Il s’agit de la version hébraïque des « Paraboles de Sendabar sur les ruses des femmes » (« Mishle Sendabar » 1), ou mieux « Paraboles de Sindebad », contes d’origine indienne, dont il existe des imitations dans la plupart des langues orientales, et qui, sous le titre de « L’Histoire des sept sages de Rome » (« Historia septem sapientum Romæ »), ont obtenu un très vif succès en Europe occidentale, où les trouvères français en ont fait « Le Roman des sept sages ». Le renseignement le plus ancien et le plus utile que nous ayons sur ces contes, nous est donné par l’historien Massoudi (Xe siècle apr. J.-C.). Dans un chapitre intitulé « Généralités sur l’histoire de l’Inde, ses doctrines, et l’origine de ses royaumes », cet historien attribue le « Livre des sept vizirs, du maître, du jeune homme et de la femme du roi » à un sage indien, contemporain du roi Harṣa Vardhana (VIIe siècle apr. J.-C.), et qu’il nomme Sindebad 2. Ainsi donc, c’est en Inde que l’imagination humaine, féconde et exubérante comme la vallée du Gange, a enfanté ces contes ; c’est de l’Inde qu’ils ont pris leur envol en se répandant aux extrémités du monde pour nous amuser et instruire. Et si nous faisons l’effort de remonter de siècle en siècle, de langue en langue — du français au latin, du latin à l’hébreu, de l’hébreu à l’arabe, de l’arabe au pehlvi, du pehlvi au sanscrit — nous arrivons à Sendabar ou Sendabad ou Sindebad ou Sindbad, qu’il ne faut pas confondre du reste avec le marin du même nom dans les « Mille et une Nuits ». Tous ces noms paraissent corrompus. En tout cas, en l’absence du texte original sanscrit, je m’en réfère à la version hébraïque. En voici l’intrigue : Une reine devient amoureuse de son beau-fils, qui rejette les vaines avances de cette femme. Elle en est irritée et l’accuse d’avoir voulu la séduire, un peu comme Phèdre a accusé Hippolyte, ou comme la femme de Putiphar a accusé Joseph. Le roi condamne son fils ; mais, durant une semaine, le jugement demeure suspendu. Chaque jour, l’un des sept sages voués à l’éducation du jeune prince fait au monarque un récit qui a pour but de lui inspirer quelque défiance à l’égard des femmes ; et la reine y répond, chaque jour, par un récit qui doit produire l’effet contraire. Enfin, le prince démontre son innocence, et la reine est condamnée ; mais le jeune homme demande et obtient la grâce de la coupable.
Très bons ouvrages
« Chansons jaillies de l’âme du peuple [vietnamien] »
Il s’agit d’une anthologie de la littérature populaire du Viêt-nam. Longtemps dédaignée par les lettrés, parce qu’elle ne menait pas aux carrières mandarinales, cette littérature avait toujours été cultivée par l’effort anonyme du peuple. Ainsi donc, à côté de la littérature officielle, qui chantait en vers savants les hommes et les choses de la Chine, il existait une littérature populaire, en grande partie orale, qui exprimait sous une forme tantôt naïve et simple, tantôt narquoise et volontiers humoristique, l’âme populaire du Viêt-nam. « Tandis que les lettrés s’enfermaient dans leur tour d’ivoire et se plaisaient à composer des vers chinois qui, ici, ressemblent bien aux vers latins, ou à commenter les vieux classiques, le peuple travaillait à former la langue et à produire cette riche littérature populaire composée de dictons, de proverbes, de sentences, de distiques, de phrases, locutions et expressions plus ou moins assonancées portant des allusions aux faits du passé ou aux coutumes locales, et surtout de chansons, de ces belles et douces chansons qui s’élèvent les nuits d’été du fond des paillotes ou de l’immensité des rizières et des étangs et semblent se répercuter dans l’espace jusqu’à la cime frissonnante des bambous. Elles sont, ces chansons, d’un charme infini, d’une suavité profonde. Quiconque a entendu une fois chanter par des repiqueuses de riz du delta tonkinois ou des sampanières de la rivière de Huê des chansons comme celle-ci :
Montagne, ô montagne, pourquoi êtes-vous si haute ?
Vous cachez le soleil et vous me cachez le visage de mon bien-aimé !
n’oubliera jamais cet accent d’indéfinissable mélancolie lamartinienne qui révèle le fonds de poésie de la race, en même temps qu’il montre l’excellence de la langue capable d’exprimer de tels sentiments », dit très bien Phạm Quỳnh
Galland, « Journal, [pendant] la période parisienne. Tome I (1708-1709) »
éd. Peeters, coll. Association pour la promotion de l’histoire et de l’archéologie orientales-Mémoires, Louvain
Il s’agit du « Journal » d’Antoine Galland, orientaliste et numismate français (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui modifièrent le plus l’imagination littéraire, sinon profondément, du moins dans la fantaisie, je veux dire les « Mille et une Nuits ». Toute sa vie, Galland vécut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le déçurent jamais. Savant de premier ordre, il s’attachait à étudier les langues orientales et les médailles antiques, propres à jeter quelque lumière — si infime fût-elle — sur les annales du passé. Voyageur, il cherchait les traits négligés par ses devanciers. Souvent heureux dans ses recherches, simple et laborieux, il était, cependant, d’une certaine humeur dans la lecture de ses contemporains, qu’il ne pouvait souffrir d’y voir imprimées des erreurs sans prendre la plume pour les corriger. « J’y trouvai », écrit-il au sujet d’un livre 1, « des explications si fort hors du bon sens, que je fus contraint de cesser la lecture pour la reprendre le matin, de crainte que je n’en puisse dormir. Mais je fus plus d’une heure et demie à m’endormir, nonobstant les efforts que je pus faire pour chasser de mon esprit ces extravagances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se faisait néanmoins assez connaître ». Ses écrits restèrent toujours, pour le nombre et l’importance, au-dessous de son érudition. Un jour, il eut une discussion très vive à l’Académie des inscriptions ; dans une de ses répliques, on remarque ce passage qui montre l’étendue de son activité inlassable et sa haute rigueur : « Pythagore ne demandait à ses disciples que sept ans de silence pour s’instruire des principes de la philosophie avant que d’en écrire ou d’en vouloir juger. Sans que personne l’eût exigé, j’ai gardé un silence plus rigide et plus long dans l’étude des médailles. Ce silence a été de trente années. Pendant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres habiles, de lire et d’examiner leurs ouvrages ; j’ai encore manié et déchiffré plusieurs milliers de médailles grecques et latines, tant en France qu’en Syrie et en Palestine, à Smyrne, à Constantinople, à Alexandrie et dans les îles de l’Archipel »
Bâyazîd, « Les Dits, “Shatahât” »
éd. Fayard, coll. L’Espace intérieur, Paris
Il s’agit des « Dits extatiques » (« Shatahât » 1) de Bâyazîd Bistâmî 2, l’un des premiers soufis de la Perse, et aussi l’un des plus célèbres (IXe siècle apr. J.-C.). Cet homme solitaire atteignit le plus haut degré du soufisme, c’est-à-dire l’union mystique avec Dieu, au point qu’il disait être devenu Dieu Lui-même : « Je me suis dépouillé de mon “moi” comme la vipère de sa peau. Puis je me suis regardé : j’étais Lui » 3. Et plus loin : « Louange à moi, louange à moi ! je suis [le] Seigneur Très-Haut » 4 (« Subhânî, subhânî ! mâ a’zam sha’nî » 5). Ces paroles audacieuses, qu’il faut prendre au sens allégorique, faillirent lui coûter la vie ; elles coûteront celle de Hallâj. Un maître soufi et un contemporain de Bâyazîd, Junayd Baghdâdî, les traduira en arabe, langue dans laquelle elles sont parvenues jusqu’à nous. La recherche du dépouillement se manifestait chez Bâyazîd par le renoncement au monde et par la sublimation des actes spirituels tels que la méditation. Chaque fois qu’il souhaitait méditer, Bâyazîd s’enfermait dans sa maison et en bouchait tous les orifices, pour qu’aucun bruit n’y pénétrât. Si, malgré tout, quelque curieux frappait à sa porte, il criait : « Qui cherches-tu ? — Bâyazîd Bistâmî. — Mon enfant, Bâyazîd Bistâmî cherche Bâyazîd Bistâmî depuis quarante ans » 6. Comme on ne le voyait jamais aux cérémonies ni aux réceptions, on le lui reprocha : « Jadis, les saints rendaient visite aux malades, assistaient aux funérailles et allaient présenter leurs condoléances ». À quoi il répondit : « Ils agissaient ainsi guidés par leur raison ; ils ne sont pas comme moi qui suis dépossédé de ma raison » 7. On lui demanda d’où lui venait l’état de bonheur, dans lequel il se trouvait : « J’ai rassemblé toutes les nécessités de la vie, je les ai fagotées avec la corde du contentement… et je les ai lancées dans l’océan du désespoir. Alors, je fus soulagé »
- En arabe « شطحات ». Parfois transcrit « Šaṭaḥāt » ou « Chatahât ».
- En persan بایزید بسطامی. Autrefois transcrit Baeizeed Bastamy, Bayazid Bustami, Bayézid Bisthâmî, Báyazyd Bistámy, Bayezid-Bestamy ou Bāyazīd Besṭāmī. En arabe Abû Yazîd Bistâmî (أبو يزيد البسطامي). Autrefois transcrit Abu Iezid al Basthami, Abu Yazid al Bastami, Abou-Yezid-al-Bostami ou Abû-Jezîd el-Besthâmî.
- p. 59.
- p. 44.
Jamîl, « Élégie »
dans « Journal des savants », 1829, p. 419-420
Il s’agit de Jamîl ibn Ma‘mar 1 (VIIe siècle apr. J.-C.), poète arabe qui devint célèbre par la tendresse de ses sentiments et la constance de son amour envers Buthayna 2 au point qu’on le surnomma Jamîl Buthayna 3 (« le Jamîl de Buthayna »). On raconte que la première fois que Jamîl s’attacha à Buthayna fut lorsqu’il alla un jour abreuver son bétail. Il s’endormit, laissant ses chameaux remonter la vallée au bord de laquelle était installé le clan de Buthayna. Celle-ci, en allant puiser de l’eau avec une voisine, passa près des chameaux et les chassa. Elle n’était encore qu’une fillette. Jamîl l’insulta ; elle lui répondit par des railleries qu’il trouva agréables. Alors, il composa le poème suivant : « Ô Buthayna, ce sont des insultes qui ont déclenché notre amour dans la vallée de Baghîd. Nous lui avons adressé des propos auxquels elle répondit par des paroles semblables. C’est vrai, ô Buthayna, que chaque parole appelle une réponse » 4. Il prit, par la suite, l’habitude de lui rendre visite en l’absence des hommes du clan et de bavarder avec elle, jusqu’au moment où l’on eut vent de l’affaire. Il demanda sa main, mais on la lui refusa. Lorsqu’on la maria, il continua à la rencontrer chez elle à l’insu de son mari. On s’en plaignit au gouverneur, et celui-ci ordonna qu’au cas où Jamîl rendrait visite à Butayna, il serait permis de verser son sang. Jamîl s’enfuit au Yémen ; mais chaque nuit, il gravissait les dunes du désert pour respirer le vent qui venait du pays de Buthayna : « Ne vois-tu pas combien je suis éperdu et que mon corps est défait ? Un souffle seulement de parfum de Buthayna… il faut si peu à mon âme et même moins que si peu » 5. On dit que Jamîl mourut en Égypte peu de temps après. Lorsque la nouvelle de sa mort fut parvenue à la Mecque, et que Buthayna, après avoir interrogé le porteur de cette fatale nouvelle, ne put plus douter de la perte de son amant, elle exprima sa douleur par les vers suivants, les seuls qui se soient conservés de sa poésie : « Certes, l’heure où j’oublierai le souvenir de Jamîl, est une heure que le cours du temps n’a point encore amenée ; et puisse-t-elle ne jamais arriver ! Ô Jamîl, ô fils de Ma‘mar, quand la mort t’aura frappé, que m’importe d’éprouver les tourments de la vie ou de goûter ses douceurs ! »
- En arabe جميل بن معمر. Parfois transcrit Gemil, Djémil, Ǧamīl ou Djamīl.
- En arabe بثينة. Parfois transcrit Boçaïna, Bothéina, Botheïnah, Botaïna, Botaïnah, Buṯayna, Butaynah, Bothayna ou Bouthayna. On rencontre aussi la graphie Bathna (بثنة) dont Buthayna est le diminutif.
- En arabe جميل بثينة.
- Dans Abû al-Faraj, « La Femme arabe dans “Le Livre des chants” », p. 76.
- Dans Jean-Claude Vadet, « L’Esprit courtois en Orient », p. 365.
Lâtifî, « Éloge d’Istanbul »
Il s’agit de l’« Éloge d’Istanbul » (« Evsâf-ı İstanbul » 1) de Lâtifî 2. Au XVIe siècle apr. J.-C., la capitale de l’Empire ottoman formait un espace tellement vaste, que chacun de ses côtés composait un climat, et chacun de ses quartiers équivalait à une grande province. Sa majesté et sa puissance infinies méritaient et confirmaient le verset du Coran : « une ville telle que jamais on n’en créa de semblable, dans aucun pays » 3. Les retentissantes expéditions de Soliman, qui ébranlèrent l’Europe et l’Asie, n’arrêtèrent pas les pacifiques travaux des arts à Istanbul. On érigeait des monuments superbes, parmi lesquels la mosquée de Soliman, chef-d’œuvre de grandeur dont l’élégante coupole était ornée, de la main du calligraphe Ahmed Karahisari, de cet autre verset du Coran : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre ! Sa lumière est comparable à une niche où se trouve une lampe » 4 ; on bâtissait des ponts, des bazars ; et deux cents poètes chantaient et trouvaient des auditeurs, au milieu du fracas continuel que la guerre apportait des deux rives du Bosphore. Comme tout jeune provincial, Lâtifî rêvait de voir et de fréquenter cette ville dont la renommée s’élevait jusqu’au firmament. Quand le désir de s’y promener et de s’y distraire remplit tout son cœur et toutes ses pensées, cet homme de lettres quitta son Kastamonu natal et lointain, et se rendit à Istanbul. « Je découvris », dit-il 5, « un tel ensemble de merveilles et une telle source de curiosités que jamais les yeux du monde n’en ont vu de pareilles. Aucun chantre disert en versets et aucun prosateur parfait du verbe, parmi les compilateurs débordant d’éloquence et les… orfèvres du vers, n’a été capable de griffonner ou de gribouiller un traité de belle composition ou un article de bonne renommée, apte à offrir un miroir d’écriture, une description et une appréciation à ceux qui… ne l’ont pas vue. » Ce fut pour cette raison et par un désir de gloire que Lâtifî entreprit, malgré les « faibles et insuffisants moyens » 6 que l’indifférence des citadins laissait à sa disposition, de faire l’éloge de cette ville enchanteresse, remplie de multitude, de ce lieu digne d’émerveillement où pauvres et riches, nobles et vilains se côtoyaient dans un pittoresque brouhaha.
« Les Paroles remarquables, les Bons Mots et les Maximes des Orientaux »
Il s’agit d’un recueil de proverbes arabes, persans et turcs. Nul genre d’enseignement n’est plus ancien que celui des proverbes. Son origine remonte aux âges les plus reculés du globe. Dès que les hommes, mus par un instinct irrésistible ou poussés par la volonté divine, se furent réunis en société ; dès qu’ils eurent constitué un langage suffisant à l’expression de leurs besoins, les proverbes prirent naissance en tant que résumé naturel des idées communes de l’humanité. « S’ils avaient pu se conserver, s’ils étaient parvenus jusqu’à nous sous leur forme primitive », dit Pierre-Marie Quitard 1, « ils seraient le plus curieux monument du progrès des premières sociétés ; ils jetteraient un jour merveilleux sur l’histoire de la civilisation, dont ils marqueraient le point de départ avec une irrécusable fidélité. » La Bible, qui contient plusieurs livres de proverbes, dit : « Celui qui applique son âme à réfléchir sur la Loi du Très-Haut… recherche le sens secret des proverbes et revient sans cesse sur les énigmes des maximes » 2. Les sages de la Grèce eurent la même pensée que la Bible. Confucius imita les proverbes et fut à son tour imité par ses disciples. De même que l’âge de l’arbre peut se juger par le tronc ; de même, les proverbes nous apprennent le génie ou l’esprit propre à chaque nation, et les détails de sa vie privée. On en tenait certains en telle estime, qu’on les disait d’origine céleste : « C’est du ciel », dit Juvénal 3, « que nous est venue la maxime : “Connais-toi toi-même”. Il la faudrait graver dans son cœur et la méditer toujours. » C’est pourquoi, d’ailleurs, on les gravait sur le devant des portes des temples, sur les colonnes et les marbres. Ces inscriptions, très nombreuses du temps de Platon, faisaient dire à ce philosophe qu’on pouvait faire un excellent cours de morale en voyageant à pied, si l’on voulait les lire ; les proverbes étant « le fruit de l’expérience de tous les peuples et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formules »
- « Études historiques, littéraires et morales sur les proverbes français et le langage proverbial », p. 2.
- « Livre de l’Ecclésiastique », XXXIX, 1-3.
Ibn al Fâridh, « Extraits du Divan »
dans « Anthologie arabe, ou Choix de poésies arabes inédites », XIXe siècle
Il s’agit d’une traduction partielle du Divan (Recueil de poésies) de ‘Omar ibn al Fâridh 1, poète et mystique arabe, que ses admirateurs surnomment le « sultan des deux amours » ou le « sultan des amoureux » en référence à l’amour divin et à l’amour humain. Le soufisme, auquel on applique, par abus, le nom de mysticisme arabe, a eu peu de racines dans la péninsule arabique et en Afrique. Son apparition a été même décrite comme une réaction du génie asiatique contre le génie arabe. Il arrive que ce mysticisme s’exprime en arabe : voilà tout. Il est persan de tendance et d’esprit. Parmi les rares exceptions à cette règle, il faut compter le poète Ibn al Fâridh, né au Caire l’an 1181 et mort dans la même ville l’an 1235 apr. J.-C. Dans une préface placée à la tête de ses poésies, ‘Ali, petit-fils de ce poète, rapporte sur lui des choses étonnantes, auxquelles on est peu disposé à croire. Il dit qu’Ibn al Fâridh tombait quelquefois en de si violentes convulsions, que la sueur sortait abondamment de tout son corps en coulant jusqu’à ses pieds, et qu’ensuite, frappé de stupeur, le regard fixe, il n’entendait ni ne voyait ceux qui lui parlaient : l’usage de ses sens était complètement suspendu. Il gisait renversé sur le dos, enveloppé comme un mort dans son drap. Il restait plusieurs jours dans cette position, et pendant ce temps, il ne prenait aucune nourriture, ne proférait aucune parole et ne faisait aucun mouvement. Lorsque, sorti de cet étrange état, il pouvait de nouveau converser avec ses amis, il leur expliquait que, tandis qu’ils le voyaient hors de lui-même et comme privé de la raison, il s’entretenait avec Dieu et en recevait les plus grandes inspirations poétiques.
Musée le Grammairien, « Les Amours de Léandre et de Héro : poème »
Il s’agit des « Amours de Léandre et de Héro » (« Ta kath’ Hêrô kai Leandron » 1), poème de trois cent quarante vers, petit chef-d’œuvre hellénistique qui se ressent de l’époque de décadence (Ve siècle apr. J.-C.), et que Hermann Köchly définit comme « la dernière rose du jardin déclinant des lettres grecques » (« ultimam emorientis Græcarum litterarum horti rosam »). En effet, si quelquefois un ton simple, naïf et touchant élève ce poème jusqu’à ceux des anciens Grecs, ces peintres si vrais de la nature, quelquefois aussi des traces évidentes trahissent une origine tardive, tant dans la teinte trop sentimentale que dans les ornements trop recherchés, par lesquels l’auteur a peint les amours et la mort brutale de ses deux héros. Imaginerait-on qu’un poète du temps d’Homère eût pu écrire comme Musée : « Que de grâces brillent sur sa personne ! Les Anciens ont compté trois Grâces : quelle erreur ! L’œil riant de Héro pétille de cent grâces » 2. Mais à travers ces aimables défauts circule une vague et ardente sensibilité, une mélancolie vaporeuse qui annonce par avance le romantisme des années 1800. Si Byron a traversé l’Hellespont à la nage, c’est parce que Léandre l’avait fait pour les beaux yeux de celle qu’il aimait. Le lecteur ne sait peut-être pas la légende à l’origine des « Amours de Léandre et de Héro ». La voici : Héro était une prêtresse à Sestos, et Léandre un jeune homme d’Abydos, deux villes situées en face l’une de l’autre sur les bords de l’Hellespont, là où le canal est le moins large. Pour aller voir Héro, Léandre traversait tous les soirs l’Hellespont à la nage ; un flambeau allumé par son amante sur une tour élevée lui servait de phare. Hélas ! Léandre se noya un soir d’orage. Héro, découvrant le lendemain matin son corps rejeté sur la grève, se précipita du haut de la tour où elle guettait son amant et se tua auprès lui. Tel est, en sa primitive simplicité, le fait divers sur lequel un dénommé Musée le Grammairien 3 a fait son poème. Ce fait divers est fort ancien. Virgile et Ovide le connaissaient ; Strabon, qui écrivait sur la géographie à la même époque où Virgile et Ovide se distinguaient par leurs vers — Strabon, dis-je, dans sa description d’Abydos et de Sestos, fait mention expresse de la tour de Héro ; enfin, Martial y puise le sujet de deux de ses épigrammes, dont l’une 4 a été magistralement traduite par Voltaire :
« Léandre conduit par l’Amour
En nageant disait aux orages :
“Laissez-moi gagner les rivages,
Ne me noyez qu’à mon retour” »
- En grec « Τὰ καθ’ Ἡρὼ καὶ Λέανδρον ».
- p. 11.
Sappho, « La Poésie »
éd. de l’Aire, coll. Le Chant du monde, Vevey
Il s’agit de « La Poésie » (« Melê » 1) de Sappho de Lesbos 2 (VIIe siècle av. J.-C.), la poétesse la plus renommée de toute la Grèce par ses vers et par ses amours, et l’une des seules femmes de l’Antiquité dont la voix ait traversé les siècles. Strabon la considère comme « un merveilleux prodige » et précise : « Je ne sache pas que, dans tout le cours des temps dont l’histoire a gardé le souvenir, aucune femme ait pu, même de loin, sous le rapport du génie lyrique, rivaliser avec elle » 3. J’ajouterais aussi les mots que l’auteur du « Voyage du jeune Anacharsis en Grèce » met dans la bouche d’un citoyen de Mytilène et qui contiennent un résumé éloquent des hommages rendus par les Grecs au talent de Sappho : « Elle a peint tout ce que la nature offre de plus riant. Elle l’a peint avec les couleurs les mieux assorties, et ces couleurs elle sait au besoin tellement les nuancer, qu’il en résulte toujours un heureux mélange d’ombres et de lumières… Mais avec quelle force de génie nous entraîne-t-elle lorsqu’elle décrit les charmes, les transports et l’ivresse de l’amour ! Quels tableaux ! Quelle chaleur ! Dominée, comme la Pythie, par le dieu qui l’agite, elle jette sur le papier des expressions enflammées ; ses sentiments y tombent comme une grêle de traits, comme une pluie de feu qui va tout consumer ». Toutes ces qualités la firent surnommer la dixième des muses : « Les muses, dit-on, sont au nombre de neuf. Quelle erreur ! Voici encore Sappho de Lesbos qui fait dix » 4. On raconte que Sappho épousa, fort jeune, le plus riche habitant d’une île voisine, mais qu’elle en devint veuve aussitôt. Le culte de la poésie fut dès ce moment sa plus chère occupation. Elle réunit autour d’elle plusieurs filles, dont elle fit ses élèves ou ses amantes ; car il faut savoir que son ardeur amoureuse, dont Ovide prétend qu’elle était « non moindre que le feu de l’Etna » (« Ætnæo non minor igne »), s’étendait sur les personnes de son sexe. Il ne nous reste, du grand nombre de ses odes, épigrammes, élégies et épithalames, que quelques petits fragments qui se trouvent disséminés dans les anciens scholiastes, et surtout une ode entière que Sappho fit à la louange d’une de ses maîtresses.
- En grec « Μέλη ».
- En grec Σαπφὼ ἡ Λεσϐία. « Mais son nom authentique était Ψάπφω (Psapphô), au témoignage de la poétesse elle-même et de monnaies mytiléniennes. Des monnaies d’Érésos ont la forme simplifiée Σαπφώ (Sapphô) qui est devenue en grec la forme la plus commune et a abouti finalement à Σαφώ (Saphô) », dit Aimé Puech.
- En grec « ἡ Σαπφώ, θαυμαστόν τι χρῆμα· οὐ γὰρ ἴσμεν ἐν τῷ τοσούτῳ χρόνῳ τῷ μνημονευομένῳ φανεῖσάν τινα γυναῖκα ἐνάμιλλον οὐδὲ κατὰ μικρὸν ἐκείνῃ ποιήσεως χάριν ».
- Platon dans « Anthologie grecque, d’après le manuscrit palatin ».
Roland Holst, « Par-delà les chemins : poèmes »
éd. Seghers, coll. Autour du monde, Paris
Il s’agit d’Adriaan Roland Holst 1 (XIXe-XXe siècle), surnommé par ses contemporains « le prince des poètes néerlandais ». Dans ses quarante-deux recueils — « Poésies » (« Verzen »), « La Confession du silence » (« De Belijdenis van de stilte »), « Par-delà les chemins » (« Voorbij de wegen »), « La Cime sauvage » (« De Wilde Kim »), « Un Hiver au bord de la mer » (« Een Winter aan zee »), « En route » (« Onderweg »), « Sous les nuages froids » (« Onder koude wolken »), etc. — Roland Holst se sent appelé à parler sans cesse d’un paradis perdu, pour en indiquer le chemin à ceux qui perpétuellement exilés, « désarmés et vides comme la mer meurtrie, sauvages comme l’écume qui va vers l’horizon » 2, gardent la nostalgie d’un bonheur originel. Solitaire par fatalité plus que par sentiment, il est le poète de la mer, de l’errance et du froid, le poète des horizons redoutables devant lesquels la pensée s’arrête et s’étonne. « Qu’elle soit obscure et ramassée comme les forces primitives de la nature, ou limpide et frémissante comme la ligne lumineuse des eaux et des terres, sa poésie, toute visuelle, reste bien dans la tradition lyrique », disent les critiques 3. « À travers elle, s’inscrit la quête d’une île “au-delà des vents, au-delà des vagues” et qui serait celle de la béatitude. De là, les grands élans commandés par le désir de communion avec les éléments, et le sentiment nostalgique à l’égard d’une grandeur perdue que le poète croit égarée pour l’homme. » Ses poèmes, d’une imagination un peu trop symbolique, ont l’inconvénient de ne pas être assez accessibles au public, sauf peut-être « Le Laboureur » (« De Ploeger »), un de ses rares poèmes devenus populaires :
« S’il ne m’est pas donné de voir les épis mûrs
Ni à mes mains de les lier par pleines gerbes,
Du moins faites-moi croire aux moissons que je laisse.
Bao Zhao, « Sur les berges du fleuve »
Il s’agit de Bao Zhao 1, poète chinois (Ve siècle apr. J.-C.). Il était un véritable maître du « yuefu » 2 (« poème chanté »), auquel il redonna une vigueur nouvelle en y réintroduisant le ton de la langue populaire. Ses dix-neuf « yuefu » sur le thème de « La route est difficile » 3 (« Xing lu nan » 4) passent pour des modèles achevés de ce genre poétique ; ils ne traitent pas seulement de la difficulté des voyages solitaires, mais aussi des peines de la vie, en particulier de la mélancolie de l’âme. Plus tard, sous les Tang 5, Li Po s’en inspira et Tu Fu les admira. Des autres œuvres de Bao Zhao, je retiens surtout sa longue rhapsodie intitulée « Chant de la ville dévastée » 6 (« Wu cheng fu » 7). C’est une remarquable méditation sur la vanité des grandeurs humaines, dont voici les premiers vers : « Autrefois, au temps de grandeur, les essieux des chars se touchaient, les hommes étaient serrés épaule contre épaule le long de ces routes. La plaine était couverte de villages et de fermes, les cris et les chants emplissaient la voûte céleste. On exploitait les terrains de sel, on creusait les montagnes pour en extraire du cuivre. Les hommes étaient forts et pleins de talents… Aussi se sont-ils permis d’enfreindre les lois, de négliger les préceptes royaux ; ils ont dressé de hautes forteresses, creusé de profonds réservoirs d’eau, ils ont projeté de rendre leur destin brillant et de devenir les premiers de leur temps. Voici pourquoi ils ont élevé des bâtiments et des murailles si grands, pourquoi ils ont multiplié [les] pavillons et [les] tours d’observation ; leurs édifices s’élevaient comme les bords escarpés d’un torrent »
- En chinois 鮑照. Autrefois transcrit Pao Tchao ou Pao Chao.
- En chinois 樂府. Autrefois transcrit « yo-fou » ou « yüeh-fu ».
- Parfois traduit « Les Peines du voyage », « Difficultés de la route » ou « Ah ! que dure est la route ! ».
- En chinois « 行路難 » Autrefois transcrit « Hsing lu nan ».
Chateaubriand, « Les Martyrs, ou le Triomphe de la religion chrétienne. Tome III »
Il s’agit des « Martyrs » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »