres du fameux poète, il n’est resté, pour ainsi dire, que la portion la plus profane. Ses hymnes à Jupiter, ses péans ou chants à Apollon, ses dithyrambes, ses hymnes à Cérès et au dieu Pan, ses prosodies ou chants de procession, ses hymnes pour les vierges, ses hyporchèmes ou chants mêlés aux danses religieuses, ses enthronismes ou chants d’inauguration sacerdotale, toute sa liturgie poétique enfin s’est perdue dès longtemps, dans la ruine même de l’ancien culte. Il ne s’est conservé que ses odes célébrant les quatre jeux publics de la Grèce : les jeux pythiques ou de Delphes, les jeux isthmiques ou de Corinthe, ceux de Némée et ceux d’Olympie.
- En grec Πίνδαρος.
- « Description de la Grèce », liv. IX, ch. XXIII.
- « Odes », liv. IV, poème 2.
- p. 299.
Alloula, « Les Sangsues • Le Pain • La Folie de Salim • Les Thermes du Bon-Dieu »
Il s’agit des « Thermes du Bon-Dieu » (« Hammam Rabi » 1) et autres pièces de M. Abdelkader Alloula 2, dramaturge algérien (XXe siècle). « Abdelkader était passionné de théâtre », dit M. Gilbert Grandguillaume 3, « et il fallait l’être pour s’y lancer dans les années Boumediene 4, une période où la police militaire était omniprésente, la censure généralisée, l’administration tatillonne et déjà corrompue… Nul ne sait qui a armé la main des deux irresponsables qui l’ont assassiné le 10 mars 1994 à Oran alors qu’il sortait de sa maison. » Ce jour-là, l’Algérie a perdu un homme qui avait saisi le sens profond de la culture, qui œuvrait à donner à son pays un théâtre qui fût compris de tous et qui empruntât ses formes aux traditions séculaires. Car, parallèlement au théâtre de type occidental, qu’on consommait en salle fermée et dans les villes, les populations rurales de l’Algérie continuaient à pratiquer un théâtre traditionnel : celui de la « halqa » 5 (« anneau »). La représentation de ce mode théâtral se déroulait en plein air, généralement les jours de marché. Les spectateurs s’asseyaient à même le sol, épaule contre épaule, et formaient ainsi un cercle allant de cinq à douze mètres de diamètre. À l’intérieur de ce cercle, évoluait seul le « meddah » 6 (« conteur »), qui était à la fois l’acteur et l’auteur, interprétant à sa façon toutes sortes de personnages. Un accessoire ordinaire — sa cape, ses chaussures ou une pierre entreposée au centre de l’espace théâtral — devenait pour les auditeurs, sous l’emprise de son verbe magique, une source empoisonnée, une bête féroce blessée ou une épouse abandonnée. « Après l’indépendance nationale… les premières transformations révolutionnaires projetèrent l’activité théâtrale [vers les campagnes]. Les représentations se donnaient en plein air, au grand jour, gratuitement et sur toutes sortes d’espaces : cours d’écoles, chantiers de villages agricoles en construction, réfectoires à l’intérieur d’usines… C’est précisément dans ce grand enthousiasme, dans ce grand déplacement vers les masses laborieuses… que notre activité théâtrale de type [occidental] a révélé ses limites. En effet, les nouveaux publics paysans ou d’origine paysanne avaient des comportements culturels propres face à la représentation théâtrale. Les spectateurs s’asseyaient à même le sol, et formaient naturellement une “halqa” autour de notre dispositif scénique… Certains spectateurs tournaient franchement le dos à la sphère de jeu pour mieux écouter le texte », dit M. Alloula 7. Le mouvement théâtral de M. Alloula, malgré ses limites et les obstacles qui jalonnèrent son itinéraire, contribua ainsi pour une part appréciable à la renaissance artistique de l’Algérie.
- En arabe « حمام ربي ». Parfois transcrit « Ḥammām Rabbī ».
- En arabe عبد القادر علولة.
- « Abdelkader Alloula, un homme de culture algérienne », p. 10-11.
- Les années 1970.
Alloula, « Les Généreux • Les Dires • Le Voile »
Il s’agit des « Généreux » (« El Ajouad » 1) et autres pièces de M. Abdelkader Alloula 2, dramaturge algérien (XXe siècle). « Abdelkader était passionné de théâtre », dit M. Gilbert Grandguillaume 3, « et il fallait l’être pour s’y lancer dans les années Boumediene 4, une période où la police militaire était omniprésente, la censure généralisée, l’administration tatillonne et déjà corrompue… Nul ne sait qui a armé la main des deux irresponsables qui l’ont assassiné le 10 mars 1994 à Oran alors qu’il sortait de sa maison. » Ce jour-là, l’Algérie a perdu un homme qui avait saisi le sens profond de la culture, qui œuvrait à donner à son pays un théâtre qui fût compris de tous et qui empruntât ses formes aux traditions séculaires. Car, parallèlement au théâtre de type occidental, qu’on consommait en salle fermée et dans les villes, les populations rurales de l’Algérie continuaient à pratiquer un théâtre traditionnel : celui de la « halqa » 5 (« anneau »). La représentation de ce mode théâtral se déroulait en plein air, généralement les jours de marché. Les spectateurs s’asseyaient à même le sol, épaule contre épaule, et formaient ainsi un cercle allant de cinq à douze mètres de diamètre. À l’intérieur de ce cercle, évoluait seul le « meddah » 6 (« conteur »), qui était à la fois l’acteur et l’auteur, interprétant à sa façon toutes sortes de personnages. Un accessoire ordinaire — sa cape, ses chaussures ou une pierre entreposée au centre de l’espace théâtral — devenait pour les auditeurs, sous l’emprise de son verbe magique, une source empoisonnée, une bête féroce blessée ou une épouse abandonnée. « Après l’indépendance nationale… les premières transformations révolutionnaires projetèrent l’activité théâtrale [vers les campagnes]. Les représentations se donnaient en plein air, au grand jour, gratuitement et sur toutes sortes d’espaces : cours d’écoles, chantiers de villages agricoles en construction, réfectoires à l’intérieur d’usines… C’est précisément dans ce grand enthousiasme, dans ce grand déplacement vers les masses laborieuses… que notre activité théâtrale de type [occidental] a révélé ses limites. En effet, les nouveaux publics paysans ou d’origine paysanne avaient des comportements culturels propres face à la représentation théâtrale. Les spectateurs s’asseyaient à même le sol, et formaient naturellement une “halqa” autour de notre dispositif scénique… Certains spectateurs tournaient franchement le dos à la sphère de jeu pour mieux écouter le texte », dit M. Alloula 7. Le mouvement théâtral de M. Alloula, malgré ses limites et les obstacles qui jalonnèrent son itinéraire, contribua ainsi pour une part appréciable à la renaissance artistique de l’Algérie.
- En arabe « الأجواد ». Parfois transcrit « El-Adjouad », « El Aǧwād » ou « El Agouad ».
- En arabe عبد القادر علولة.
- « Abdelkader Alloula, un homme de culture algérienne », p. 10-11.
- Les années 1970.
Kharaqânî, « Paroles d’un soufi »
Il s’agit d’Abû’l-Hasan Kharaqânî 1, mystique persan qui ne savait ni lire ni écrire (Xe-XIe siècle apr. J.-C.). Ce n’était pas un théoricien, mais un saint absorbé dans la contemplation et les pratiques ascétiques. « Cet océan de tristesse, cet homme plus solide que le roc, ce soleil divin, ce ciel sans confins, ce prodige du Seigneur, ce pôle de l’époque, Abû’l-Hasan Kharaqânî — que Dieu lui fasse miséricorde ! — était le roi des rois de tous les maîtres… Il avait la stabilité d’une montagne, il était le phare de la connaissance… Il était le dépositaire des secrets de la vérité. Il avait une envergure d’âme extraordinaire et un rang sublime. Son savoir de la chose divine était immense, et l’intempérance de son discours le couvrait d’un lustre incomparable », dit Attar 2.
Lorsque Kharaqânî était enfant, ses parents l’envoyaient garder les bêtes dans les champs, un déjeuner dans les mains. L’enfant distribuait secrètement son déjeuner en aumône et ne mangeait rien jusqu’au soir. Un jour qu’il labourait la terre, l’appel à la prière retentit. Il alla accomplir son devoir, et lorsque les hommes eurent achevé de prier, ils s’aperçurent que les bœufs de Kharaqânî labouraient tout seuls. Il se prosterna et dit : « Ô Seigneur ! j’ai pourtant entendu dire que tu cachais ceux que tu aimes aux yeux des hommes »
Zao, « Ancien Combattant »
Il s’agit de Casimir Zoba, chanteur et auteur-compositeur congolais, plus connu sous le surnom de Zao. Les hommes vivent au milieu de la faim, de la faiblesse, de la mort. Heureux encore s’ils n’employaient pas à se combattre et s’entretuer mutuellement le peu de jours qu’ils ont à passer ensemble ! Quelles sont les premières marques du passage humain que l’on ait retrouvées sous les cendres éteintes du Vésuve ? Des armes, des instruments de torture, des corps enchaînés. « Il y a un sage qui disait : “Tant que l’humanité ne tuait pas la guerre, la guerre tuait l’humanité”. Alors, moi », dit Zao 1, « je me suis mis à la place d’un ancien combattant qui a fait les deux grandes guerres et qui dénonce ce qu’il a vécu, et j’en appelle à la paix. Je le fais parler dans le mauvais français qui était le sien ». Zao a d’abord été instituteur avant d’embrasser une carrière musicale. À cette époque, il y avait l’Angola, proche de son Congo-Brazzaville natal, qui était en guerre. À l’école, il retraçait aux enfants tous les conflits auxquels l’Afrique noire avait pris part. De fil en aiguille, il a écrit « Ancien Combattant » pour crier à la bêtise humaine. Sous le déguisement d’un troubadour au rire débonnaire, aux yeux qui tourneboulent, au parler créolisant, se cachait une réelle profondeur : « Zao [construit] à travers l’épopée de l’ancien combattant le prototype du résistant à la sous-humanisation. Déraciné et mobilisé pour aller affronter, contre son gré, l’horreur de la guerre, l’ancien combattant est… un sujet réélaborateur de sens. Son refus de tout anéantissement s’exprime par la création d’une langue bâtarde : le petit-nègre. Comme les parlers créolisants connus dans l’histoire, le petit-nègre obéit à une [triple] fonctionnalité : il est à la fois espace de repli, réappropriation d’une identité diluée et subversion à l’égard des [principes] syntaxiques… Zao précisément fait intervenir un nouveau tournant dans la musique congolo-zaïroise par ce [triple] mouvement. Loin des modes passagères et de la recherche du succès éphémère, il comble un horizon d’attente, dans une Afrique qui reçoit sa musique comme une parole révélée », fait comprendre M. Grégoire Ndaki
- Dans « Les Voix de l’Afrique », p. 85.
Chateaubriand, « Mélanges et Poésies »
Il s’agit des « Mélanges et Poésies » et autres œuvres de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »