Il s’agit des « Lettres d’une Péruvienne » de Françoise de Graffigny 1, femme de lettres française (XVIIIe siècle), dont le bel esprit et l’élégance du style firent dirent à un critique 2 « qu’elle faisait infidélité à son sexe, en usurpant les talents du nôtre ». Née Françoise d’Happoncourt, elle fut mariée — ou pour mieux dire — sacrifiée à François Huguet de Graffigny, homme emporté, jaloux et extrêmement violent. Dès les premières années de vie conjugale, elle se vit exposée aux mépris et aux insultes ; des injures, son mari en vint aux coups, et la chose fit tant d’éclat qu’étant parvenue à la police, il y eut ordre d’emprisonner cet homme brutal qui, sitôt relâché, fit suivre ses premiers excès par quantité d’autres. Il lui arriva plusieurs fois de terrasser son épouse à coups de pied et de poing, et après une fausse couche qu’elle eut, de lui mettre l’épée nue sur l’estomac. La pauvre femme perdit tous ses enfants en bas âge et eut beaucoup à souffrir ; la lettre suivante le montre assez : « Mon cher père », y dit Graffigny 3, « je suis obligée dans l’extrémité où je me trouve de vous supplier de ne me point abandonner et de m’envoyer au plus vite chercher par M. de Rarécourt, car je suis en grand danger et suis toute brisée de coups. Je me jette à votre miséricorde et vous prie que ce soit bien vite ». Après avoir pendant de longues années donné des preuves d’une patience héroïque, elle parvint à obtenir une séparation juridique. Libérée des horribles chaînes qu’elle avait trop longtemps portées, elle vint à Paris. Sa vie n’avait été qu’un tissu de malheurs et de désagréments, et ce fut dans ces malheurs qu’elle puisa le sentiment d’une immense tristesse, d’une mélancolie de tous les instants qui caractérisa son roman « Lettres d’une Péruvienne » : « Il ne me reste », y dit-elle 4, « que la triste consolation de [vous] peindre mes douleurs… Que j’ai de joie à [vous les] dire, à leur donner toutes les sortes d’existences qu’elles peuvent avoir ! Je voudrais les tracer sur le plus dur métal, sur les murs de ma chambre, sur mes habits, sur tout ce qui m’environne, et les exprimer dans toutes les langues ». Mais ce roman et un ou deux autres qu’elle écrivit n’égalèrent jamais tout à fait celui de sa vie ; et plus encore que dans les « Lettres d’une Péruvienne », les lecteurs trouveront de l’intérêt dans les milliers de lettres qui constituent sa véritable « Correspondance ».
Ibn al Fâridh, « Extraits du Divan »
dans « Anthologie arabe, ou Choix de poésies arabes inédites », XIXe siècle
Il s’agit d’une traduction partielle du Divan (Recueil de poésies) de ‘Omar ibn al Fâridh 1, poète et mystique arabe, que ses admirateurs surnomment le « sultan des deux amours » ou le « sultan des amoureux » en référence à l’amour divin et à l’amour humain. Le soufisme, auquel on applique, par abus, le nom de mysticisme arabe, a eu peu de racines dans la péninsule arabique et en Afrique. Son apparition a été même décrite comme une réaction du génie asiatique contre le génie arabe. Il arrive que ce mysticisme s’exprime en arabe : voilà tout. Il est persan de tendance et d’esprit. Parmi les rares exceptions à cette règle, il faut compter le poète Ibn al Fâridh, né au Caire l’an 1181 et mort dans la même ville l’an 1235 apr. J.-C. Dans une préface placée à la tête de ses poésies, ‘Ali, petit-fils de ce poète, rapporte sur lui des choses étonnantes, auxquelles on est peu disposé à croire. Il dit qu’Ibn al Fâridh tombait quelquefois en de si violentes convulsions, que la sueur sortait abondamment de tout son corps en coulant jusqu’à ses pieds, et qu’ensuite, frappé de stupeur, le regard fixe, il n’entendait ni ne voyait ceux qui lui parlaient : l’usage de ses sens était complètement suspendu. Il gisait renversé sur le dos, enveloppé comme un mort dans son drap. Il restait plusieurs jours dans cette position, et pendant ce temps, il ne prenait aucune nourriture, ne proférait aucune parole et ne faisait aucun mouvement. Lorsque, sorti de cet étrange état, il pouvait de nouveau converser avec ses amis, il leur expliquait que, tandis qu’ils le voyaient hors de lui-même et comme privé de la raison, il s’entretenait avec Dieu et en recevait les plus grandes inspirations poétiques.
Voltaire, « Contes et Romans. Tome III »
éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence
Il s’agit de « La Princesse de Babylone » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.
Voltaire, « Contes et Romans. Tome II »
éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence
Il s’agit de « Candide » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.
Voltaire, « Contes et Romans. Tome I »
éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence
Il s’agit de « Micromégas » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.
Musée le Grammairien, « Les Amours de Léandre et de Héro : poème »
Il s’agit des « Amours de Léandre et de Héro » (« Ta kath’ Hêrô kai Leandron » 1), poème de trois cent quarante vers, petit chef-d’œuvre hellénistique qui se ressent de l’époque de décadence (Ve siècle apr. J.-C.), et que Hermann Köchly définit comme « la dernière rose du jardin déclinant des lettres grecques » (« ultimam emorientis Græcarum litterarum horti rosam »). En effet, si quelquefois un ton simple, naïf et touchant élève ce poème jusqu’à ceux des anciens Grecs, ces peintres si vrais de la nature, quelquefois aussi des traces évidentes trahissent une origine tardive, tant dans la teinte trop sentimentale que dans les ornements trop recherchés, par lesquels l’auteur a peint les amours et la mort brutale de ses deux héros. Imaginerait-on qu’un poète du temps d’Homère eût pu écrire comme Musée : « Que de grâces brillent sur sa personne ! Les Anciens ont compté trois Grâces : quelle erreur ! L’œil riant de Héro pétille de cent grâces » 2. Mais à travers ces aimables défauts circule une vague et ardente sensibilité, une mélancolie vaporeuse qui annonce par avance le romantisme des années 1800. Si Byron a traversé l’Hellespont à la nage, c’est parce que Léandre l’avait fait pour les beaux yeux de celle qu’il aimait. Le lecteur ne sait peut-être pas la légende à l’origine des « Amours de Léandre et de Héro ». La voici : Héro était une prêtresse à Sestos, et Léandre un jeune homme d’Abydos, deux villes situées en face l’une de l’autre sur les bords de l’Hellespont, là où le canal est le moins large. Pour aller voir Héro, Léandre traversait tous les soirs l’Hellespont à la nage ; un flambeau allumé par son amante sur une tour élevée lui servait de phare. Hélas ! Léandre se noya un soir d’orage. Héro, découvrant le lendemain matin son corps rejeté sur la grève, se précipita du haut de la tour où elle guettait son amant et se tua auprès lui. Tel est, en sa primitive simplicité, le fait divers sur lequel un dénommé Musée le Grammairien 3 a fait son poème. Ce fait divers est fort ancien. Virgile et Ovide le connaissaient ; Strabon, qui écrivait sur la géographie à la même époque où Virgile et Ovide se distinguaient par leurs vers — Strabon, dis-je, dans sa description d’Abydos et de Sestos, fait mention expresse de la tour de Héro ; enfin, Martial y puise le sujet de deux de ses épigrammes, dont l’une 4 a été magistralement traduite par Voltaire :
« Léandre conduit par l’Amour
En nageant disait aux orages :
“Laissez-moi gagner les rivages,
Ne me noyez qu’à mon retour” »
- En grec « Τὰ καθ’ Ἡρὼ καὶ Λέανδρον ».
- p. 11.
Sappho, « La Poésie »
éd. de l’Aire, coll. Le Chant du monde, Vevey
Il s’agit de « La Poésie » (« Melê » 1) de Sappho de Lesbos 2 (VIIe siècle av. J.-C.), la poétesse la plus renommée de toute la Grèce par ses vers et par ses amours, et l’une des seules femmes de l’Antiquité dont la voix ait traversé les siècles. Strabon la considère comme « un merveilleux prodige » et précise : « Je ne sache pas que, dans tout le cours des temps dont l’histoire a gardé le souvenir, aucune femme ait pu, même de loin, sous le rapport du génie lyrique, rivaliser avec elle » 3. J’ajouterais aussi les mots que l’auteur du « Voyage du jeune Anacharsis en Grèce » met dans la bouche d’un citoyen de Mytilène et qui contiennent un résumé éloquent des hommages rendus par les Grecs au talent de Sappho : « Elle a peint tout ce que la nature offre de plus riant. Elle l’a peint avec les couleurs les mieux assorties, et ces couleurs elle sait au besoin tellement les nuancer, qu’il en résulte toujours un heureux mélange d’ombres et de lumières… Mais avec quelle force de génie nous entraîne-t-elle lorsqu’elle décrit les charmes, les transports et l’ivresse de l’amour ! Quels tableaux ! Quelle chaleur ! Dominée, comme la Pythie, par le dieu qui l’agite, elle jette sur le papier des expressions enflammées ; ses sentiments y tombent comme une grêle de traits, comme une pluie de feu qui va tout consumer ». Toutes ces qualités la firent surnommer la dixième des muses : « Les muses, dit-on, sont au nombre de neuf. Quelle erreur ! Voici encore Sappho de Lesbos qui fait dix » 4. On raconte que Sappho épousa, fort jeune, le plus riche habitant d’une île voisine, mais qu’elle en devint veuve aussitôt. Le culte de la poésie fut dès ce moment sa plus chère occupation. Elle réunit autour d’elle plusieurs filles, dont elle fit ses élèves ou ses amantes ; car il faut savoir que son ardeur amoureuse, dont Ovide prétend qu’elle était « non moindre que le feu de l’Etna » (« Ætnæo non minor igne »), s’étendait sur les personnes de son sexe. Il ne nous reste, du grand nombre de ses odes, épigrammes, élégies et épithalames, que quelques petits fragments qui se trouvent disséminés dans les anciens scholiastes, et surtout une ode entière que Sappho fit à la louange d’une de ses maîtresses.
- En grec « Μέλη ».
- En grec Σαπφὼ ἡ Λεσϐία. « Mais son nom authentique était Ψάπφω (Psapphô), au témoignage de la poétesse elle-même et de monnaies mytiléniennes. Des monnaies d’Érésos ont la forme simplifiée Σαπφώ (Sapphô) qui est devenue en grec la forme la plus commune et a abouti finalement à Σαφώ (Saphô) », dit Aimé Puech.
- En grec « ἡ Σαπφώ, θαυμαστόν τι χρῆμα· οὐ γὰρ ἴσμεν ἐν τῷ τοσούτῳ χρόνῳ τῷ μνημονευομένῳ φανεῖσάν τινα γυναῖκα ἐνάμιλλον οὐδὲ κατὰ μικρὸν ἐκείνῃ ποιήσεως χάριν ».
- Platon dans « Anthologie grecque, d’après le manuscrit palatin ».
Roland Holst, « Par-delà les chemins : poèmes »
éd. Seghers, coll. Autour du monde, Paris
Il s’agit d’Adriaan Roland Holst 1 (XIXe-XXe siècle), surnommé par ses contemporains « le prince des poètes néerlandais ». Dans ses quarante-deux recueils — « Poésies » (« Verzen »), « La Confession du silence » (« De Belijdenis van de stilte »), « Par-delà les chemins » (« Voorbij de wegen »), « La Cime sauvage » (« De Wilde Kim »), « Un Hiver au bord de la mer » (« Een Winter aan zee »), « En route » (« Onderweg »), « Sous les nuages froids » (« Onder koude wolken »), etc. — Roland Holst se sent appelé à parler sans cesse d’un paradis perdu, pour en indiquer le chemin à ceux qui perpétuellement exilés, « désarmés et vides comme la mer meurtrie, sauvages comme l’écume qui va vers l’horizon » 2, gardent la nostalgie d’un bonheur originel. Solitaire par fatalité plus que par sentiment, il est le poète de la mer, de l’errance et du froid, le poète des horizons redoutables devant lesquels la pensée s’arrête et s’étonne. « Qu’elle soit obscure et ramassée comme les forces primitives de la nature, ou limpide et frémissante comme la ligne lumineuse des eaux et des terres, sa poésie, toute visuelle, reste bien dans la tradition lyrique », disent les critiques 3. « À travers elle, s’inscrit la quête d’une île “au-delà des vents, au-delà des vagues” et qui serait celle de la béatitude. De là, les grands élans commandés par le désir de communion avec les éléments, et le sentiment nostalgique à l’égard d’une grandeur perdue que le poète croit égarée pour l’homme. » Ses poèmes, d’une imagination un peu trop symbolique, ont l’inconvénient de ne pas être assez accessibles au public, sauf peut-être « Le Laboureur » (« De Ploeger »), un de ses rares poèmes devenus populaires :
« S’il ne m’est pas donné de voir les épis mûrs
Ni à mes mains de les lier par pleines gerbes,
Du moins faites-moi croire aux moissons que je laisse.
Bao Zhao, « Sur les berges du fleuve »
Il s’agit de Bao Zhao 1, poète chinois (Ve siècle apr. J.-C.). Il était un véritable maître du « yuefu » 2 (« poème chanté »), auquel il redonna une vigueur nouvelle en y réintroduisant le ton de la langue populaire. Ses dix-neuf « yuefu » sur le thème de « La route est difficile » 3 (« Xing lu nan » 4) passent pour des modèles achevés de ce genre poétique ; ils ne traitent pas seulement de la difficulté des voyages solitaires, mais aussi des peines de la vie, en particulier de la mélancolie de l’âme. Plus tard, sous les Tang 5, Li Po s’en inspira et Tu Fu les admira. Des autres œuvres de Bao Zhao, je retiens surtout sa longue rhapsodie intitulée « Chant de la ville dévastée » 6 (« Wu cheng fu » 7). C’est une remarquable méditation sur la vanité des grandeurs humaines, dont voici les premiers vers : « Autrefois, au temps de grandeur, les essieux des chars se touchaient, les hommes étaient serrés épaule contre épaule le long de ces routes. La plaine était couverte de villages et de fermes, les cris et les chants emplissaient la voûte céleste. On exploitait les terrains de sel, on creusait les montagnes pour en extraire du cuivre. Les hommes étaient forts et pleins de talents… Aussi se sont-ils permis d’enfreindre les lois, de négliger les préceptes royaux ; ils ont dressé de hautes forteresses, creusé de profonds réservoirs d’eau, ils ont projeté de rendre leur destin brillant et de devenir les premiers de leur temps. Voici pourquoi ils ont élevé des bâtiments et des murailles si grands, pourquoi ils ont multiplié [les] pavillons et [les] tours d’observation ; leurs édifices s’élevaient comme les bords escarpés d’un torrent »
- En chinois 鮑照. Autrefois transcrit Pao Tchao ou Pao Chao.
- En chinois 樂府. Autrefois transcrit « yo-fou » ou « yüeh-fu ».
- Parfois traduit « Les Peines du voyage », « Difficultés de la route » ou « Ah ! que dure est la route ! ».
- En chinois « 行路難 » Autrefois transcrit « Hsing lu nan ».
Samuel le Naguid, « Guerre, Amour, Vin et Vanité : poèmes »
Il s’agit de Samuel ibn Nagréla 1, plus connu sous le surnom de Samuel le Naguid 2, poète, grammairien, chef des juifs en terre espagnole et vizir de Grenade (XIe siècle apr. J.-C.). Au début, Samuel faisait du négoce comme un simple marchand d’épices ; mais tout ce qu’il gagnait, il le dépensait pour ses études. Il écrivait si bien qu’il surpassait les calligraphes arabes. Son échoppe avoisinant le jardin du secrétaire du roi, un jour une servante demanda à Samuel de rédiger des lettres pour son maître. Lorsque ce dernier les reçut, il fut très étonné du talent dont elles faisaient preuve. S’enquérant de l’auteur auprès des gens de son personnel, ceux-ci lui dirent : « C’est un certain juif de la communauté de Cordoue. Il habite près de ton jardin et c’est lui qui a rédigé ces lettres ». Là-dessus, le secrétaire du roi ordonna qu’on lui amenât Samuel. Il lui dit : « Vous n’êtes pas fait pour rester dans une échoppe. Restez désormais près de moi ». Plus tard, lorsqu’il tomba malade, le roi vint le trouver sur son lit de mort et lui dit : « Que vais-je faire à présent ? Qui me conseillera dans ces guerres qui menacent de partout ? » Le secrétaire du roi répondit : « Jamais je ne vous ai donné un conseil émanant de moi ; tous sont venus de ce juif, mon scribe. Prenez soin de lui ; qu’il soit un père et un prêtre pour vous ! Faites ce qu’il vous dira de faire, et Dieu vous viendra en aide » 3. Et ainsi, Samuel fut admis à la Cour.
- En arabe بن النغريلة. Parfois transcrit Naghrela, Nagrella, Nagrila, Nagrilla ou Naghrillah. Par suite d’une faute, بن النغديلة, transcrit Nagdélah, Nagdilah, Nagdila ou Naghdila.
- En hébreu שמואל הנגיד. Parfois transcrit Chmouel Hanaguid, Shmouël ha-Naguid, Shemuel han-Nagid, Schmuel ha-Nagid, Shmuel Hanagid ou Šěmuel ha-Nagid.
Li He, « Poèmes »
éd. Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, Paris
Il s’agit de Li He 1, poète chinois (VIIIe-IXe siècle) qui mourut à vingt-sept ans des suites d’une tuberculose pulmonaire. Un caractère ombrageux et chagrin, doublement atteint par la maladie et par le deuil, dissimulé sous les dehors d’un orgueil incommensurable, telle fut la cause de ses malheurs et peut-être aussi de ses revers. L’homme était d’humeur à créer autour de lui une atmosphère plus hostile qu’accueillante. La légende veut qu’un de ses cousins l’ait haï à ce point qu’à la nouvelle de sa mort il jeta dans les égouts, avec un soupir de soulagement, les poèmes de Li He qu’il avait gardés. Une quinzaine d’années plus tard, ces poèmes, dont beaucoup s’étaient déjà perdus, auraient achevé de disparaître, si un de ses amis n’en avait retrouvé une copie miraculeusement cachée dans des bagages. Ce fut avec les yeux mouillés de larmes que cet ami écrivit au poète Du Mu pour lui demander la faveur d’une préface aux œuvres de celui qui n’avait laissé, après sa mort prématurée, ni héritage ni héritiers. La nuit suivante, Du Mu fut surpris dans son sommeil par les cris d’un messager urgent. Il réveilla son domestique, se fit présenter le paquet et le décacheta à la lueur d’une chandelle. Il consentit à rédiger la préface, ce qu’il fit en des termes élogieux : « Les nuages et brouillards dont les contours, lentement, se confondent les uns dans les autres ne peuvent donner tout à fait une juste image de la manière de Li He ; ni les vastes étendues d’eau, celle de ses sentiments ; ni la verdure au printemps, celle de sa vigueur ; ni la claire lumière de l’automne, celle de son style » 2. Et plus loin : « Avec de profonds soupirs, il s’afflige de choses dont personne n’avait jamais rien dit ni de nos jours ni jadis » 3.
Chateaubriand, « Les Martyrs, ou le Triomphe de la religion chrétienne. Tome III »
Il s’agit des « Martyrs » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Les Martyrs, ou le Triomphe de la religion chrétienne. Tome II »
Il s’agit des « Martyrs » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »