Icône Mot-clef20ᵉ siècle

Ôgai, « L’Oie sauvage »

éd. Cambourakis, Paris

éd. Cam­bou­ra­kis, Pa­ris

Il s’agit de «L’Oie sau­vage» («Gan» 1) de  2, mé­de­cin mi­li­taire, haut fonc­tion­naire, ro­man­cier. Au­cun in­tel­lec­tuel de l’ère Meiji ne ré­sume peut-être mieux qu’Ôgai les chan­ge­ments in­ces­sants d’intensité qui bou­le­ver­sèrent la ja­po­naise en l’ de quelques dé­cen­nies, entre la fin du XIXe siècle et le dé­but du sui­vant. L’œuvre d’Ôgai et les évé­ne­ments mêmes de sa peuvent être lus comme un té­moi­gnage du pro­ces­sus dou­lou­reux qui trans­forma le pays d’un ré­gime semi-féo­dal, tel qu’il était en­core à la chute du shô­gu­nat, en une ca­pable de ri­va­li­ser de plain-pied avec les puis­sances mon­diales. Se re­trouvent chez lui tous les traits ty­piques de «l’ nou­veau» de Meiji par­tagé entre ser­vice scru­pu­leux de l’État, hé­ri­tage de la du passé et en­goue­ment pour les mo­dèles de im­por­tés d’. Son sé­jour d’étude en , ainsi que les ar­rêts qu’il fit en , coïn­ci­dèrent avec sa dé­cou­verte d’une autre concep­tion des connais­sances hu­maines : «Tout ce qui est hu­main [trouve] comme un écho en nous; de sorte que, si des idées nou­velles, des théo­ries nou­velles sur­gissent sur la scène du et y de­viennent ac­tives, dans la me­sure où la plus no­va­trice même de ces théo­ries est le pro­duit des connais­sances hu­maines… aussi ex­tra­va­gante soit-[elle], nous en nous en por­tons, peu ou prou, les germes au cœur de nos [propres] pen­sées» 3. De re­tour au , l’ constant d’Ôgai à dif­fu­ser lit­té­ra­tures, et phi­lo­so­phies étran­gères montre quelle em­preinte in­ef­fa­çable l’universalisme eu­ro­péen avait lais­sée en ce des­cen­dant d’une li­gnée de . Ses lourdes obli­ga­tions pro­fes­sion­nelles (il cu­mula les fonc­tions d’inspecteur gé­né­ral des Ser­vices de et de di­rec­teur du Bu­reau mé­di­cal du mi­nis­tère de l’Armée de ) ne l’empêchèrent pas de se dé­vouer, avec le plus noble es­prit d’ et une éner­gie in­fa­ti­gable, à la tra­duc­tion d’innombrables nou­velles, poé­sies, pièces de  : Dau­det, Gœthe, Schnitz­ler, Schmidt­bonn, Heine, Le­nau, By­ron, Poe, Ib­sen, Strind­berg, Kouz­mine, Tour­gué­niev, Ler­mon­tov, An­dreïev, Dos­toïevski, Tol­stoï… «À pré­sent», se fé­li­cita-t-il 4, «la lit­té­ra­ture raf­fi­née de l’Ouest est en­trée dans nos terres en même que ses prin­cipes phi­lo­so­phiques ul­times». Bien que fi­dèle au ré­gime im­pé­rial, Ôgai en sou­hai­tait l’. Il par­ta­geait l’inquiétude et dé­fen­dait l’audace des , comme en té­moignent son «La Tour du si­lence» («Chim­moku no tô» 5) et les conseils qu’il osa don­ner à Hi­raide Shû, l’avocat des ac­cu­sés de l’affaire Kô­toku qui, comme l’affaire Drey­fus en France, sus­cita la ré­pro­ba­tion gé­né­rale. Il fut, en­fin, le pre­mier grand au­teur du Ja­pon mo­derne.

  1. En «». Icône Haut
  2. En ja­po­nais 森鷗外. De son vrai nom Mori Rin­tarô (森林太郎). Icône Haut
  3. «Chaos; trad. ». Icône Haut
  1. «“Shi­ga­rami zô­shi” no koro» («「柵草紙」のころ»), c’est-à-dire «Le Ter­ri­toire propre de “Notes à contre-cou­rant”», in­édit en . Icône Haut
  2. En ja­po­nais «沈黙の塔». Par­fois trans­crit «Chin­moku no tô». Icône Haut

Sarafian, « Le Livre de la sagesse »

dans Stéphane Cermakian, « Poétique de l’exil : Friedrich Hölderlin, Arthur Rimbaud et Nigoghos Sarafian » (éd. Classiques Garnier, coll. Littérature • Histoire • Politique, Paris), p. 337-346

dans Sté­phane Cer­ma­kian, « de l’ : Frie­drich Höl­der­lin, Ar­thur Rim­baud et Ni­go­ghos Sa­ra­fian» (éd. Clas­siques Gar­nier, coll. Lit­té­ra­ture • , Pa­ris), p. 337-346

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle du re­cueil «Ci­ta­delle» («Mitch­na­pert» 1) de Ni­go­ghos Sa­ra­fian 2, dit Ni­co­las Sa­ra­fian, poète ma­jeur de la dia­spora ar­mé­nienne (XXe siècle). Né à bord d’un ba­teau fai­sant route de () à Varna (), un di­manche de Pâques, Sa­ra­fian n’aura pu s’enraciner nulle part. Le lit­to­ral de la Noire, comme plus tard le bois de Vin­cennes, se­ront les lieux pri­vi­lé­giés où il se sen­tira plus proche de sa pa­trie, de l’, tout en étant seul au bout du , aban­donné de tous, pa­reil à un condamné à qui igno­re­rait sa faute : «Je re­garde mon pays de la rive étran­gère et je suis étran­ger comme ; étran­ger au monde en même … Mes poèmes sont mou­vants comme la mer. Mon pays est tou­jours deux; je me sens deux avec lui», écrit-il 3. La Sa­ra­fian était ori­gi­naire de la ville chré­tienne d’Agn 4 (l’actuelle Ke­ma­liye) qu’elle avait dû fuir au mo­ment des mas­sacres di­li­gen­tés par le sul­tan Abdül­ha­mid II qui, entre 1895 et 1896, cou­vrait «tout un pays d’horreurs telles qu’il ne s’en peut conce­voir de pires dans les temps de la plus noire bar­ba­rie» (Georges Cle­men­ceau). La même fa­mille dis­pa­rais­sait en par­tie dans le gé­no­cide de 1915 qui re­pro­dui­sait avec une mo­no­to­nie déses­pé­rante le ré­cit des mêmes hor­reurs per­pé­trées par des mé­thodes iden­tiques. Notre poète ren­con­tra la lit­té­ra­ture sur les bancs des écoles ar­mé­niennes de Varna et Constan­ti­nople où en­sei­gnaient les grands maîtres, les Ha­gop Ocha­gan, les Va­han Té­kéyan, qui avaient échappé d’une fa­çon ou d’une autre à ces car­nages. Mais avec les at­taques ké­ma­listes de 1922, qui ache­vaient l’œuvre d’extermination en­ta­mée des dé­cen­nies au­pa­ra­vant, Sa­ra­fian quitta Constan­ti­nople sans re­tour pos­sible, et comme bon nombre de ses pairs, il ga­gna la par la Bul­ga­rie, la , le reste de l’, lesté d’une unique va­lise, l’adresse d’une église ar­mé­nienne ou celle d’un proche à la main. «Notre pa­trie nous a échappé, elle a glissé sous nos pieds nous pro­je­tant à la mer. Mais c’est la meilleure oc­ca­sion pour ap­prendre à na­ger», écrit-il 5. Dé­bu­tait une sa­cri­fiée à la fo­lie d’écrire. À sa fa­çon, toute l’œuvre poé­tique de Sa­ra­fian tente de mé­di­ter sur l’ à l’étranger de ce dé­bris du ar­mé­nien qui n’a nulle part où je­ter l’ancre, nul port tran­quille et sûr : «Des­tin de ce­lui qui est né hors de son pays. Je ne puis m’en éloi­gner, et pour­tant, je sais que cette sé­pa­ra­tion est in­dis­pen­sable pour créer de grandes choses. La vie ha­le­tante nous at­tend. Les an­nées passent ra­pi­de­ment. Et toutes ces an­nées ont laissé leur amer­tume… Ce qui est clair pour en cet ins­tant, c’est qu’une ville étran­gère est pré­fé­rable à une pa­trie où l’on se sent [en­core] plus étran­ger, [en­core] moins libre»

  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal «Միջնաբերդ». Icône Haut
  2. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Նիկողոս Սարաֆեան. Icône Haut
  3. Dans Be­le­dian, «Cin­quante Ans de en France», p. 428. Icône Haut
  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Ակն. Ville fon­dée au dé­but du XIe siècle apr. J.-C. par des Ar­mé­niens ve­nus s’établir en Mi­neure avec le roi Sénék‘érim. Icône Haut
  2. id. p. 7. Icône Haut

Sarafian, « Le Bois de Vincennes »

éd. Parenthèses, coll. Arménies, Marseille

éd. Pa­ren­thèses, coll. Ar­mé­nies, Mar­seille

Il s’agit du re­cueil «Bois de Vin­cennes» («Vén­séni an­dare» 1) de Ni­go­ghos Sa­ra­fian 2, dit Ni­co­las Sa­ra­fian, poète ma­jeur de la dia­spora ar­mé­nienne (XXe siècle). Né à bord d’un ba­teau fai­sant route de () à Varna (), un di­manche de Pâques, Sa­ra­fian n’aura pu s’enraciner nulle part. Le lit­to­ral de la Noire, comme plus tard le bois de Vin­cennes, se­ront les lieux pri­vi­lé­giés où il se sen­tira plus proche de sa pa­trie, de l’, tout en étant seul au bout du , aban­donné de tous, pa­reil à un condamné à qui igno­re­rait sa faute : «Je re­garde mon pays de la rive étran­gère et je suis étran­ger comme ; étran­ger au monde en même … Mes poèmes sont mou­vants comme la mer. Mon pays est tou­jours deux; je me sens deux avec lui», écrit-il 3. La Sa­ra­fian était ori­gi­naire de la ville chré­tienne d’Agn 4 (l’actuelle Ke­ma­liye) qu’elle avait dû fuir au mo­ment des mas­sacres di­li­gen­tés par le sul­tan Abdül­ha­mid II qui, entre 1895 et 1896, cou­vrait «tout un pays d’horreurs telles qu’il ne s’en peut conce­voir de pires dans les temps de la plus noire bar­ba­rie» (Georges Cle­men­ceau). La même fa­mille dis­pa­rais­sait en par­tie dans le gé­no­cide de 1915 qui re­pro­dui­sait avec une mo­no­to­nie déses­pé­rante le ré­cit des mêmes hor­reurs per­pé­trées par des mé­thodes iden­tiques. Notre poète ren­con­tra la lit­té­ra­ture sur les bancs des écoles ar­mé­niennes de Varna et Constan­ti­nople où en­sei­gnaient les grands maîtres, les Ha­gop Ocha­gan, les Va­han Té­kéyan, qui avaient échappé d’une fa­çon ou d’une autre à ces car­nages. Mais avec les at­taques ké­ma­listes de 1922, qui ache­vaient l’œuvre d’extermination en­ta­mée des dé­cen­nies au­pa­ra­vant, Sa­ra­fian quitta Constan­ti­nople sans re­tour pos­sible, et comme bon nombre de ses pairs, il ga­gna la par la Bul­ga­rie, la , le reste de l’, lesté d’une unique va­lise, l’adresse d’une église ar­mé­nienne ou celle d’un proche à la main. «Notre pa­trie nous a échappé, elle a glissé sous nos pieds nous pro­je­tant à la mer. Mais c’est la meilleure oc­ca­sion pour ap­prendre à na­ger», écrit-il 5. Dé­bu­tait une sa­cri­fiée à la fo­lie d’écrire. À sa fa­çon, toute l’œuvre de Sa­ra­fian tente de mé­di­ter sur l’ à l’étranger de ce dé­bris du ar­mé­nien qui n’a nulle part où je­ter l’ancre, nul port tran­quille et sûr : «Des­tin de ce­lui qui est né hors de son pays. Je ne puis m’en éloi­gner, et pour­tant, je sais que cette sé­pa­ra­tion est in­dis­pen­sable pour créer de grandes choses. La vie ha­le­tante nous at­tend. Les an­nées passent ra­pi­de­ment. Et toutes ces an­nées ont laissé leur amer­tume… Ce qui est clair pour en cet ins­tant, c’est qu’une ville étran­gère est pré­fé­rable à une pa­trie où l’on se sent [en­core] plus étran­ger, [en­core] moins libre»

  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal «Վենսենի անտառը». Icône Haut
  2. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Նիկողոս Սարաֆեան. Icône Haut
  3. Dans Be­le­dian, «Cin­quante Ans de en France», p. 428. Icône Haut
  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Ակն. Ville fon­dée au dé­but du XIe siècle apr. J.-C. par des Ar­mé­niens ve­nus s’établir en Mi­neure avec le roi Sénék‘érim. Icône Haut
  2. id. p. 7. Icône Haut

Pham Duy Khiêm, « Ma Mère : roman »

manuscrit

ma­nus­crit

Il s’agit de «Ma Mère» de M.  1, écri­vain d’expression fran­çaise. Né en 1908, or­phe­lin de bonne heure, M. Pham Duy Khiêm dut à ses ef­forts as­si­dus de rem­por­ter, au ly­cée Al­bert-Sar­raut de Ha­noï, tous les prix d’excellence. Après le bac­ca­lau­réat clas­sique, qu’il fut le pre­mier Viet­na­mien à pas­ser, il par­tit en ter­mi­ner ses études, en pauvre bour­sier. Sa si­tua­tion d’étudiant sans foyer, ori­gi­naire des , eut un contre­coup af­fec­tif à tra­vers un im­pos­sible avec une jeune Pa­ri­sienne nom­mée Syl­vie. Sous le pseu­do­nyme de Nam Kim, il évo­qua avec beau­coup de sen­si­bi­lité dans «Nam et Syl­vie» la nais­sance de cette pas­sion qui pa­rais­sait d’emblée vouée à l’. Cet amour dé­bou­cha sur­tout sur un at­ta­che­ment im­muable à la France, et M. Pham Duy Khiêm ne ren­tra au qu’avec une lourde ap­pré­hen­sion, presque une , qu’il faut être né sur un sol étran­ger pour com­prendre : «Au­cun », dit-il 2, «ne peut, sans une cer­taine , s’éloigner pour tou­jours peut-être d’un lieu où il a beau­coup vécu, qu’il s’agisse ou non d’un pays comme la France, d’une ville comme Pa­ris. Si par la même oc­ca­sion il se sé­pare de ses an­nées d’étudiant et de sa , ce n’est pas une tris­tesse vague qu’il res­sent, mais un dé­chi­re­ment se­cret». À la veille de la Se­conde , par un geste que plu­sieurs de ses com­pa­triotes prirent très et que peu d’entre eux imi­tèrent, M. Pham Duy Khiêm s’engagea dans l’armée fran­çaise. Ses amis lui écri­virent pour lui en de­man­der les rai­sons; il les ex­posa dans «La Place d’un homme : de Ha­noï à La Cour­tine» : «Il y a pé­ril, un homme se lève — pour­quoi lui de­man­der des rai­sons? C’est plu­tôt à ceux qui se tiennent cois à four­nir les rai­sons qu’ils au­raient pour s’abstenir», dit-il 3. «Je n’aime pas la guerre, je n’aime pas la mi­li­taire; mais nous sommes en guerre, et je ne sau­rais de­meu­rer ailleurs. Il ne s’agit point d’un choix entre France et An­nam. Il s’agit seule­ment de sa­voir la place d’un [homme] comme , en ce mo­ment. Elle est ici; et je dois l’occuper, quelque dan­ge­reuse qu’elle soit».

  1. En viet­na­mien Phạm Duy Khiêm. Icône Haut
  2. «Nam et Syl­vie», p. 3. Icône Haut
  1. «La Place d’un homme : de Ha­noï à La Cour­tine», p. 12 & 120. Icône Haut

« Les Aïnous des îles Kouriles »

dans « Journal of the College of Science, Imperial University of Tokyo », vol. 42, p. 1-337

dans «Jour­nal of the Col­lege of Science, Im­pe­rial Uni­ver­sity of To­kyo», vol. 42, p. 1-337

Il s’agit de tra­di­tion­nels des Aï­nous 1. À l’instar des Amé­rin­diens, ce qui reste aujourd’hui du , au­tre­fois si re­mar­quable et si épris de , est ex­clu­si­ve­ment et mi­sé­ra­ble­ment can­tonné dans les ré­serves de l’île de Hok­kaidô; il est en voie d’extinction, aban­donné à un sort peu en­viable, qu’il ne mé­rite pas. Avant l’établissement des , le ter­ri­toire aï­nou s’étendait de la grande île de Hok­kaidô, ap­pe­lée , jusqu’aux deux pro­lon­ge­ments de cette île, se dé­ployant l’un vers le Nord-Ouest, l’autre vers le Nord-Est : l’île de Sa­kha­line, ap­pe­lée Kita-Ezo 2Ezo du Nord»); et le cha­pe­let des Kou­riles, ap­pelé Oku-Ezo 3Ezo des confins»), égrené jusqu’à la pointe du Kamt­chatka. Ce n’est qu’au dé­but du XVIIe siècle que le in­ves­tit un daï­mio à , mais ce­lui-ci se conten­tait en quelque sorte de mon­ter la garde contre les Aï­nous. Il n’avait au­cune idée sé­rieuse du ter­ri­toire de ces «hommes poi­lus» («ke­bito» 4), dont il igno­rait tout ou à peu près tout, et où il in­ter­di­sait à ses su­jets de s’avancer trop loin, comme en té­moigne le père de An­ge­lis. Terres par­fai­te­ment né­gli­geables et né­gli­gées, ces furent éga­le­ment la seule par­tie du globe qui échappa à l’activité in­fa­ti­gable du ca­pi­taine Cook. Et à ce titre, elles pro­vo­quèrent la de La Pé­rouse, qui, de­puis son dé­part de , brû­lait d’impatience d’être le pre­mier à y avoir abordé. En 1787, les fré­gates sous son com­man­de­ment mouillèrent de­vant Sa­kha­line, et les , des­cen­dus à , en­trèrent en contact avec «une race d’hommes dif­fé­rente de celle des Ja­po­nais, des , des Kamt­cha­dales et des Tar­tares dont ils ne sont sé­pa­rés que par un ca­nal» 5. C’étaient les Aï­nous. Quoique n’ayant ja­mais abordé aux Kou­riles, La Pé­rouse éta­blit avec cer­ti­tude, d’après la re­la­tion de Kra­ché­nin­ni­kov et l’identité du vo­ca­bu­laire com­posé par ce avec ce­lui qu’il re­cueillit sur place, que les ha­bi­tants des Kou­riles, ceux de Sa­kha­line et ceux de Hok­kaidô avaient «une ori­gine com­mune». Leurs ma­nières douces et graves et leur éten­due firent im­pres­sion sur La Pé­rouse, qui les com­para à celles des Eu­ro­péens les mieux ins­truits : «Nous par­vînmes à leur faire com­prendre que nous dé­si­rions qu’ils fi­gu­rassent la forme de leur pays et de ce­lui des Mand­chous. Alors, un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il fi­gura la côte de Tar­ta­rie à l’Ouest, cou­rant à peu près [du] Nord [au] Sud. À l’Est, vis-à-vis et dans la même di­rec­tion, il fi­gura… son propre pays; il avait laissé entre la Tar­ta­rie et son île un dé­troit, et se tour­nant vers nos vais­seaux qu’on aper­ce­vait du ri­vage, il mar­qua, par un trait, qu’on pou­vait y pas­ser… Sa sa­ga­cité pour de­vi­ner toutes nos ques­tions était ex­trême, mais moindre en­core que celle d’un se­cond in­su­laire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les fi­gures tra­cées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du pa­pier. Il y fi­gura son île [et traça], par des traits, le nombre de jour­nées de pi­rogue né­ces­saire pour se rendre du lieu où nous étions [jusqu’à] l’embouchure du Sé­ga­lien 6»

  1. On ren­contre aussi les gra­phies Aï­nos et Ainu. Ce terme si­gni­fie «être hu­main» dans la du même nom. Icône Haut
  2. En ja­po­nais 北蝦夷. Icône Haut
  3. En ja­po­nais 奥蝦夷. Par­fois trans­crit Oku-Yezo, Oko-Ieso ou Okou-Yesso. Icône Haut
  1. En ja­po­nais 毛人. Icône Haut
  2. «Le Voyage de La­pé­rouse (1785-1788). Tome II», p. 387. Icône Haut
  3. L’actuel fleuve . Icône Haut

« Tombent, tombent les gouttes d’argent : chants du peuple aïnou »

éd. Gallimard, coll. L’Aube des peuples, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. L’Aube des peuples, Pa­ris

Il s’agit de chants tra­di­tion­nels des Aï­nous 1. À l’instar des Amé­rin­diens, ce qui reste aujourd’hui du , au­tre­fois si re­mar­quable et si épris de , est ex­clu­si­ve­ment et mi­sé­ra­ble­ment can­tonné dans les ré­serves de l’île de Hok­kaidô; il est en voie d’extinction, aban­donné à un sort peu en­viable, qu’il ne mé­rite pas. Avant l’établissement des , le ter­ri­toire aï­nou s’étendait de la grande île de Hok­kaidô, ap­pe­lée , jusqu’aux deux pro­lon­ge­ments de cette île, se dé­ployant l’un vers le Nord-Ouest, l’autre vers le Nord-Est : l’île de Sa­kha­line, ap­pe­lée Kita-Ezo 2Ezo du Nord»); et le cha­pe­let des Kou­riles, ap­pelé Oku-Ezo 3Ezo des confins»), égrené jusqu’à la pointe du Kamt­chatka. Ce n’est qu’au dé­but du XVIIe siècle que le in­ves­tit un daï­mio à , mais ce­lui-ci se conten­tait en quelque sorte de mon­ter la garde contre les Aï­nous. Il n’avait au­cune idée sé­rieuse du ter­ri­toire de ces «hommes poi­lus» («ke­bito» 4), dont il igno­rait tout ou à peu près tout, et où il in­ter­di­sait à ses su­jets de s’avancer trop loin, comme en té­moigne le père de An­ge­lis. Terres par­fai­te­ment né­gli­geables et né­gli­gées, ces furent éga­le­ment la seule par­tie du globe qui échappa à l’activité in­fa­ti­gable du ca­pi­taine Cook. Et à ce titre, elles pro­vo­quèrent la de La Pé­rouse, qui, de­puis son dé­part de , brû­lait d’impatience d’être le pre­mier à y avoir abordé. En 1787, les fré­gates sous son com­man­de­ment mouillèrent de­vant Sa­kha­line, et les , des­cen­dus à , en­trèrent en contact avec «une race d’hommes dif­fé­rente de celle des Ja­po­nais, des , des Kamt­cha­dales et des Tar­tares dont ils ne sont sé­pa­rés que par un ca­nal» 5. C’étaient les Aï­nous. Quoique n’ayant ja­mais abordé aux Kou­riles, La Pé­rouse éta­blit avec cer­ti­tude, d’après la re­la­tion de Kra­ché­nin­ni­kov et l’identité du vo­ca­bu­laire com­posé par ce avec ce­lui qu’il re­cueillit sur place, que les ha­bi­tants des Kou­riles, ceux de Sa­kha­line et ceux de Hok­kaidô avaient «une ori­gine com­mune». Leurs ma­nières douces et graves et leur éten­due firent im­pres­sion sur La Pé­rouse, qui les com­para à celles des Eu­ro­péens les mieux ins­truits : «Nous par­vînmes à leur faire com­prendre que nous dé­si­rions qu’ils fi­gu­rassent la forme de leur pays et de ce­lui des Mand­chous. Alors, un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il fi­gura la côte de Tar­ta­rie à l’Ouest, cou­rant à peu près [du] Nord [au] Sud. À l’Est, vis-à-vis et dans la même di­rec­tion, il fi­gura… son propre pays; il avait laissé entre la Tar­ta­rie et son île un dé­troit, et se tour­nant vers nos vais­seaux qu’on aper­ce­vait du ri­vage, il mar­qua, par un trait, qu’on pou­vait y pas­ser… Sa sa­ga­cité pour de­vi­ner toutes nos ques­tions était ex­trême, mais moindre en­core que celle d’un se­cond in­su­laire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les fi­gures tra­cées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du pa­pier. Il y fi­gura son île [et traça], par des traits, le nombre de jour­nées de pi­rogue né­ces­saire pour se rendre du lieu où nous étions [jusqu’à] l’embouchure du Sé­ga­lien 6»

  1. On ren­contre aussi les gra­phies Aï­nos et Ainu. Ce terme si­gni­fie «être hu­main» dans la du même nom. Icône Haut
  2. En ja­po­nais 北蝦夷. Icône Haut
  3. En ja­po­nais 奥蝦夷. Par­fois trans­crit Oku-Yezo, Oko-Ieso ou Okou-Yesso. Icône Haut
  1. En ja­po­nais 毛人. Icône Haut
  2. «Le Voyage de La­pé­rouse (1785-1788). Tome II», p. 387. Icône Haut
  3. L’actuel fleuve . Icône Haut

Tokutomi, « Plutôt la mort : roman japonais »

éd. L’Action sociale, Québec

éd. L’Action so­ciale,

Il s’agit du «Ho­to­to­gisu» 1 de To­ku­tomi Roka 2, de son vrai nom To­ku­tomi Ken­jirô 3. Ayant grandi dans l’ombre de son frère aîné, To­ku­tomi Sohô, di­rec­teur du «Ko­ku­min no Tomo» 4L’Ami de la » 5) et du «Ko­ku­min Shim­bun» 6Jour­nal de la na­tion»), c’est dans les co­lonnes de ces pé­rio­diques que To­ku­tomi pu­blia ses pre­miers ar­ticles lit­té­raires, qui mirent en vue son pseu­do­nyme de Roka («fleur de ro­seau» 7). En outre, dans les mêmes co­lonnes, pa­rut en feuille­ton entre no­vembre 1898 et mai 1899 son «Ho­to­to­gisu» («Le Cou­cou»). Réuni en­suite en vo­lume, ce connut un phé­no­mé­nal et fut tra­duit en vingt langues eu­ro­péennes sous les titres les plus di­vers : «Plu­tôt la », «Nami-ko», etc. Les évé­ne­ments de ce ro­man rou­laient sur une vraie, à la­quelle étaient ve­nues s’ajouter les bro­de­ries de To­ku­tomi. Ils se pas­saient dans un aux vic­toires re­ten­tis­santes, où tout ou presque était de­venu oc­ci­den­ta­lisé et mo­derne — ré­seaux té­lé­gra­phiques, che­mins de fer, ar­mée, ma­rine de — tout, à l’exception de la condi­tion de la femme qui res­tait dans beau­coup de cas, en de pré­ju­gés cruels et sur­an­nés, l’esclave de la belle- où elle en­trait par le . L’héroïne prin­ci­pale de «Ho­to­to­gisu» se nomme Nami-ko. Elle est épou­sée par Ta­keo, jeune lieu­te­nant de vais­seau, qui s’en va com­battre au loin en la lais­sant au pou­voir ter­rible de sa belle-mère. Celle-ci, ap­pre­nant que Nami-ko est phti­sique, dé­cide de la faire ré­pu­dier et oblige le père de la jeune fille, l’illustre gé­né­ral Ka­taoka, à la re­prendre. S’ensuit l’indignation du gé­né­ral qui re­cueille chez lui sa fille, et la construc­tion qu’il fait faire d’un pa­villon, dans un en­droit tran­quille de son parc, pour y soi­gner la phti­sique, la­quelle meurt moins de sa ma­la­die que de ses illu­sions per­dues. Re­venu des ma­nœuvres mi­li­taires, Ta­keo, qui aime Nami-ko, vient pleu­rer sur sa tombe. Il n’a d’autre que de re­lire la lettre d’adieu qu’elle lui a écrite, et dans la­quelle elle l’assure de son  : «Mon va re­de­ve­nir pous­sière. Quant à mon es­prit, il sera tou­jours au­près de toi». In­ca­pable de sur­mon­ter sa , le mal­heu­reux se tient là, lorsque le vieux gé­né­ral sur­vient. À sa vue, Ta­keo se re­cule : «Mais, à l’instant même, une main fé­brile s’emparait vio­lem­ment de la sienne; il leva les yeux et vit le gé­né­ral Ka­taoka le vi­sage bai­gné de larmes. Ils se èrent, muets, quelques ins­tants. “Ta­keo-san, aussi, j’ai bien souf­fert!” Ils se te­naient l’un près de l’autre, la main dans la main, et leurs larmes à tous deux cou­lèrent sur le bord de la tombe» 8. Les deux , lais­sant au ci­me­tière l’objet de leurs re­grets, s’en vont en­semble en de­vi­sant; et c’est un dé­noue­ment tout à fait in­génu, sub­til et pro­fond.

  1. En «不如帰». Au­tre­fois trans­crit «Fu­joki», «Ho­to­to­jisu» ou «Ho­to­to­ghi­çou». Icône Haut
  2. En ja­po­nais 徳富蘆花. Au­tre­fois trans­crit To­ku­tomi Rokwa. Icône Haut
  3. En ja­po­nais 徳富健次郎. Au­tre­fois trans­crit To­kou­tomi Kenn­jirô. Icône Haut
  4. En ja­po­nais «国民之友». Icône Haut
  1. Par­fois tra­duit «Les Amis du na­tio­nal» ou «L’Ami du peuple». Icône Haut
  2. En ja­po­nais «國民新聞». Par­fois trans­crit «Ko­ku­min Shin­bun». Icône Haut
  3. Au­tre­fois tra­duit «fleur de ronce». Icône Haut
  4. p. 281. Icône Haut

Mizubayashi, « Âme brisée : roman »

éd. Gallimard, Paris

éd. Gal­li­mard, Pa­ris

Il s’agit d’«Âme bri­sée» de M. , un d’expression fran­çaise (XXIe siècle). À l’âge de dix-huit ans, ra­conte M. Mi­zu­baya­shi, les in­times de M. Ari­masa Mori pro­vo­quèrent chez lui «un bou­le­ver­se­ment, un séisme in­té­rieur d’une force in­éga­lée» 1 et l’èrent d’une fa­çon dé­ci­sive vers le et la qui en est in­dis­so­ciable. M. Mori avait été le pre­mier qui avait vu, dans cette et cette culture, une re­traite pro­vi­soire où chaque Ja­po­nais pou­vait pui­ser des forces nou­velles pour faire ad­ve­nir un jour un État meilleur; le pre­mier qui avait fait le vœu so­len­nel de re­faire sa , de re­com­men­cer de zéro, en s’appropriant en­tiè­re­ment cette fran­çaise qui n’était pas la sienne, mais qu’il vé­né­rait. Dans «Ba­bi­ron no na­gare no ho­tori nite» 2, sous-ti­tré en fran­çais «Sur les fleuves de Ba­by­lone», M. Mori avait écrit : «Je dois avan­cer dans l’effort d’appropriation hum­ble­ment, pe­tit à pe­tit, même si j’ai à peine le ni­veau d’un pe­tit éco­lier ou d’un ga­min d’école ma­ter­nelle. Que les pa­roles pro­duites dans et à tra­vers la langue fran­çaise fi­nissent par de­ve­nir équi­va­lentes à la chose, tel est pour l’objectif à at­teindre. C’est seule­ment à ce mo­ment-là que le fond des choses se ré­vé­lera sous un nou­veau jour, s’incarnera dans une vie; un nou­veau poin­dra. Si je réus­sis à éprou­ver, un tant soit peu, ce sen­ti­ment-là, c’est ga­gné! Pour le reste, je dois ap­prendre comme un en­fant». Ainsi donc, de­vant l’exigence de la langue fran­çaise, qui lui ap­pa­rais­sait comme un moyen d’atteindre «le fond des choses», M. Mori avait ac­cepté — acte in­ouï pour un in­tel­lec­tuel formé au et en­sei­gnant à la pres­ti­gieuse Uni­ver­sité de Tô­kyô — de tout ré­ap­prendre et de se re­con­naître dans la si­dé­rante d’«un pe­tit éco­lier». M. Mi­zu­baya­shi fut frappé comme par la foudre par ce texte. À peine avait-il lu le pas­sage dont j’ai ex­trait les lignes pré­cé­dentes, qu’il crut y en­tendre un ap­pel à naître à «une nou­velle vie» par l’apprentissage du fran­çais; à pen­ser au­tre­ment son rap­port à l’autre, au monde; à s’arracher à sa langue na­tale, aux codes du confor­misme, de la sou­mis­sion, du im­posé qu’elle vé­hi­cu­lait; à goû­ter au plai­sir de la  : «Le texte de Mori me de­man­dait, de­puis la hau­teur in­soup­çon­née d’un dis­cours phi­lo­so­phique et sur un ton aus­tère dé­fiant toute at­ti­tude vel­léi­taire, si j’étais prêt à me lan­cer dans une telle aven­ture…; à m’offrir le luxe ou le risque d’une deuxième nais­sance, d’une se­conde vie im­pure, hy­bride, sans plus longue, plus aléa­toire, plus ex­po­sée à des ébran­le­ments im­pré­vi­sibles, plus obs­ti­né­ment ques­tion­neuse que la pre­mière — [au­to­suf­fi­sante], peu­plée de cer­ti­tudes, ten­dan­ciel­le­ment re­pliée sur elle-même et, par cela même, par­fois in­fa­tuée d’elle-même. Ma ré­ponse fut, sans une se­conde d’hésitation, oui!»

  1. «Une Langue ve­nue d’ailleurs», p. 28. Icône Haut
  1. En ja­po­nais «バビロンの流れのほとりにて», in­édit en fran­çais. Icône Haut

von Neumann, « Théorie générale et Logique des automates »

éd. Champ Vallon, coll. Milieux, Seyssel

éd. Champ Val­lon, coll. Mi­lieux, Seys­sel

Il s’agit de «Théo­rie gé­né­rale et des » («The Ge­ne­ral and Lo­gi­cal Theory of Au­to­mata») de M. Já­nos Neu­mann, dit Jo­hann von Neu­mann, dit , de science uni­ver­sel (XXe siècle). On a sou­vent com­paré l’ de cet homme à celle d’une ma­chine dont les en­gre­nages s’emboîtaient avec une pré­ci­sion mil­li­mé­trée. Au mo­ment de quit­ter la à l’âge peu avancé de cin­quante-trois ans, il avait contri­bué aux thèses les plus fon­da­men­tales et les plus abs­traites de la science mo­derne; il s’était aussi im­pli­qué dans leurs ap­pli­ca­tions les plus ra­di­cales. Ces thèses ont des à la fois mys­té­rieux et étran­ge­ment fa­mi­liers : , al­gèbre des ob­ser­vables quan­tiques, théo­rie des , concep­tion d’armements ato­miques, de la des­truc­tion mu­tuelle as­su­rée, théo­rie des au­to­mates cel­lu­laires, des pro­gram­mables. L’ordinateur sur le­quel j’écris ces lignes, de même que le té­lé­phone qui se trouve dans votre poche, re­posent sur cette ar­chi­tec­ture qu’on ap­pelle dé­sor­mais «de von Neu­mann». Tout ceci est le pro­duit d’un pro­di­gieux né dans l’ombre de l’immense bi­blio­thèque fa­mi­liale à Bu­da­pest. Les Neu­mann fai­saient par­tie de ces fa­milles juives hon­groises qui, en dé­pit des , s’étaient as­suré une po­si­tion res­pec­table au sein de la de l’ cen­trale. Ils avaient en­touré leur fils de gou­ver­nantes triées sur le vo­let, l’adressant en , et . Les autres ma­tières lui étaient en­sei­gnées par une nuée de tu­teurs pri­vés. Et son libre, l’enfant le pas­sait ab­sorbé dans les qua­rante-quatre vo­lumes in-8º de l’«All­ge­meine Ges­chichte in Ein­zel­dars­tel­lun­gen» (« gé­né­rale en ré­cits dé­ta­chés») qu’il ap­pre­nait par cœur. À l’âge de six ans, sa n’était plus celle d’un être hu­main, mais celle d’un ex­tra­ter­restre qui avait étu­dié les hommes pour les imi­ter à la . Vous pou­viez lui don­ner à lire une page dans une quel­conque — fût-ce le an­cien de «La du Pé­lo­pon­nèse», l’allemand de «Faust» ou les chiffres d’un vul­gaire an­nuaire té­lé­pho­nique — et il vous la ré­ci­tait mot à mot, sans achop­per. Cette af­fir­ma­tion qu’on pour­rait croire exa­gé­rée, ou ne pas croire, est ré­pé­tée par tous ceux qui l’ont cô­toyé un jour, à com­men­cer par ses col­lègues et co­re­li­gion­naires hon­grois, sur­nom­més «les Mar­tiens» et réunis à Los Ala­mos pour mettre au point la bombe H : MM. Ed­ward Tel­ler, Leó Szilárd, Eu­gene Wi­gner, etc. «Si une race men­ta­le­ment sur­hu­maine de­vait ja­mais se dé­ve­lop­per», dé­clare M. Tel­ler 1, «ses membres res­sem­ble­ront à Johnny von Neu­mann.» À vingt-deux ans à peine, il était non seule­ment doc­teur en à l’Université de Bu­da­pest, mais di­plômé de chi­mie à la pres­ti­gieuse Po­ly­tech­nique de Zu­rich — celle où Ein­stein avait été re­calé. Et lorsqu’en 1928, il se mit à en­sei­gner en tant que pri­vat-dozent à l’Université de Ber­lin, étant le plus jeune ja­mais élu à ce poste, la gloire et la ré­pu­ta­tion s’accoutumèrent à ne plus par­ler sans lui.

  1. Dans Isaac­son, «Les In­no­va­teurs». Icône Haut

von Neumann, « L’Ordinateur et le Cerveau »

éd. La Découverte, coll. Textes à l’appui, Paris

éd. La Dé­cou­verte, coll. Textes à l’appui, Pa­ris

Il s’agit de «L’Ordinateur et le » («The Com­pu­ter and the Brain») de M. Já­nos Neu­mann, dit Jo­hann von Neu­mann, dit , de science uni­ver­sel (XXe siècle). On a sou­vent com­paré l’ de cet homme à celle d’une ma­chine dont les en­gre­nages s’emboîtaient avec une pré­ci­sion mil­li­mé­trée. Au mo­ment de quit­ter la à l’âge peu avancé de cin­quante-trois ans, il avait contri­bué aux thèses les plus fon­da­men­tales et les plus abs­traites de la science mo­derne; il s’était aussi im­pli­qué dans leurs ap­pli­ca­tions les plus ra­di­cales. Ces thèses ont des à la fois mys­té­rieux et étran­ge­ment fa­mi­liers : , al­gèbre des ob­ser­vables quan­tiques, , concep­tion d’armements ato­miques, de la des­truc­tion mu­tuelle as­su­rée, théo­rie des cel­lu­laires, des pro­gram­mables. L’ordinateur sur le­quel j’écris ces lignes, de même que le té­lé­phone qui se trouve dans votre poche, re­posent sur cette ar­chi­tec­ture qu’on ap­pelle dé­sor­mais «de von Neu­mann». Tout ceci est le pro­duit d’un cer­veau pro­di­gieux né dans l’ombre de l’immense bi­blio­thèque fa­mi­liale à Bu­da­pest. Les Neu­mann fai­saient par­tie de ces fa­milles juives hon­groises qui, en dé­pit des , s’étaient as­suré une po­si­tion res­pec­table au sein de la de l’ cen­trale. Ils avaient en­touré leur fils de gou­ver­nantes triées sur le vo­let, l’adressant en , et . Les autres ma­tières lui étaient en­sei­gnées par une nuée de tu­teurs pri­vés. Et son libre, l’enfant le pas­sait ab­sorbé dans les qua­rante-quatre vo­lumes in-8º de l’«All­ge­meine Ges­chichte in Ein­zel­dars­tel­lun­gen» (« gé­né­rale en ré­cits dé­ta­chés») qu’il ap­pre­nait par cœur. À l’âge de six ans, sa n’était plus celle d’un être hu­main, mais celle d’un ex­tra­ter­restre qui avait étu­dié les hommes pour les imi­ter à la . Vous pou­viez lui don­ner à lire une page dans une quel­conque — fût-ce le an­cien de «La du Pé­lo­pon­nèse», l’allemand de «Faust» ou les chiffres d’un vul­gaire an­nuaire té­lé­pho­nique — et il vous la ré­ci­tait mot à mot, sans achop­per. Cette af­fir­ma­tion qu’on pour­rait croire exa­gé­rée, ou ne pas croire, est ré­pé­tée par tous ceux qui l’ont cô­toyé un jour, à com­men­cer par ses col­lègues et co­re­li­gion­naires hon­grois, sur­nom­més «les Mar­tiens» et réunis à Los Ala­mos pour mettre au point la bombe H : MM. Ed­ward Tel­ler, Leó Szilárd, Eu­gene Wi­gner, etc. «Si une race men­ta­le­ment sur­hu­maine de­vait ja­mais se dé­ve­lop­per», dé­clare M. Tel­ler 1, «ses membres res­sem­ble­ront à Johnny von Neu­mann.» À vingt-deux ans à peine, il était non seule­ment doc­teur en à l’Université de Bu­da­pest, mais di­plômé de chi­mie à la pres­ti­gieuse Po­ly­tech­nique de Zu­rich — celle où Ein­stein avait été re­calé. Et lorsqu’en 1928, il se mit à en­sei­gner en tant que pri­vat-dozent à l’Université de Ber­lin, étant le plus jeune ja­mais élu à ce poste, la gloire et la ré­pu­ta­tion s’accoutumèrent à ne plus par­ler sans lui.

  1. Dans Isaac­son, «Les In­no­va­teurs». Icône Haut

Shiki, « Un Lit de malade six pieds de long (5 mai-17 septembre 1902) »

éd. Les Belles Lettres, coll. Japon-Série Non fiction, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. -Sé­rie Non , Pa­ris

Il s’agit du «Un Lit de ma­lade six pieds de long» («Byô­shô ro­ku­shaku» 1) de Ma­saoka Shiki, de son vrai nom Ma­saoka Tsu­ne­nori 2, poète . Il ne fut pas, je crois, un grand au­teur; mais on ne peut lui nier d’avoir re­nou­velé l’intérêt pour le haïku, dont il fit à la fois une arme of­fen­sive et un ferme bou­clier dans sa lutte contre la tu­ber­cu­lose qui al­lait l’emporter à trente-cinq ans. Il cra­cha du dès 1889, ce qui lui ins­pira le pseu­do­nyme de Shiki 3le Cou­cou»), oi­seau qui, quand il chante, laisse ap­pa­raître sa gorge rou­geoyante. Sa pre­mière ten­ta­tive lit­té­raire fut un au titre ro­man­tique, «La Ca­pi­tale de la lune» («Tsuki no miyako» 4), qu’il alla mon­trer à Kôda Ro­han. Ce der­nier, au faîte de sa gloire, mon­tra une telle ab­sence d’enthousiasme, que Shiki se li­vra au dé­cou­ra­ge­ment et au déses­poir et re­nonça tout à fait au ro­man; mais étant un être im­pul­sif, il prit alors une dé­ci­sion qui al­lait chan­ger le reste de sa , puisque c’est au cours de cette an­née 1892 qu’il dé­cida, d’une part, de se consa­crer en­tiè­re­ment au haïku et, d’autre part, d’accepter un poste au jour­nal «Ni­hon» («Ja­pon») en tant que de . Dans une co­lonne de ce quo­ti­dien, il dé­ve­loppa pen­dant une dé­cen­nie ses sur les an­ciens. Sa fut in­flexible jusqu’à la du­reté, vé­hé­mente jusqu’à la . Il est même per­mis de se de­man­der s’il n’était pas en proie à quelque dé­mence lorsqu’il af­fir­mait «que Ki no Tsu­rayuki en tant que poète était nul, et le “Ko­kin-shû” — une af­freuse»; ou bien «que les vers de Ba­shô conte­naient le meilleur et le pire». En même que ces ar­ticles théo­riques, Shiki pro­dui­sit ses propres et in­vita ses lec­teurs à en faire tout au­tant : «Shiki s’[engagea] dans un tra­vail, au fond, de poé­sie col­lec­tive qui mé­rite d’être rap­pelé… Il de­mande aux lec­teurs d’envoyer leurs textes. Il les pu­blie, les cri­tique. D’emblée, la créa­tion n’est pas chose unique, mais cha­cun a le — et doit — com­po­ser dix, vingt, trente haï­kus dans la même jour­née, et avec les mêmes mots, les mêmes images… Ce qui donne des cen­taines de poèmes qui se­ront pu­bliés dans le jour­nal… En l’ de cinq ans, on verra ainsi se consti­tuer des di­zaines de groupes, pour ainsi dire dans toutes les ré­gions du Ja­pon», ex­plique M. Jean-Jacques Ori­gas 5. Aus­si­tôt après la de Shiki, ces groupes se virent re­lé­gués dans l’oubli; mais ils furent, un temps, le creu­set de l’avant-gardisme et de la ré­no­va­tion du haïku.

  1. En ja­po­nais «病牀六尺». Icône Haut
  2. En ja­po­nais 正岡常規. Icône Haut
  3. En ja­po­nais 子規. Par­fois trans­crit Chiki ou Šiki. Re­mar­quez que l’idéogramme se re­trouve à la fois dans Tsu­ne­nori et dans Shiki. Icône Haut
  1. En ja­po­nais «月の都». Titre em­prunté au «Conte du cou­peur de bam­bous». Icône Haut
  2. «Une », p. 159. Icône Haut

« Les Auteurs du printemps russe. Galitch »

éd. Noir sur blanc, Montricher

éd. Noir sur blanc, Mon­tri­cher

Il s’agit de M. Alexandre Ga­litch 1, poète-chan­son­nier (XXe siècle). Avec son pen­chant à la cor­ro­sive, son ma­nie­ment de l’argot des camps, son art de sai­sir les dé­tails pi­quants de la des classes in­fé­rieures ou per­sé­cu­tées aux­quelles il ap­par­te­nait, M. Ga­litch a inau­guré, gui­tare au poing, le genre du court sketch mis en vers et rendu avec une sû­reté éton­nante dans les ac­cents et l’intonation. Dis­si­dentes, sub­ver­sives, ses bal­lades gê­naient le pou­voir, qui ne pou­vait leur par­don­ner de dire à haute ce que l’ de la masse, l’homme de la rue pen­sait tout bas. Ré­pan­dues très vite grâce à la du ma­gné­to­phone, elles raillaient la no­menk­la­tura bu­reau­cra­tique et ses pri­vi­lèges («pri­vi­lèges no­menk­la­tu­raux, tra­hi­sons no­menk­la­tu­rales», chan­taient-elles en re­frain) ainsi que l’humeur peu­reuse des pe­tits comme ce­lui qui, ayant rêvé qu’il était le géant At­las, ne parla de son rêve «ni à sa fille ni à sa femme» («ni dot­cheri ni jené» 2) pour ne pas éveiller de soup­çons. Aussi, en dé­pit de leur qua­lité , en dé­pit de la po­pu­la­rité de leur au­teur, de­venu l’une des «voix de che­vet» des étu­diants et an­ti­con­for­mistes so­vié­tiques, elles n’avaient au­cune d’être im­pri­mées dans les re­vues au­to­ri­sées. On ne les pu­blia qu’à l’étranger : en 1969, 1972 et 1974 à Franc­fort sous le titre de «» («Pesni» 3) ou «La Gé­né­ra­tion per­due» 4Po­ko­lé­nié obret­chion­nykh» 5) de même qu’en 1971 à Pa­ris sous le titre de «Poèmes de » («Poemy Ros­sii» 6). Ces pa­ru­tions clan­des­tines ag­gra­vèrent en­core le cas de M. Ga­litch aux yeux des au­to­ri­tés. Ex­pulsé de l’Union des et celle des ci­néastes, vi­sité par des agents de sur­veillance, convo­qué au KGB, rayé des scènes où il avait par­ti­cipé en tant qu’acteur, sans par­ler des en­re­gis­tre­ments de ses bal­lades qu’on confis­quait chez ses amis, M. Ga­litch se vit contraint en 1974 de quit­ter cette Rus­sie à la­quelle il était pour­tant vis­cé­ra­le­ment at­ta­ché.

  1. En russe Александр Галич. Par­fois trans­crit Alexan­der Ga­lich, Alek­sandr Ga­licz ou Alek­sandr Ga­lič. De son vrai nom Alexandre Aro­no­vitch Guinz­bourg (Александр Аронович Гинзбург). Par­fois trans­crit Gins­burg, Guins­bourg, Ginz­burg ou Ginz­bourg. Icône Haut
  2. En russe «ни дочери ни жене» Icône Haut
  3. En russe «Песни» Icône Haut
  1. Au­tre­fois tra­duit «La Gé­né­ra­tion des condam­nés». Icône Haut
  2. En russe «Поколение обречённых». Par­fois trans­crit «Po­ko­le­nie obret­chen­nych» ou «Po­ko­le­nie obre­chen­nykh». Icône Haut
  3. En russe «Поэмы России». Icône Haut

Lindgren, « Fifi Brindacier : l’intégrale »

éd. Hachette jeunesse, Paris

éd. Ha­chette , Pa­ris

Il s’agit de «Fifi Brin­da­cier» («Pippi Lång­strump») de Mme , la grande dame de la lit­té­ra­ture pour , la créa­trice de la ga­mine la plus ef­fron­tée sor­tie de l’ sué­doise : Fifi Brin­da­cier. Au­cun au­teur n’a été tra­duit en au­tant de langues que Mme Lind­gren. On ra­conte que M. Bo­ris Pan­kine 1, am­bas­sa­deur d’ à Stock­holm, confia un jour à l’écrivaine que presque tous les foyers so­vié­tiques comp­taient deux  : son «Karls­son sur le toit» et la ; ce à quoi elle ré­pli­qua : «Comme c’est étrange! J’ignorais to­ta­le­ment que la Bible était si po­pu­laire!» 2 C’est en 1940 ou 1941 que Fifi Brin­da­cier vit le jour comme per­son­nage de , au mo­ment où l’ fai­sait main basse sur l’, sem­blable à «un monstre éfique qui, à in­ter­valles ré­gu­liers, sort de son trou pour se pré­ci­pi­ter sur une vic­time» 3. Le cou­lait, les gens re­ve­naient mu­ti­lés, tout n’était que mal­heur et déses­poir. Et mal­gré les mille rai­sons d’être dé­cou­ra­gée face à l’avenir de notre , Mme Lind­gren ne pou­vait s’empêcher d’éprouver un cer­tain op­ti­misme quand elle voyait les per­sonnes de de­main : les en­fants, les ga­mins. Ils étaient «joyeux, sin­cères et sûrs d’eux, et ce, comme au­cune gé­né­ra­tion pré­cé­dente ne l’a été» 4. Mme Lind­gren com­prit, alors, que l’avenir du dor­mait dans les chambres des en­fants. C’est là que tout se jouait pour que les hommes et les de de­main de­viennent des sains et bien­veillants, qui voient le monde tel qu’il est, qui en connaissent la beauté. Le de Mme Lind­gren tient à cette . L’ qu’elle porte aux faibles et aux op­pri­més lui vaut éga­le­ment le des pe­tits et des grands. Beau­coup de ses ré­cits ont pour cadre des bour­gades res­sem­blant à sa bour­gade na­tale. Mais il ne s’agit là que du cadre. Car l’essence de ses ré­cits ré­side dans l’imagination dé­bor­dante de l’enfant so­li­taire — ce ter­ri­toire in­té­rieur où nul ne peut plus être tra­qué, où la seule est pos­sible. «Je veux écrire pour des lec­teurs qui savent créer des mi­racles. Les en­fants savent créer des mi­racles en li­sant», dit-elle 5. De même que toute , dans n’importe quel genre, dé­passe les li­mites de ce genre et de­vient quelque chose d’incomparable; de même, les ou­vrages de Mme Lind­gren dé­passent les li­mites étroites de la . Ce sont des le­çons de li­berté pour tous les âges et tous les siècles : «: Li­berté! Car sans li­berté, la fleur du poème fa­nera où qu’elle pousse» 6.

  1. En Борис Дмитриевич Панкин. Icône Haut
  2. Dans «Dos­sier : As­trid Lind­gren». Icône Haut
  3. Dans Jens An­der­sen, «As­trid Lind­gren». Icône Haut
  1. id. Icône Haut
  2. Dans «Dos­sier : As­trid Lind­gren». Icône Haut
  3. Dans Jens An­der­sen, «As­trid Lind­gren». Icône Haut