Il s’agit des « Mille et une Nuits » (« Alf layla wa-layla » 1), contes arabes. Rarement, la richesse de la narration et les trésors de l’imagination ont été dépensés dans une œuvre avec plus de prodigalité ; et rarement, une œuvre a eu une réussite plus éclatante que celle des « Mille et une Nuits » depuis qu’elle a été transportée en France par l’orientaliste Antoine Galland au commencement du XVIIIe siècle. De là, elle a immédiatement rempli le monde de sa renommée, et depuis, son succès n’a fait que croître de jour en jour, sans souffrir ni des caprices de la mode ni du changement des goûts. Quelle extraordinaire fécondité dans ces contes ! Quelle variété ! Avec quel inépuisable intérêt on suit les aventures enchanteresses de Sindbad le Marin ou les merveilles opérées par la lampe d’Aladdin : « C’est dans l’Orient même que l’enfance du genre humain se montre avec toute sa grâce et toute sa naïveté », dit Édouard Gauttier d’Arc 2. « On y chercherait en vain ou ces teintes mélancoliques du Nord, ou ces allusions sérieuses et profondes [des] Grecs. [Ici], on voit que l’imagination ne s’est mise en œuvre que pour se créer à elle-même des plaisirs… Ces génies qu’elle a produits, vont répandant partout les perles, l’or, les diamants ; ils élèvent en un instant des palais superbes ; ils livrent à celui qu’ils favorisent, des houris 3 enchanteresses ; ils l’accablent, en un mot, de toutes les jouissances, sans qu’il se donne aucune peine pour les acquérir. Il faut aux Orientaux un bonheur facile et complet ; ils le veulent sans nuages, comme le soleil qui les éclaire. »
« Paraboles de Sendabar sur les ruses des femmes »
Il s’agit de la version hébraïque des « Paraboles de Sendabar sur les ruses des femmes » (« Mishle Sendabar » 1), ou mieux « Paraboles de Sindebad », contes d’origine indienne, dont il existe des imitations dans la plupart des langues orientales, et qui, sous le titre de « L’Histoire des sept sages de Rome » (« Historia septem sapientum Romæ »), ont obtenu un très vif succès en Europe occidentale, où les trouvères français en ont fait « Le Roman des sept sages ». Le renseignement le plus ancien et le plus utile que nous ayons sur ces contes, nous est donné par l’historien Massoudi (Xe siècle apr. J.-C.). Dans un chapitre intitulé « Généralités sur l’histoire de l’Inde, ses doctrines, et l’origine de ses royaumes », cet historien attribue le « Livre des sept vizirs, du maître, du jeune homme et de la femme du roi » à un sage indien, contemporain du roi Harṣa Vardhana (VIIe siècle apr. J.-C.), et qu’il nomme Sindebad 2. Ainsi donc, c’est en Inde que l’imagination humaine, féconde et exubérante comme la vallée du Gange, a enfanté ces contes ; c’est de l’Inde qu’ils ont pris leur envol en se répandant aux extrémités du monde pour nous amuser et instruire. Et si nous faisons l’effort de remonter de siècle en siècle, de langue en langue — du français au latin, du latin à l’hébreu, de l’hébreu à l’arabe, de l’arabe au pehlvi, du pehlvi au sanscrit — nous arrivons à Sendabar ou Sendabad ou Sindebad ou Sindbad, qu’il ne faut pas confondre du reste avec le marin du même nom dans les « Mille et une Nuits ». Tous ces noms paraissent corrompus. En tout cas, en l’absence du texte original sanscrit, je m’en réfère à la version hébraïque. En voici l’intrigue : Une reine devient amoureuse de son beau-fils, qui rejette les vaines avances de cette femme. Elle en est irritée et l’accuse d’avoir voulu la séduire, un peu comme Phèdre a accusé Hippolyte, ou comme la femme de Putiphar a accusé Joseph. Le roi condamne son fils ; mais, durant une semaine, le jugement demeure suspendu. Chaque jour, l’un des sept sages voués à l’éducation du jeune prince fait au monarque un récit qui a pour but de lui inspirer quelque défiance à l’égard des femmes ; et la reine y répond, chaque jour, par un récit qui doit produire l’effet contraire. Enfin, le prince démontre son innocence, et la reine est condamnée ; mais le jeune homme demande et obtient la grâce de la coupable.
« Chansons jaillies de l’âme du peuple [vietnamien] »
Il s’agit d’une anthologie de la littérature populaire du Viêt-nam. Longtemps dédaignée par les lettrés, parce qu’elle ne menait pas aux carrières mandarinales, cette littérature avait toujours été cultivée par l’effort anonyme du peuple. Ainsi donc, à côté de la littérature officielle, qui chantait en vers savants les hommes et les choses de la Chine, il existait une littérature populaire, en grande partie orale, qui exprimait sous une forme tantôt naïve et simple, tantôt narquoise et volontiers humoristique, l’âme populaire du Viêt-nam. « Tandis que les lettrés s’enfermaient dans leur tour d’ivoire et se plaisaient à composer des vers chinois qui, ici, ressemblent bien aux vers latins, ou à commenter les vieux classiques, le peuple travaillait à former la langue et à produire cette riche littérature populaire composée de dictons, de proverbes, de sentences, de distiques, de phrases, locutions et expressions plus ou moins assonancées portant des allusions aux faits du passé ou aux coutumes locales, et surtout de chansons, de ces belles et douces chansons qui s’élèvent les nuits d’été du fond des paillotes ou de l’immensité des rizières et des étangs et semblent se répercuter dans l’espace jusqu’à la cime frissonnante des bambous. Elles sont, ces chansons, d’un charme infini, d’une suavité profonde. Quiconque a entendu une fois chanter par des repiqueuses de riz du delta tonkinois ou des sampanières de la rivière de Huê des chansons comme celle-ci :
Montagne, ô montagne, pourquoi êtes-vous si haute ?
Vous cachez le soleil et vous me cachez le visage de mon bien-aimé !
n’oubliera jamais cet accent d’indéfinissable mélancolie lamartinienne qui révèle le fonds de poésie de la race, en même temps qu’il montre l’excellence de la langue capable d’exprimer de tels sentiments », dit très bien Phạm Quỳnh
Đặng Trần Côn, Đoàn Thị Điểm et Hoàng Xuân Nhị, « Plaintes de la femme d’un guerrier »
Il s’agit des « Plaintes de la femme d’un guerrier » 1 (« Chinh phụ ngâm » 2), poème vietnamien (XVIIIe siècle apr. J.-C.) où sont exprimées les douleurs d’une femme séparée de son mari par la guerre, en même temps que les déceptions éternelles d’une humanité aspirant aux simples joies de l’amour. Bien que ces « Plaintes » ne soient pas un pamphlet antimilitariste, elles prennent un tel accent d’impuissant désespoir, elles sont si sincères dans leur inquiétude, qu’elles suscitent une aversion instinctive contre la guerre. On raconte que certains soldats, en les entendant chanter, désertaient :
« Sur les champs de carnage, la vie aventureuse du soldat
N’est que trop semblable à la couleur des feuilles ! » 3
Écrites d’abord en chinois classique par Đặng Trần Côn, ces « Plaintes » furent ensuite adaptées en vietnamien par une femme célèbre, Đoàn Thị Điểm, et enfin en français par un écrivain injustement oublié, M. Hoàng Xuân Nhị. Tous les trois étaient Vietnamiens ; tous les trois vivaient des époques troublées, des époques qui arrachaient les jeunes gens à leurs foyers ; et les scènes déchirantes dont ils étaient les témoins, entraient pour quelque chose dans leur inspiration. De Đặng Trần Côn, nous ne savons rien de vraiment bien précis, sinon qu’il composa son poème dans une période de luttes intestines entre les seigneurs du Nord et du Sud. Tout le monde le lisait et l’admirait, et quelques-uns allaient jusqu’à dire : « Toute son intelligence se manifeste dans ce long poème. L’auteur vivra encore trois ans tout au plus » 4. Cette prophétie fut malheureusement réalisée : Đặng Trần Côn mourut, en effet, trois ans plus tard, poussé, semble-t-il, au suicide. Quant à la poétesse Đoàn Thị Điểm, surnommée Hồng Hà (« Reflets-Roses »), nous n’avons d’autres renseignements sur elle que ceux fournis par son oraison funèbre : « En agitant son pinceau pour décrire les paysages, elle exprima des sentiments très profonds… capables d’émouvoir même les Immortels… Hélas ! elle n’avait pas de demeure stable… Mariée seulement après la trentaine, elle quitta la terre la quarantaine passée. Sa voix et sa physionomie restèrent inconnues ; ses œuvres artistiques — sans écho ; elle partit sans avertir sa vieille mère. N’est-ce pas que le destin est bizarre ? Le ciel est-il donc injuste ? »
Galland, « Journal, [pendant] la période parisienne. Tome I (1708-1709) »
éd. Peeters, coll. Association pour la promotion de l’histoire et de l’archéologie orientales-Mémoires, Louvain
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
Galland, « Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome II »
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
Galland, « Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome I »
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
« La Courtoisie dans la poésie irakienne : un poète de transition, Baššār b. Burd »
dans Jean-Claude Vadet, « L’Esprit courtois en Orient » (éd. G.-P. Maisonneuve et Larose, Paris), p. 159-193
Il s’agit de Bachar ibn Bourd 1, poète persan d’expression arabe (VIIIe siècle apr. J.-C.). Il naquit en Irak, où son père avait été amené comme esclave. Lui-même était esclave, mais ayant obtenu son affranchissement de la femme arabe dont il était la propriété, il vécut tantôt à Bassorah, sa ville natale, tantôt à Bagdad. Toutefois, quand on lui demandait d’où provenait le mérite des poésies qu’il composait, il en faisait remonter l’origine à la lignée des anciens rois de Perse, à laquelle il se rattachait. C’était un zoroastrien qui ne cachait pas sa haine envers les musulmans et qui remerciait le ciel de l’avoir privé de la vue « pour ne pas voir ceux que je hais », disait-il 2. Car, en effet, Bachar était aveugle de naissance. À cette infirmité, qui avait placé deux morceaux de chair rouge à la place de ses yeux, s’ajoutaient également les laideurs d’une variole, qu’il avait eue dans sa jeunesse. Et cependant, « la nature l’[avait doté] d’une prodigieuse invention verbale, d’une mémoire sans faille et d’une intelligence qui lui faisait pénétrer tout ce qu’elle touchait ou devinait », dit M. Régis Blachère 3. Avant de réciter une poésie, Bachar frappait dans ses mains comme un fou, toussait et crachait à droite et à gauche ; mais dès qu’il avait ouvert la bouche, il provoquait l’admiration. Ses séances de poésie étaient particulièrement fréquentées par les femmes, et il lui arrivait de s’éprendre d’amour au seul son d’une voix ou à la description qu’on lui faisait d’une beauté. On lui demanda : « Comment peux-tu aimer sans même avoir vu ? » Il répondit : « Souvent l’oreille aime avant l’œil » 4. Et aussi :
« Laissez mon cœur à son choix et contentement !
C’est par le cœur, non par les yeux, que regarde l’amant.
Dans l’instance d’amour, les yeux ne voient, les oreilles n’entendent que par le cœur »
- En arabe بشار بن برد. Parfois transcrit Bachchâr ibn Bourd, Bachchar b. Bord, Bachar-ben-Berd, Basschâr ibn Bord, Baschschar ibn Burd, Bashar ibnu Bourd ou Baššār b. Burd.
- Dans Clément Huart, « Littérature arabe », p. 68.
- « Le Cas Baššâr dans le développement de la poésie arabe ».
- Dans « La Poésie arabe ; anthologie établie, traduite et présentée par René Rizqallah Khawam » (éd. Phébus, coll. Domaine arabe, Paris), p. 128.
Bâyazîd, « Les Dits, “Shatahât” »
éd. Fayard, coll. L’Espace intérieur, Paris
Il s’agit des « Dits extatiques » (« Shatahât » 1) de Bâyazîd Bistâmî 2, l’un des premiers soufis de la Perse, et aussi l’un des plus célèbres (IXe siècle apr. J.-C.). Cet homme solitaire atteignit le plus haut degré du soufisme, c’est-à-dire l’union mystique avec Dieu, au point qu’il disait être devenu Dieu Lui-même : « Je me suis dépouillé de mon “moi” comme la vipère de sa peau. Puis je me suis regardé : j’étais Lui » 3. Et plus loin : « Louange à moi, louange à moi ! je suis [le] Seigneur Très-Haut » 4 (« Subhânî, subhânî ! mâ a’zam sha’nî » 5). Ces paroles audacieuses, qu’il faut prendre au sens allégorique, faillirent lui coûter la vie ; elles coûteront celle de Hallâj. Un maître soufi et un contemporain de Bâyazîd, Junayd Baghdâdî, les traduira en arabe, langue dans laquelle elles sont parvenues jusqu’à nous. La recherche du dépouillement se manifestait chez Bâyazîd par le renoncement au monde et par la sublimation des actes spirituels tels que la méditation. Chaque fois qu’il souhaitait méditer, Bâyazîd s’enfermait dans sa maison et en bouchait tous les orifices, pour qu’aucun bruit n’y pénétrât. Si, malgré tout, quelque curieux frappait à sa porte, il criait : « Qui cherches-tu ? — Bâyazîd Bistâmî. — Mon enfant, Bâyazîd Bistâmî cherche Bâyazîd Bistâmî depuis quarante ans » 6. Comme on ne le voyait jamais aux cérémonies ni aux réceptions, on le lui reprocha : « Jadis, les saints rendaient visite aux malades, assistaient aux funérailles et allaient présenter leurs condoléances ». À quoi il répondit : « Ils agissaient ainsi guidés par leur raison ; ils ne sont pas comme moi qui suis dépossédé de ma raison » 7. On lui demanda d’où lui venait l’état de bonheur, dans lequel il se trouvait : « J’ai rassemblé toutes les nécessités de la vie, je les ai fagotées avec la corde du contentement… et je les ai lancées dans l’océan du désespoir. Alors, je fus soulagé »
- En arabe « شطحات ». Parfois transcrit « Šaṭaḥāt » ou « Chatahât ».
- En persan بایزید بسطامی. Autrefois transcrit Baeizeed Bastamy, Bayazid Bustami, Bayézid Bisthâmî, Báyazyd Bistámy, Bayezid-Bestamy ou Bāyazīd Besṭāmī. En arabe Abû Yazîd Bistâmî (أبو يزيد البسطامي). Autrefois transcrit Abu Iezid al Basthami, Abu Yazid al Bastami, Abou-Yezid-al-Bostami ou Abû-Jezîd el-Besthâmî.
- p. 59.
- p. 44.
Tyrtée, « Les Chants »
Il s’agit de Tyrtée 1, poète grec (VIIe siècle av. J.-C.), fondateur de l’élégie guerrière, qui chanta le bonheur de combattre et de mourir pour la patrie ; l’indigence et l’éternel opprobre attachés au lâche ; l’immortalité qui récompense le héros en le faisant vivre dans une éternelle jeunesse ; bref, la vertu martiale élevée au-dessus de tout. Nous n’avons plus de Tyrtée que trois chants. Ils suffisent à justifier les éloges prodigués par Platon qui, dans son premier livre des « Lois », dit : « Ô Tyrtée, chantre divin, tu es à mes yeux un homme sage et vertueux » 2 ; et Horace qui, dans son « Art poétique », écrit qu’à la suite de « Tyrtée, dont les vers animaient au combat les cœurs guerriers, les oracles ne répondirent plus qu’en vers » 3. Mais le plus bel éloge de tous est celui que lui donna le fameux chef des trois cents Spartiates, Léonidas, lorsqu’il répondit à quelqu’un qui voulait savoir en quel degré d’estime il tenait Tyrtée : « Je le crois propre », affirma-t-il 4, « à inspirer de l’ardeur aux jeunes gens. Ses poésies les pénètrent d’un sentiment si vif d’enthousiasme, que dans les combats ils affrontent sans ménagement les plus grands dangers ». D’un art très simple, ses vers arrivent pourtant à arracher les auditeurs aux petitesses du présent en les forçant de vénérer le sublime. On y entend le cliquetis des armes, les cris de mort et de victoire ; on y sent avec un autre poète 5 que « l’acier, le fer, le marbre ne sont rien ; il n’est qu’un seul rempart : le bras du citoyen ». Ce n’est pas étonnant qu’avec tant de chaleur patriotique, Tyrtée ait enflammé les cœurs des jeunes Spartiates, si inflammables par ailleurs. Il est dommage que le peu qui nous reste de lui ne soit pas plus étendu ou mieux connu. « Les vers de Tyrtée sont un des plus énergiques encouragements au patriotisme que présente la littérature, et aussi l’un des plus simples, l’un de ceux qui, par la clarté de la forme et la vivacité de l’image, sont le plus assurés de trouver, toujours et partout, le chemin du cœur », explique Alfred Croiset
- En grec Τυρταῖος. Parfois transcrit Tirtée ou Tyrtæus.
- En grec « Ὦ Τύρταιε, ποιητὰ θειότατε, δοκεῖς… σοφὸς ἡμῖν εἶναι καὶ ἀγαθός ».
- En latin « Tyrtæusque mares animos in Martia bella / Versibus exacuit ; dictæ per carmina sortes ».
Jamîl, « Élégie »
dans « Journal des savants », 1829, p. 419-420
Il s’agit de Jamîl ibn Ma‘mar 1 (VIIe siècle apr. J.-C.), poète arabe qui devint célèbre par la tendresse de ses sentiments et la constance de son amour envers Buthayna 2 au point qu’on le surnomma Jamîl Buthayna 3 (« le Jamîl de Buthayna »). On raconte que la première fois que Jamîl s’attacha à Buthayna fut lorsqu’il alla un jour abreuver son bétail. Il s’endormit, laissant ses chameaux remonter la vallée au bord de laquelle était installé le clan de Buthayna. Celle-ci, en allant puiser de l’eau avec une voisine, passa près des chameaux et les chassa. Elle n’était encore qu’une fillette. Jamîl l’insulta ; elle lui répondit par des railleries qu’il trouva agréables. Alors, il composa le poème suivant : « Ô Buthayna, ce sont des insultes qui ont déclenché notre amour dans la vallée de Baghîd. Nous lui avons adressé des propos auxquels elle répondit par des paroles semblables. C’est vrai, ô Buthayna, que chaque parole appelle une réponse » 4. Il prit, par la suite, l’habitude de lui rendre visite en l’absence des hommes du clan et de bavarder avec elle, jusqu’au moment où l’on eut vent de l’affaire. Il demanda sa main, mais on la lui refusa. Lorsqu’on la maria, il continua à la rencontrer chez elle à l’insu de son mari. On s’en plaignit au gouverneur, et celui-ci ordonna qu’au cas où Jamîl rendrait visite à Butayna, il serait permis de verser son sang. Jamîl s’enfuit au Yémen ; mais chaque nuit, il gravissait les dunes du désert pour respirer le vent qui venait du pays de Buthayna : « Ne vois-tu pas combien je suis éperdu et que mon corps est défait ? Un souffle seulement de parfum de Buthayna… il faut si peu à mon âme et même moins que si peu » 5. On dit que Jamîl mourut en Égypte peu de temps après. Lorsque la nouvelle de sa mort fut parvenue à la Mecque, et que Buthayna, après avoir interrogé le porteur de cette fatale nouvelle, ne put plus douter de la perte de son amant, elle exprima sa douleur par les vers suivants, les seuls qui se soient conservés de sa poésie : « Certes, l’heure où j’oublierai le souvenir de Jamîl, est une heure que le cours du temps n’a point encore amenée ; et puisse-t-elle ne jamais arriver ! Ô Jamîl, ô fils de Ma‘mar, quand la mort t’aura frappé, que m’importe d’éprouver les tourments de la vie ou de goûter ses douceurs ! »
- En arabe جميل بن معمر. Parfois transcrit Gemil, Djémil, Ǧamīl ou Djamīl.
- En arabe بثينة. Parfois transcrit Boçaïna, Bothéina, Botheïnah, Botaïna, Botaïnah, Buṯayna, Butaynah, Bothayna ou Bouthayna. On rencontre aussi la graphie Bathna (بثنة) dont Buthayna est le diminutif.
- En arabe جميل بثينة.
- Dans Abû al-Faraj, « La Femme arabe dans “Le Livre des chants” », p. 76.
- Dans Jean-Claude Vadet, « L’Esprit courtois en Orient », p. 365.
Lâtifî, « Éloge d’Istanbul »
Il s’agit de l’« Éloge d’Istanbul » (« Evsâf-ı İstanbul » 1) de Lâtifî 2. Au XVIe siècle apr. J.-C., la capitale de l’Empire ottoman formait un espace tellement vaste, que chacun de ses côtés composait un climat, et chacun de ses quartiers équivalait à une grande province. Sa majesté et sa puissance infinies méritaient et confirmaient le verset du Coran : « une ville telle que jamais on n’en créa de semblable, dans aucun pays » 3. Les retentissantes expéditions de Soliman, qui ébranlèrent l’Europe et l’Asie, n’arrêtèrent pas les pacifiques travaux des arts à Istanbul. On érigeait des monuments superbes, parmi lesquels la mosquée de Soliman, chef-d’œuvre de grandeur dont l’élégante coupole était ornée, de la main du calligraphe Ahmed Karahisari, de cet autre verset du Coran : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre ! Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe » 4 ; on bâtissait des ponts, des bazars ; et deux cents poètes chantaient et trouvaient des auditeurs, au milieu du fracas continuel que la guerre apportait des deux rives du Bosphore. Comme tout jeune provincial, Lâtifî rêvait de voir et de fréquenter cette ville dont la renommée s’élevait jusqu’au firmament. Quand le désir de s’y promener et de s’y distraire remplit tout son cœur et toutes ses pensées, cet homme de lettres quitta son Kastamonu natal et lointain, et se rendit à Istanbul. « Je découvris », dit-il 5, « un tel ensemble de merveilles et une telle source de curiosités que jamais les yeux du monde n’en ont vu de pareilles. Aucun chantre disert en versets et aucun prosateur parfait du verbe, parmi les compilateurs débordant d’éloquence et les… orfèvres du vers, n’a été capable de griffonner ou de gribouiller un traité de belle composition ou un article de bonne renommée, apte à offrir un miroir d’écriture, une description et une appréciation à ceux qui… ne l’ont pas vue. » Ce fut pour cette raison et par un désir de gloire que Lâtifî entreprit, malgré les « faibles et insuffisants moyens » 6 que l’indifférence des citadins laissait à sa disposition, de faire l’éloge de cette ville enchanteresse, remplie de multitude, de ce lieu digne d’émerveillement où pauvres et riches, nobles et vilains se côtoyaient dans un pittoresque brouhaha.
« Les Paroles remarquables, les Bons Mots et les Maximes des Orientaux »
Il s’agit d’un recueil de proverbes arabes, persans et turcs. Nul genre d’enseignement n’est plus ancien que celui des proverbes. Son origine remonte aux âges les plus reculés du globe. Dès que les hommes, mus par un instinct irrésistible ou poussés par la volonté divine, se furent réunis en société ; dès qu’ils eurent constitué un langage suffisant à l’expression de leurs besoins, les proverbes prirent naissance en tant que résumé naturel des idées communes de l’humanité. « S’ils avaient pu se conserver, s’ils étaient parvenus jusqu’à nous sous leur forme primitive », dit Pierre-Marie Quitard 1, « ils seraient le plus curieux monument du progrès des premières sociétés ; ils jetteraient un jour merveilleux sur l’histoire de la civilisation, dont ils marqueraient le point de départ avec une irrécusable fidélité. » La Bible, qui contient plusieurs livres de proverbes, dit : « Celui qui applique son âme à réfléchir sur la Loi du Très-Haut… recherche le sens secret des proverbes et revient sans cesse sur les énigmes des maximes » 2. Les sages de la Grèce eurent la même pensée que la Bible. Confucius imita les proverbes et fut à son tour imité par ses disciples. De même que l’âge de l’arbre peut se juger par le tronc ; de même, les proverbes nous apprennent le génie ou l’esprit propre à chaque nation, et les détails de sa vie privée. On en tenait certains en telle estime, qu’on les disait d’origine céleste : « C’est du ciel », dit Juvénal 3, « que nous est venue la maxime : “Connais-toi toi-même”. Il la faudrait graver dans son cœur et la méditer toujours. » C’est pourquoi, d’ailleurs, on les gravait sur le devant des portes des temples, sur les colonnes et les marbres. Ces inscriptions, très nombreuses du temps de Platon, faisaient dire à ce philosophe qu’on pouvait faire un excellent cours de morale en voyageant à pied, si l’on voulait les lire ; les proverbes étant « le fruit de l’expérience de tous les peuples et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formules »
- « Études historiques, littéraires et morales sur les proverbes français et le langage proverbial », p. 2.
- « Livre de l’Ecclésiastique », XXXIX, 1-3.