CatégorieTrès bons ouvrages

Nelligan, «Poésies complètes»

éd. TYPO, coll. Poésie, Montréal

éd. TYPO, coll. Poé­sie, Mont­réal

Il s’agit des «Poé­sies» d’Émile Nel­li­gan, le plus grand poète qué­bé­cois, le seul qui soit ho­noré de no­tices dans les dic­tion­naires étran­gers (XIXe siècle). Les bio­graphes s’accordent à le dé­crire comme un mince ado­les­cent, à la fi­gure pâle, qui al­lait le re­gard perdu dans les nuages, les doigts souillés d’encre, la re­din­gote en désordre, et parmi tout cela, l’air fier. Il pré­ten­dait que ses vers s’envoleraient un jour vers la France, d’où ils re­vien­draient sous la forme d’un beau livre, avec les bra­vos de tout Mont­réal. «C’est un drôle de gar­çon», di­saient les uns; «un peu po­seur», trou­vaient les autres 1. Mais sa fierté n’était qu’une fa­çade; elle ca­chait une sen­si­bi­lité exas­pé­rée, tan­tôt dé­bor­dante d’enthousiasme, tan­tôt as­som­brie d’une ner­veuse mé­lan­co­lie :

«C’est le règne du rire amer et de la rage
De se sa­voir poète et l’objet du mé­pris,
De se sa­voir un cœur et de n’être com­pris
Que par le clair de lune et les grands soirs d’orage!…

Les cloches ont chanté; le vent du soir odore.
Et pen­dant que le vin ruis­selle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire so­nore,
Oh! si gai, que j’ai peur d’éclater en san­glots!
»

  1. Dans Charles ab der Hal­den, «Nou­velles Études de lit­té­ra­ture ca­na­dienne-fran­çaise», p. 342. Haut

Héraclite, «Fragments»

éd. Presses universitaires de France, coll. Épiméthée, Paris

éd. Presses uni­ver­si­taires de France, coll. Épi­mé­thée, Pa­ris

Il s’agit de frag­ments d’un rou­leau que le phi­lo­sophe grec Hé­ra­clite d’Éphèse 1 dé­posa, au Ve siècle av. J.-C., dans le temple d’Artémis. On dis­pute sur la ques­tion de sa­voir si ce rou­leau était un traité suivi, ou s’il consis­tait en pen­sées iso­lées, comme celles que le ha­sard des ci­ta­tions nous a conser­vées. Hé­ra­clite s’y ex­pri­mait, en tout cas, dans un style condensé, propre à éton­ner; il pre­nait à la fois le ton d’un pro­phète et le lan­gage d’un phi­lo­sophe; il ten­tait avec une rare au­dace de conci­lier l’unité («tout est un» 2) et le chan­ge­ment («tout s’écoule» 3). De là, cette épi­thète d’«obs­cur» si sou­vent ac­co­lée à son nom, mais qui ne me pa­raît pas moins exa­gé­rée, car : «Certes, la lec­ture d’Héraclite est d’un abord rude et dif­fi­cile. La nuit est sombre, les té­nèbres sont épaisses; mais si un ini­tié te guide, tu ver­ras clair dans ce livre plus qu’en plein so­leil» 4. À cette ap­pa­rente obs­cu­rité s’ajoutait chez Hé­ra­clite un fond de hau­teur et de fierté qui lui fai­sait mé­pri­ser presque tous les hommes. Il dé­dai­gnait même la so­ciété des sa­vants, et ce dé­dain était porté si loin, qu’il leur criait des in­jures. Pour au­tant, il n’était pas un homme in­sen­sible, et quand il s’affligeait des mal­heurs qui forment l’existence hu­maine, les larmes lui mon­taient aux yeux. La tra­di­tion rap­porte qu’Héraclite mou­rut dans le temple d’Artémis où «il s’était re­tiré et jouait aux os­se­lets avec des en­fants» 5. Se­lon Frie­drich Nietzsche, s’il est vrai que l’on a vu ce sage par­ti­ci­per aux jeux bruyants des en­fants, c’est qu’il pen­sait, en les ob­ser­vant, à ce que per­sonne n’a pensé à cette oc­ca­sion : il pen­sait au jeu du grand En­fant uni­ver­sel, c’est-à-dire Dieu : «Hé­ra­clite», dit Nietzsche 6, «n’a pas eu be­soin des hommes, même pas pour ac­croître ses connais­sances. Tout ce qu’on pou­vait éven­tuel­le­ment ap­prendre en ques­tion­nant les hommes et tout ce que les autres sages s’étaient ef­for­cés d’obtenir… lui im­por­tait peu. Il par­lait sans en faire grand cas de ces hommes qui in­ter­rogent, qui col­lec­tionnent, bref, de ces “his­to­riens”. “Je me suis cher­ché” 7, di­sait-il de lui-même en em­ployant le mot qui dé­fi­nit l’interprétation d’un oracle; comme s’il était le seul, lui et per­sonne d’autre, à vé­ri­ta­ble­ment réa­li­ser et ac­com­plir le pré­cepte del­phique “Connais-toi toi-même”.»

  1. En grec Ἡράκλειτος ὁ Ἐφέσιος. Haut
  2. En grec «ἓν πάντα εἶναι». p. 23. Haut
  3. En grec «πάντα ῥεῖ». p. 467. Haut
  4. En grec «Μὴ ταχὺς Ἡρακλείτου ἐπ’ ὀμφαλὸν εἴλεε βίϐλον τοὐφεσίου· μάλα τοι δύσϐατος ἀτραπιτός. Ὄρφνη καὶ σκότος ἐστὶν ἀλάμπετον· ἢν δέ σε μύστης εἰσαγάγῃ, φανεροῦ λαμπρότερ’ ἠελίου». Ano­nyme dans «An­tho­lo­gie grecque, d’après le ma­nus­crit pa­la­tin». Haut
  1. Dio­gène Laërce, «Vies et Doc­trines des phi­lo­sophes illustres». Haut
  2. «La Phi­lo­so­phie à l’époque tra­gique des Grecs», p. 364. Haut
  3. En grec «ἐδιζησάμην ἐμεωυτόν». p. 229. Haut

Erfan, «Ma femme est une sainte : nouvelles»

éd. de l’Aube, coll. Regards croisés, La Tour d’Aigues

éd. de l’Aube, coll. Re­gards croi­sés, La Tour d’Aigues

Il s’agit de «Ma femme est une sainte» de M. Ali Er­fan, écri­vain ira­nien de langue fran­çaise. Né à Is­pa­han en 1946, il fait par­tie de ces hommes de théâtre, ces ci­néastes, ces ar­tistes que l’évolution po­li­tique de leur pays a me­nés à la pri­son et à l’exil. Quand son deuxième film a été pro­jeté, le mi­nistre de la Culture ira­nien, pré­sent dans la salle, a dé­claré à la fin : «Le seul mur blanc sur le­quel on n’a pas en­core versé le sang des im­purs, c’est l’écran de ci­néma. Si on exé­cute ce traître, et que cet écran de­vient rouge, tous les ci­néastes com­pren­dront qu’on ne peut pas jouer avec les in­té­rêts du peuple mu­sul­man» 1. Il a quitté alors l’Iran pour pour­suivre une car­rière d’écrivain à Pa­ris. Bien que cette car­rière soit loin d’être fi­nie, je m’autorise, dès à pré­sent, à ré­su­mer les prin­ci­pales et dif­fé­rentes qua­li­tés de M. Er­fan et comme les élé­ments consti­tu­tifs de son gé­nie. 1º Le goût de l’intrigue trou­blante, ra­pide, sombre. «Mon ré­cit», dit M. Er­fan, «sera ra­pide comme l’ange de la mort lorsqu’il sur­git par la fe­nêtre ou par la fente sous la porte, s’empare de l’âme du pire des ty­rans et dis­pa­raît aus­si­tôt par le même che­min, en em­por­tant l’âme d’un poète» 2. 2º La nos­tal­gie de la pa­trie, de la langue na­tale, de l’enfance. Chaque fois qu’il en­tre­prend d’écrire, M. Er­fan cherche le temps de sa pre­mière jeu­nesse. Il goûte l’extase de la mé­moire, le plai­sir de re­trou­ver les choses per­dues et ou­bliées dans la langue na­tale. Et comme cette mé­moire re­trou­vée ne ra­conte pas ce qui s’est passé réel­le­ment, mais ce qui au­rait pu se pas­ser, c’est elle le vé­ri­table écri­vain; et M. Er­fan est son pre­mier lec­teur : «Main­te­nant, je connais [la langue fran­çaise]. Mais je ne veux pas par­ler… Ma­dame dit : “Mon chéri, dis : jas­min”. Je ne veux pas. Je veux pro­non­cer le nom de la fleur qui était dans notre mai­son. Com­ment s’appelait-elle? Pour­quoi est-ce que je ne me sou­viens pas? Cette grande fleur qui pous­sait au coin de la cour. Qui mon­tait, qui tour­nait. Elle grim­pait par-des­sus la porte de notre mai­son, et elle re­tom­bait dans la rue… Com­ment s’appelait-elle? Elle sen­tait bon. Ma­dame dit en­core : “Dis, mon chéri”. Moi, je pleure, je pleure…» 3 3º L’absence de phi­lo­so­phie mo­rale, d’idéal, de sen­ti­ment re­li­gieux. Si M. Er­fan n’a pas la joie de croire, c’est là son dé­faut, ou plu­tôt son mal­heur, mais un mal­heur te­nant à une cause fort grave, je veux dire les crimes que M. Er­fan a vu com­mettre au nom d’une re­li­gion dont les pré­ceptes ont été dé­na­tu­rés et dé­tour­nés de leur pro­pos et de leur vé­ri­table si­gni­fi­ca­tion : «Il ou­vrit sans hâte l’un des épais dos­siers [de la Ré­pu­blique is­la­mique], en re­tira un feuillet, l’examina et, tout d’un coup, s’écria : “En­fer­mez cette femme dans un sac de jute et je­tez-lui des pierres jusqu’à ce qu’elle crève comme un chien… Que le père étrangle son fils de ses propres mains… Vio­lez la fillette de douze ans mal­gré son re­pen­tir et, entre ses jambes, ti­rez son foie”»

  1. Dans Ma­thieu Lin­don, «L’Enfer pa­ra­di­siaque d’Ali Er­fan». Haut
  2. «Le Der­nier Poète du monde», p. 11. Haut
  1. id. p. 82. Haut

Diop, «Coups de pilon : poèmes»

éd. Présence africaine, Paris

éd. Pré­sence afri­caine, Pa­ris

Il s’agit des œuvres com­plètes de M. Da­vid Man­dessi Diop, poète de la né­gri­tude, fa­rouche dé­fen­seur de la cause afri­caine (XXe siècle). Né en France, d’un père sé­né­ga­lais et d’une mère ca­me­rou­naise, M. Diop fai­sait de ses poèmes de vraies armes de com­bat dans une pé­riode de lutte contre le co­lo­nia­lisme eu­ro­péen. En 1956, il pu­bliait dans la re­vue «Pré­sence afri­caine» un pam­phlet in­ti­tulé «Au­tour des condi­tions d’une poé­sie na­tio­nale chez les peuples noirs», le­quel de­vait ser­vir plus tard de pré­face à son re­cueil de poèmes «Coups de pi­lon». Dans ce pam­phlet, M. Diop dé­cri­vait la fran­co­pho­nie avec un pes­si­misme tra­gique, car tout suc­cès des lit­té­ra­tures d’expression fran­çaise lui sem­blait être un suc­cès de «la co­lo­ni­sa­tion qui, lorsqu’elle ne par­vient plus à main­te­nir ses su­jets en es­cla­vage, en fait des in­tel­lec­tuels do­ciles aux modes lit­té­raires oc­ci­den­tales» 1. On sai­sit alors le dé­chi­re­ment de M. Diop qui, privé de l’usage des langues afri­caines et coupé de ses terres an­ces­trales, était convaincu qu’en écri­vant dans une langue qui n’était pas celle de ses aïeux, il ne pou­vait réel­le­ment tra­duire le chant pro­fond du conti­nent afri­cain :

«Afrique, mon Afrique…
Je ne t’ai ja­mais connue
Mais mon re­gard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à tra­vers les champs ré­pandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton tra­vail
Le tra­vail de l’esclavage
L’esclavage de tes en­fants…
»

  1. p. 71. Haut