Il s’agit de l’« Œuvre poétique » de M. Kama Sywor Kamanda, auteur congolais d’origine égyptienne (XXe siècle). Il faut soigneusement distinguer, parmi les œuvres de M. Kamanda, celles du poète d’avec celles du conteur. Celles du poète sont véritablement un livre de combat, tout imprégné de l’esprit de ces années de militantisme au cours desquelles les Africains — en particulier les étudiants exilés à Paris au milieu du colonisateur — frustrés de leur histoire nationale, préparaient les voies de l’indépendance en faisant la lumière sur les apports de l’Afrique aux civilisations universelles, et en répandant la thèse que l’homme noir était le premier civilisateur, car de lui était venue la plus grande, la plus illustre et la plus ancienne civilisation : l’égyptienne. Le retour à cette Égypte noire, disaient-ils, était la condition nécessaire pour réconcilier les civilisations africaines avec l’histoire universelle ; pour redonner aux jeunes un passé glorieux, dont ils pouvaient être fiers ; pour renouer le fil rompu. L’« Œuvre poétique » de M. Kamanda s’est associée à ces enjeux. Mais je ne crois pas me tromper en disant que ce gisement de l’Égypte noire, à peine effleuré par M. Kamanda et quelques poètes de la négritude, n’a pas été exploité dans toute sa richesse ; il a été même abandonné au fur et à mesure que l’Afrique a pris en main son destin politique et culturel. Qu’a-t-il donc manqué à ces poètes qui ont consacré tant de veilles à l’Égypte ? Pourquoi, malgré leur admiration pour elle, ne l’ont-ils jamais restituée dans ce qu’elle a de vivant et de fécond ? Il leur a manqué ce qu’a eu la Renaissance gréco-latine : la philologie. Si, au lieu de se contenter des revues générales, ces poètes avaient appris l’égyptien ancien et lu les textes, on n’aurait pas vu le combat de deux Égyptes : l’une restée oubliée dans ses pages originales, l’autre créée par ces poètes plus ou moins artificiellement. Comme dit Ernest Renan 1 : « [Seuls] les textes originaux d’une littérature en sont le tableau véritable et complet. Les traductions et les travaux de seconde main en sont des copies affaiblies, et laissent toujours subsister de nombreuses lacunes que l’imagination se charge de remplir. À mesure que les copies s’éloignent et se reproduisent en des copies plus imparfaites encore, les lacunes s’augmentent ; les conjectures se multiplient ; la vraie couleur des choses disparaît ».
20ᵉ siècle
Vaptsarov, « Poèmes choisis »
Il s’agit de M. Nicolas Vaptsarov 1, poète et résistant bulgare (XXe siècle). Arrêté, torturé et fusillé pour son activité clandestine contre les armées allemandes stationnées dans son pays et contre leurs collaborateurs bulgares, il est l’auteur d’un seul recueil de poèmes, intitulé les « Chants des moteurs » (« Motorni Pesni » 2), d’une dizaine d’articles et d’une trentaine de poèmes divers. Il s’agit donc d’un legs littéraire relativement restreint, mais n’était-ce pas le cas également de son poète préféré, Hristo Botev, mort dans la lutte contre l’Empire turc. Ses « Chants des moteurs », inspirés du quotidien des ouvriers obscurs — visseurs sur les chaînes de montage, mécaniciens suintant l’oignon et la sueur, chauffeurs de locomotive, etc. — représentent un des sommets de la poésie ouvrière. Ces « Chants » naissent au milieu de la bourbe industrielle, « époque d’atrocité sauvage galopant éperdument de l’avant ; époque d’acier en fusion, là, sur le seuil du nouveau monde », comme dit M. Vaptsarov 3. Il fait encore nuit quand la mer tumultueuse des ouvriers s’engouffre dans une usine au ciel bas, enfumé, où l’existence pèse lourd comme un casque d’acier. La salle des machines entonne son refrain — « une turbine de foi ardente » 4. L’ouvrier, sous sa moustache pendante, injurie la vie ; les heures « comme des écrous rouillés » 5 lui serrent le cœur. Avec quelle avidité ses yeux boivent tout rayon de lumière qui pénètre par hasard à travers la suie ! Cette usine coupe, d’une main experte, les ailes de l’ouvrier ; elle l’opprime, elle l’écrase « sous [la] moisissure vénéneuse et sous [la] vieille rouille » 6 ; il gémit, il halète, mais elle est « sourde à ses sentiments » 7. À midi, durant son repos, l’ouvrier lit un livre de Pouchkine en souriant. Il comprend Pouchkine, il le sent proche comme un camarade ; car avec lui, il peut « regarder les merveilleuses étoiles » 8. Mais déjà « le moteur intrépide porte un coup de poing à la gueule » 9 de l’ouvrier, pour le rappeler à son poste. Colle et graisse, vapeur et puanteur reprennent de plus belle. L’ouvrier est pris, en somme, au piège de la vie ; il se ravise, mais c’est trop tard. Ses yeux luisants, comme ceux d’animal tombé cruellement dans une trappe, demandent et implorent grâce. Et en lui, « peu à peu se glacent les dernières espérances, et la foi dans le bien et dans l’homme »
Rosny, « Nell Horn de l’Armée du Salut »
Il s’agit de « Nell Horn de l’Armée du Salut » de Joseph-Henri Rosny. Sous le pseudonyme de Rosny se masque la collaboration littéraire entre deux frères : Joseph-Henri-Honoré Boëx et Séraphin-Justin-François Boëx. Ils naquirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une famille française, hollandaise et espagnole installée en Belgique. Ces origines diverses, leur instinct de curiosité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vigueur musculaire —, leur hantise de la préhistoire, et jusque la fascination qu’exerçaient sur eux les terres inhospitalières et sauvages, firent naître chez eux le rêve de rejoindre les tribus indiennes qui hantaient encore les étendues lointaines du Canada. Londres d’abord et Paris ensuite n’étaient dans leur tête qu’une escale ; mais le destin les y fixa pour la vie et fit d’eux des prisonniers de ces villes tentaculaires que les Rosny allaient fouiller en profondeur, avec toute la passion que suscitent des contrées inconnues, des contrées humaines et brutales. Ils pénétrèrent dans les faubourgs sordides ; ils connurent les fournaises, les usines, les fabriques farouches et repoussantes, crachant leurs noires fumées dans le ciel, les dépotoirs à perte de vue, autour desquels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vision exaltait les Rosny jusqu’aux larmes : « Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte » 1. À jamais égarés des horizons canadiens, les Rosny se consolèrent en créant une poétique des banlieues, à laquelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une forêt vierge, d’une savane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ramures et de fauves, ils la tirèrent, aussi vierge, de l’étrange remous de la civilisation industrielle. Le sifflement des sirènes, le retentissement des enclumes, la rumeur des foules devint pour eux un bruit aussi religieux que l’appel des cloches. L’aspect féroce, puissant des travailleurs, à la sortie des ateliers, leur évoqua les temps primitifs où les premiers hommes se débattaient dans des combats violents contre les forces élémentaires de la nature. Dans leurs romans aux décors suburbains, qui rejoignent d’ailleurs leurs récits préhistoriques et scientifiques, puisqu’ils se penchent sur « tout l’antique mystère » 2 des devenirs de la vie — dans leurs romans, dis-je, les Rosny font voir que « la forêt vierge et les grandes industries ne sont pas des choses opposées, ce sont des choses analogues » ; qu’un « morceau de Paris, où s’entasse la grandeur de nos semblables, doit faire palpiter les artistes autant que la chute du Rhin à Schaffhouse » 3 ; que l’œuvre des hommes est non moins belle et monstrueuse que celle de la nature — ou plutôt, il est impossible de séparer l’une de l’autre.
Hori, « Le vent se lève »
Il s’agit du roman « Le vent se lève » (« Kaze tachinu » 1) de Tatsuo Hori 2, écrivain japonais, attiré par les lettres françaises (XXe siècle). Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, cet homme malade regarda comme des faveurs toutes les peines que le destin lui envoya pour éprouver sa vertu, comme était la tuberculose qui lui dura toute sa vie ; ou le tremblement de terre qui lui enleva sa mère, mais à la suite duquel des amis le confièrent à l’attention et aux soins du célèbre Akutagawa. Dès le début, les deux se lièrent d’une grande amitié, aidée par des affinités de tempérament et de nature. Akutagawa discerna facilement le potentiel de Hori, et Hori reconnut pleinement le génie de l’autre. Cependant, après le suicide d’Akutagawa, qu’il prit comme l’aveu de l’échec de toute une école littéraire, Hori voulut rompre avec la manière de celui qui avait été son maître et ami. Il se tourna alors vers les écrivains de la France contemporaine, qui venaient d’être introduits au Japon : Cocteau, Radiguet, Mauriac, Proust, etc. Il traduisit, en manière de justification, cette phrase de Gide : « Tous les grands esprits étrangers ont tenu leurs regards sans cesse tournés vers la France » 3. Comme celle de ses modèles, l’œuvre de Hori se caractérise par la place importante qu’y occupent les thèmes autobiographiques. « Le vent se lève », par exemple, se déroule dans un sanatorium pour tuberculeux et décrit la vie et le monde d’un homme et d’une femme dans l’isolement du haut plateau de Nagano, au cœur de la montagne — une vie et un monde qui commencent là où, pour les gens ordinaires, il n’y a plus que l’impasse et la mort. « Entre eux, le souvenir, d’ores et déjà acquis, de cette brève assomption est comme la promesse d’une sorte de communion mystique qui, au-delà de l’arrachement physique, les maintiendra éternellement réunis » 4. Et à mesure que se succèdent les journées de leur courte saison, toutes semblables les unes aux autres, l’homme et la femme finissent par échapper peu à peu à l’emprise du temps. Ce faisant, les moindres circonstances de leur quotidien, aussi insignifiantes fussent-elles, prennent un attrait entièrement nouveau : l’être tiède et parfumé à leurs côtés, sa respiration un peu précipitée, sa main souple, son sourire, les propos qu’ils échangent de temps à autre, sont autant de richesses ignorées de la foule, et qui n’appartiennent qu’à eux seuls : « La monotonie des journées n’était brisée que par les accès de fièvre », dit Hori 5. « Ces jours-là, nous nous efforcions de goûter plus pleinement encore, plus lentement, tel un fruit interdit dont on se délecte en secret, le charme des rites invariables de la journée, si bien que le bonheur que nous procurait cette existence à l’arrière-goût de mort, n’était alors en rien diminué. »
- En japonais « 風立ちぬ ». Titre emprunté au poème « Le Cimetière marin » de Valéry : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! L’air immense ouvre et referme mon livre ».
- En japonais 堀辰雄.
- « Essais critiques » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris), p. 51.
Kavafis, « L’art ne ment-il pas toujours ? »
Il s’agit des notes inédites de Constantin Kavafis 1, poète égyptien d’expression grecque (XIXe-XXe siècle). « La biographie extérieure de Constantin Kavafis tient en quelques lignes ; ses vers nous renseignent davantage sur ce que fut cette existence bornée en apparence aux routines des bureaux et des cafés, de la rue et de la taverne louche, limitée dans l’espace au tracé, mille fois reparcouru, d’une même ville », dit Mme Marguerite Yourcenar. En effet, la poésie de Kavafis se développe dans le vase clos d’une même ville : Alexandrie. La première impression qui s’en dégage est celle d’une existence tellement enfoncée dans son marasme qu’aucune délivrance ne paraît possible. C’est la poésie d’un vieillard et la poésie également d’un être humain marqué d’une ambiguïté fondamentale dans sa sexualité, qui l’empêche de s’accepter entièrement, tel que la création l’a fait. Cet homme lucide ne se fait point d’illusions. Il sait qu’il lui est interdit de joindre en lui-même une humanité profonde et conquérante. Au premier abord, aucune considération, aucune espérance ne viennent atténuer cette vue désabusée de sa destinée. Les figures historiques qui ont manifestement sa prédilection sont des adolescents du monde hellénistique et byzantin, mi-grecs mi-asiates, des êtres charmants, vénaux, efféminés, et qui ressemblent étonnamment aux adolescents décrits dans les poèmes inspirés de sa propre vie. Ce sont des êtres mus par un besoin absolu de beauté et de jouissance. Et comme ils ne peuvent pas satisfaire ce besoin, ils sombrent dans l’échec et le malheur. « Touchants, dignes dans leur échec, parfois même héroïques, ils souffrent de n’être pas des Olympiens. Ils ne sont parvenus que jusqu’aux abords du temple. Mais comme ils y arrivent pleins d’humilité et conscients de leur faiblesse, il leur sera beaucoup pardonné », dit M. Georges Spyridaki
- En grec Κωνσταντίνος Καϐάφης. Parfois transcrit Kavaphes, Kavaphis, Kawafis, Cavafis, Cavafy ou Kavafy.
Kavafis, « Œuvres poétiques »
Il s’agit des œuvres poétiques de Constantin Kavafis 1, poète égyptien d’expression grecque (XIXe-XXe siècle). « La biographie extérieure de Constantin Kavafis tient en quelques lignes ; ses vers nous renseignent davantage sur ce que fut cette existence bornée en apparence aux routines des bureaux et des cafés, de la rue et de la taverne louche, limitée dans l’espace au tracé, mille fois reparcouru, d’une même ville », dit Mme Marguerite Yourcenar. En effet, la poésie de Kavafis se développe dans le vase clos d’une même ville : Alexandrie. La première impression qui s’en dégage est celle d’une existence tellement enfoncée dans son marasme qu’aucune délivrance ne paraît possible. C’est la poésie d’un vieillard et la poésie également d’un être humain marqué d’une ambiguïté fondamentale dans sa sexualité, qui l’empêche de s’accepter entièrement, tel que la création l’a fait. Cet homme lucide ne se fait point d’illusions. Il sait qu’il lui est interdit de joindre en lui-même une humanité profonde et conquérante. Au premier abord, aucune considération, aucune espérance ne viennent atténuer cette vue désabusée de sa destinée. Les figures historiques qui ont manifestement sa prédilection sont des adolescents du monde hellénistique et byzantin, mi-grecs mi-asiates, des êtres charmants, vénaux, efféminés, et qui ressemblent étonnamment aux adolescents décrits dans les poèmes inspirés de sa propre vie. Ce sont des êtres mus par un besoin absolu de beauté et de jouissance. Et comme ils ne peuvent pas satisfaire ce besoin, ils sombrent dans l’échec et le malheur. « Touchants, dignes dans leur échec, parfois même héroïques, ils souffrent de n’être pas des Olympiens. Ils ne sont parvenus que jusqu’aux abords du temple. Mais comme ils y arrivent pleins d’humilité et conscients de leur faiblesse, il leur sera beaucoup pardonné », dit M. Georges Spyridaki
- En grec Κωνσταντίνος Καϐάφης. Parfois transcrit Kavaphes, Kavaphis, Kawafis, Cavafis, Cavafy ou Kavafy.
Kawabata, « Les Pissenlits : roman [inachevé] »
Il s’agit des « Pissenlits » (« Tanpopo » 1) de Yasunari Kawabata 2, écrivain japonais qui mérite d’être placé au plus haut sommet de la littérature moderne. « Vos romans sont si grands, si sublimes, que dans ma petitesse je ne puis que les vénérer de loin, comme le jeune berger qui, regardant les cimes bleues des Alpes à l’horizon, rêve du jour où il sera en mesure d’escalader même la plus haute », dit M. Yukio Mishima dans une lettre adressée à celui qui fut pour lui le maître et l’ami 3. Kawabata naquit en 1899. Son père, médecin lettré, mourut de tuberculose en 1901 ; sa mère, sa grand-mère et sa sœur disparurent à leur tour, emportées par la même maladie. Il fut recueilli chez son grand-père aveugle, son dernier et unique parent. Là, dans un village de cinquante et quelques habitations, il passa une enfance solitaire, toute de silence et de mélancolie. Levé à l’aube, il devait aider son grand-père à satisfaire ses fonctions naturelles, tiraillé entre la compassion et le dégoût. Puis, il montait sur un arbre du jardin et, assis entre les grandes branches, il lisait « jusqu’à ce que vînt à passer une voiture ou un chien qui aboyait » 4 ; ou alors, un carnet à la main, il écrivait à ses parents défunts des lettres d’une érudition et d’une maturité de pensée qu’on s’étonne de rencontrer chez un enfant : « Père, vous vous êtes levé de votre lit de mort pour nous laisser, à moi et à ma sœur encore innocente, une sorte de testament écrit. Vous avez tracé les idéogrammes de “Chasteté” pour ma sœur, et de “Prends garde à toi” pour moi-même… Tandis que j’écris cette lettre, il me vient à l’esprit cette phrase de Jean Cocteau :
Gravez votre nom dans un arbre
Qui poussera jusqu’au nadir ;
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les noms grandir.
En fait, le poème reste un peu obscur… Mais si l’on arrive tout simplement à graver son nom dans le cœur d’un enfant ou d’un être aimé, ce nom ne grandira-t-il pas, finalement, lui aussi ? »
Doubnov, « Le Livre de ma vie : souvenirs et réflexions, matériaux pour l’histoire de mon temps »
Il s’agit du « Livre de ma vie : souvenirs et réflexions, matériaux pour l’histoire de mon temps » 1 (« Kniga jizni : vospominania i razmychlénia, matérialy dlia istorii moïego vrémeni » 2) de Simon Doubnov 3, l’un des plus éminents historiens juifs (XIXe-XXe siècle). La vie de cet historiographe, né du temps des pogromes russes et mort dans les camps de la barbarie nazie, est celle de toute une génération de Juifs de l’Europe orientale. Qu’au milieu du carnage et « du fond du gouffre », comme il dit lui-même 4, cet homme ait songé à des travaux historiques de si grande envergure, cela peut paraître étrange. Mais cela témoigne simplement de la pérennité du judaïsme, de sa vivacité dans la mort. Doubnov avait une hauteur de vues, une élévation de pensées, une piété qui l’obligeaient à chercher l’indestructible au milieu des destructions ; il disait comme Archimède au soldat romain : « Ne dérange pas mes cercles ! » « Que de fois », dit Doubnov 5, « la douleur causée par les brûlants soucis quotidiens a été apaisée par mes rêves ardents du moment où un grandiose édifice 6 s’élèverait, et où ces milliers de faits et de combinaisons se mêleraient en un vif tableau dépeignant huit cents ans de la vie de notre peuple en Europe orientale ! » Des témoins rapportent que même après son arrestation par les agents de la Gestapo, malade et grelottant de fièvre, Doubnov n’arrêta pas son travail : avec le stylo qui lui avait servi pendant tant d’années, il remplit un carnet de notes. Juste avant d’être abattu d’un coup de revolver, on le vit marchant et répétant : « Bonnes gens, n’oubliez pas, bonnes gens, racontez, bonnes gens, écrivez ! » 7 De ceux à qui s’adressaient ces paroles, presque aucun ne survécut. « Les pensées sont comme les fleurs ou les fruits, comme le blé et tout ce qui pousse et grandit de la terre. Elles ont besoin de temps et d’un lieu pour être semées, elles ont besoin d’un hiver pour prendre des forces et d’un printemps pour sortir et s’épanouir. Il y a les historiens de l’hiver et les historiens du printemps… Doubnov est un historien de l’hiver », dit M. Marc-Alain Ouaknin
- Parfois traduit « Livre de ma vie : souvenirs et pensées, matériaux pour l’étude de mon temps ».
- En russe « Книга жизни : воспоминания и размышления, материалы для истории моего времени ». Parfois transcrit « Kniga jizni : vospominaniya i razmyshleniya, materialy dlia istorii moevo vremeni », « Kniga žizni : vospominanija i razmyšlenija, materialy dlja istorii moego vremeni » ou « Kniga zhizni : vospominaniia i razmyshleniia, materialy dlia istorii moego vremeni ».
- En russe Семён Дубнов ou Шимон Дубнов. Parfois transcrit Semyon Dubnow, Simeon Dubnow, Shimeon Dubnow, Shimon Dubnov ou Semën Dubnov. Le nom de Doubnov, conformément à une pratique bien établie chez les Juifs, lui vient de la ville dont ses ancêtres étaient originaires : Doubno (Дубно), en Ukraine.
- « Le Livre de ma vie : souvenirs et réflexions, matériaux pour l’histoire de mon temps », p. 737.
- id. p. 359.
- La grandiose somme en dix volumes, « Histoire universelle du peuple juif », sur laquelle Doubnov ne cessa de travailler de 1901 jusqu’à son assassinat.
- Dans Sophie Erlich-Doubnov, « La Vie de Simon Dubnov », p. 25.
Santôka, « Zen Saké Haïku : poèmes choisis »
Il s’agit d’une traduction partielle des haïkus de Shôichi Taneda 1, poète mendiant japonais, plus connu sous le surnom de Santôka 2 (« le feu au sommet de la montagne »). Il naquit au milieu de cinq frères et sœurs. Son père, riche propriétaire mais piètre père de famille, passait son temps à politiquer et courir le jupon. Un jour que ce dernier était en villégiature dans les montagnes avec une de ses maîtresses, son épouse, âgée de trente-trois ans, se jeta dans le puits de la propriété familiale. Qu’elle a dû être grande l’amertume du petit Santôka à la vue du corps inanimé de sa mère qu’on sortait du puits. Pour ajouter à ce malheur, un de ses frères mourut en bas âge, et un autre se donna la mort en 1918. Quant à notre poète, après un mariage raté, il fut tour à tour brasseur de saké, encadreur de tableaux, traducteur. Il partit pour Tôkyô. Mélancolique, inconstant au travail, il occupait ses loisirs de bibliothécaire à des lectures bouddhiques. Dans le grand tremblement de terre qui ravagea la capitale, sa chambre s’écroula. Il retourna à Kumamoto. Une nuit de décembre 1924, ivre, il s’immobilisa devant un tramway que le conducteur ne parvint à arrêter qu’à grand-peine. On l’emmena dans un temple proche de là, le Hôon-ji, où il se fit moine. L’année suivante et toutes les autres jusqu’à sa mort, il s’en alla errer sur les routes du Japon, par les nuits d’hiver, sans gîte, sans feu ni lieu, comme s’il lui fallait marcher pour vivre : « Je ne suis rien d’autre qu’un moine mendiant », dit-il 3. « On ne peut pas dire grand-chose de moi sinon que je suis un pèlerin fou qui passe sa vie entière à déambuler, comme ces plantes aquatiques qui dérivent de rive en rive. Cela peut sembler pitoyable, pourtant je trouve la paix dans cette vie dépouillée… » Il faut lire ses poésies comme le carnet qu’un routard aurait laissé tomber de sa poche, et dans lequel il aurait noté ses observations à l’état brut, dans une langue plate et relâchée, qui évacue le rythme traditionnel des 5-7-5 syllabes. La route est la plus belle conquête de l’homme libre : voilà, en substance, la seule philosophie de Santôka. Il jouit au Japon d’une faveur égale à celle de Kerouac en Amérique dont on a aussi un « Livre des haïkus ». Pour tout dire, je ne crois pas, mais peut-être je me trompe, que l’un et l’autre soient d’immenses talents, mais ils représentent pour la foule du grand public la figure la plus exacte et la plus vive du poète : un gueux sous la pluie, un bohème trempé dans ses haillons, un vagabond loin des lois et des usages, rebut éternel du monde.
Rohan, « La Pagode à cinq étages et Autres Récits »
éd. Les Belles Lettres, coll. Japon, Paris
Il s’agit de « La Pagode à cinq étages » 1 (« Gojûnotô » 2), « Face au crâne » 3 (« Taidokuro » 4) et autres œuvres de Kôda Shigeyuki 5, plus connu sous le surnom de Kôda Rohan 6, feuilletoniste japonais (XIXe-XXe siècle). Fortement marqué par le bouddhisme, il fut surtout un indépendant et un solitaire. Durant son séjour en Hokkaidô, ayant abandonné son poste avantageux d’ingénieur-télégraphe, il s’était lié d’amitié avec un moine, et peu après son retour à Tôkyô, s’étant rasé les cheveux, il s’était si souvent plongé dans la lecture de soûtras que ses parents avaient cru un moment qu’il se ferait moine. Voici en quels termes il se décrit 7 : « Je ne claironne pas mes goûts artistiques. Je ne suis qu’un simple escargot de cinq pieds qui ne peut tenir en place, et rampe du Nord au Sud et d’Est en Ouest, poussé par le désir de voir autant du monde que permettent les yeux incertains de ses antennes… “Loin des villages, dormons avec la rosée, sur un oreiller d’herbes”. C’est un poème que je composai une nuit où je m’étais arrêté épuisé dans un coin de campagne lors d’un voyage en solitaire dans le Michinoku. Dès lors, je pris le nom de Rohan [“compagnon de la rosée”] 8 ». Au temple de Tennô à Tôkyô, connu pour sa pagode à cinq étages, il vit, un jour, une beauté qui visitait une tombe, un chrysanthème à la main. Il pensa à elle une bonne semaine, se la représentant en déesse Kishimojin, une grenade à la main. Sorte de sculpture bouddhique vivante, elle devint le sujet du « Bouddha d’Amour » 9 (« Fûryû-butsu » 10), son premier feuilleton. Le 19 octobre 1889, Uchida Roan, critique célèbre, salua la venue de cette œuvre qui ne laissait voir que peu de signes extérieurs d’influence occidentale dans une période d’occidentalisation forcenée : « Ah ! pour la première fois après la mort de Saikaku il y a deux cents ans, ce style splendide… le ciel ne l’a pas encore détruit ! »
- Parfois traduit « La Pagode aux cinq toits » ou « La Pagode à cinq niveaux ».
- En japonais « 五重塔 ».
- Parfois traduit « Tête à tête avec le squelette ».
- En japonais « 対髑髏 ». Également connu sous le titre d’« Engaien » (« 縁外縁 »), c’est-à-dire « Liaison contre destin ».
- En japonais 幸田成行. Parfois transcrit Nariyuki Koda ou Kôda Nariyouki.
- En japonais 幸田露伴.
- « Face au crâne », ch. I.
- Il y a aussi, dans le choix de ce nom de « compagnon de la rosée », une allusion aux « Vies des sages éminents » (« 高士傳 »), inédites en français : « Guang dut dormir avec la rosée et affronter l’hiver… Il s’allongea et ne bougea plus. Les gens le tinrent pour mort. Lorsqu’ils le regardèrent, il était comme avant ».
- Parfois traduit « Le Bouddha sculpté par Amour », « Un Bouddha en ce monde », « Un Bouddha dans ce monde », « Bouddha d’élégance » ou « Bouddha élégant ».
- En japonais « 風流仏 ».
An-sky, « Le Dibbouk : légende dramatique en trois actes »
éd. Rieder, coll. Judaïsme, Paris
Il s’agit du « Dibbouk » (« Der Dibuk » 1) de Shloyme-Zanvl Rappoport 2, dit Sh. An-sky 3, une légende d’exorcisme féminin, éveillant de profondes et subtiles résonances, toute pétrie de mysticisme sentimental, assurément le chef-d’œuvre du théâtre yiddish. Pénible est le sort de l’écrivain en général, mais celui de l’écrivain juif l’est tout particulièrement. Son écriture est déchirée ; il habite entre deux mondes, il s’exprime en au moins trois langues 4 et il se tient à la croisée de quatre directions ; et ce tiraillement, An-sky l’endura vraiment. Né en 1863 en Biélorussie, il abandonna cette province de l’Empire russe à l’âge de dix-sept ans, dès que s’éveilla en lui l’aspiration d’œuvrer pour le bien des travailleurs opprimés, des masses ouvrières. Ses idées révolutionnaires le menèrent d’abord à Saint-Pétersbourg, puis à Berlin, Berne et Paris, où il vivait en bohème, logé chez des amis, non seulement parce qu’il n’avait pas de domicile fixe, mais aussi parce qu’il devait toujours se cacher pour échapper aux rafles. Parmi ses écrits d’alors, en plus de son « Essai sur la littérature populaire », fondé sur des notes prises pendant son immersion parmi le petit peuple russe, on relève, dans les manuscrits de ses archives, ce genre de titres : « Quelle littérature pour les travailleurs allemands ? », « La Capitale du monde : impressions de Paris », « La Vie des travailleurs parisiens », « Les Pauvres des rues, les Chanteurs de rue », « Les Lits de Paris », « Les Anarchistes à Paris », « Les Pauvres de Paris », « Le Marché central de Paris pendant la nuit », etc. Cependant, ayant reçu une aide financière, An-sky suspendit ses activités littéraires pour se consacrer à l’ethnologie juive et monter une expédition, en compagnie de quelques complices, destinée à rassembler in extremis, avant le chaos de la Première Guerre, contes, objets, musiques, chansons et autres éléments de la vie des shtetls de l’Ukraine et de la Pologne. Trois campagnes ethnographiques furent lancées de 1912 à 1914.
- Il y a trois versions de cette pièce. 1º « Mej dvoukh mirov » (« Меж двух миров »), c’est-à-dire « Entre deux mondes » : l’original russe d’An-sky. 2º « Ha Dybbuk » (« הדיבוק ») : la version hébraïque de Chaïm Bialik. 3º « Tsvishn Tsvey Veltn, oder der Dibuk » : la version yiddish d’An-sky à partir de celle de Bialik.
- En russe Шлойме-Занвл Раппопорт. Autrefois transcrit Chloïme-Zaïnvl Rapoport, Schloimo Zaïnwill Rapoport, Schlomo Sanwel Rapoport, Shlome Zanvil Rappoport, Shloyme-Zanvlben Rappoport, Szlojme-Zajnwel Rapoport ou Solomon Seinwil Rapoport.
- En russe Ан-ский. Parfois transcrit An-skii, An-skij ou An-ski. Rappoport fabriqua son surnom à partir du prénom de sa mère (Anna) : Annensky. Comme un écrivain portant ce nom existait déjà, il abrégea le sien en An-sky.
- « Le trilinguisme permet d’exprimer “les potentialités universelles du judaïsme” aux non-Juifs ; car, on le sait, les Juifs n’ont jamais dans l’histoire parlé qu’une seule langue. Dans l’Antiquité, c’était l’hébreu, l’araméen et le grec ; en Espagne cohabitaient l’hébreu, l’arabe et le judéo-espagnol ; en Pologne et en Russie, le yiddish, l’hébreu et le russe », dit M. Henri Minczeles.
Akiko, « Cheveux emmêlés »
Il s’agit de Yosano Akiko 1, poétesse japonaise (XIXe-XXe siècle) dont les poèmes d’amour rappellent cette verve sensuelle et audacieuse qui avait caractérisé Izumi-shikibu. Dans sa « Biographie de la poétesse Izumi-shikibu », Akiko écrivit, au sujet de celle qu’elle considérait comme son modèle, des pages très remarquables, non seulement parce qu’elles comptaient parmi les plus belles qui eussent été jamais écrites sur le sujet, mais aussi parce qu’en ces pages, sans peut-être y songer, Akiko se décrivait elle-même : « Poétesse de l’amour venue du ciel », dit-elle dans cette biographie 2, « toute sa vie fut consacrée à l’amour et à la poésie. Écrivait-elle par amour ou aimait-elle pour la poésie ? Dans son esprit, ces deux choses n’en étaient qu’une ». « Cheveux emmêlés » (« Midaregami » 3), tel sera le titre du premier recueil d’Akiko par allusion au célèbre poème d’Izumi-shikibu. Dans ce recueil qu’on peut qualifier de révolutionnaire, elle se montre en jeune fille frémissante de passions fugitives, d’abandons charnels, de caprices d’un jour, et se confiant à voix haute. « Être femme ; en être fière ; à mots vrais, forts, crier au monde son droit à l’amour, à la joie ; chanter “sa chair et sa vie”… c’est les “cheveux emmêlés” que, tête haute, Yosano Akiko s’[avancera] dans la vie et dans la poésie » 4. Ce sont cette spontanéité et cette hardiesse qui lui vaudront le succès auprès d’un public à la fois surpris et admiratif.
- En japonais 与謝野晶子. Autrefois transcrit Yoçano Akiko.
- Dans Claire Dodane, « Yosano Akiko : poète de la passion », p. 71.
- En japonais « みだれ髪 ». Parfois traduit « Les Cheveux mêlés » ou « Cheveux en désordre ».
- Georges Bonneau, « Histoire de la littérature japonaise contemporaine ».
Bandyopâdhyây, « Le Champ de la poitrine fendue »
Il s’agit de la nouvelle « Ḍâini » 1 (« Le Champ de la poitrine fendue », ou littéralement « La Sorcière ») de Târâśankar Bandyopâdhyây 2, écrivain hindou, également connu sous le nom simplifié de Târâśankar Banerji 3. Le Bengale occidental où Bandyopâdhyây naquit en 1898, était une contrée sèche et pittoresque au cœur de laquelle la vie conservait son caractère rural. Bandyopâdhyây y passa une enfance liée à la terre, ou comme on disait autrefois, attachée à la glèbe. Combien de fois ses camarades de classe le virent debout sur un chemin de campagne ou près d’une maison de pisé, absorbé dans la contemplation du petit village de cultivateurs ! Les moindres choses faisaient sur lui les plus grandes impressions : les fleurs de bhanti, de kastouri, de nayantara rouges et blanches qui s’épanouissaient dans les endroits en friche, des deux côtés des sentiers ; la jungle de basilic sauvage qui embaumait l’air ; les femmes qui lavaient leur vaisselle de cuivre dans les mares ; les hommes qui allaient aux champs. Dans ces paysans simples, Bandyopâdhyây voyait beaucoup d’humanité. Il aimait leur langage, la sagesse que leur avait enseignée la pauvreté, leur bonté sans fard, leur âme vive. « Le champ et la maison, tels sont les deux espaces où résident tous les soins et tous les labeurs de la vie », dit-il 4. Après avoir pris une part active au mouvement pour l’indépendance, à une époque où la jeunesse indienne se réveillait du joug étranger, Bandyopâdhyây fut arrêté par les Anglais et resta un an derrière les barreaux. Une fois libéré, il décida de se consacrer à la littérature et de mettre son talent d’écrivain au service des petites gens. Dans sa vaste œuvre, qui compte une quarantaine de romans et une centaine de nouvelles, il montra le vrai visage de l’Inde — le visage rural — en le donnant à voir avec ses beautés et avec ses blessures. « Bandyopâdhyây est un humaniste dans la tradition des romanciers du début du XXe siècle », dit Mme France Bhattacharya 5, « et il fit sien, toute sa vie, le dit du poète Caṇḍî-dâs : “L’homme est la plus grande des vérités. Il n’y a rien au-delà” ».
- En bengali « ডাইনি ».
- En bengali তারাশঙ্কর বন্দ্যোপাধ্যায়. Parfois transcrit Tarasankker Bandyopadhyay, Tara Shanker Bandhopadhyaya, Tarasanker Bandyopadhyaya ou Tarashankar Bandopadhyay.
- Parfois transcrit Bannerji, Banerjee ou Bannerjee.
- Dans Jean Clément, « Les Relations familiales dans le Bengale rural », p. 23.
- « Préface à “Râdhâ au lotus et Autres Nouvelles” », p. 11.